L’homme, entre nature et personne
Article rédigé par Jean d'Alançon, le 23 février 2021 L’homme, entre nature et personne

Source [Jean d'Alançon] Du jugement d’existence, acte fondateur de la vie de l’intelligence, découle le respect d’un ordre, un ordre de sagesse entre ce qui relève de la vie et ce qui relève de l’être, la science des causes qu’Aristote désigne au début de sa Métaphysique : « une science plus élevée est aussi plus philosophique qu’une science subordonnée ». En l’homme, de la vie à l’être, qu’est-ce que la nature ? qu’est-ce que la personne ?

Par sa nature, l’homme appartient à l’univers physique et au genre humain, du latin genus, generis, origine, espèce, d’où la spécificité de sa forme naturelle. Toute réalité existante quelle qu’elle soit possède une nature propre qui lui est donnée, qu’elle ne choisit pas et qui marque sa condition originelle. La plante n’est pas l’animal. La fleur n’est pas la feuille. La graine de moutarde n’est pas le grain de blé. La femme n’est pas l’homme, même s’ils appartiennent tous deux au genre humain. La nature conçoit la diversité jointe à la complémentarité toutes deux finalisées en vue de l’harmonie du monde physique. La nature participe d’une harmonie avec ses lois, ses propriétés, son immense diversité. Tout cela est intrinsèquement reçu, inscrit dans les gènes, du grec genos, naissance, race.

Le mot ‘personne’ vient du grec prosôpon qui signifiait à l'origine ‘le masque’ dans le théâtre grec, que l’on mettait, et que l’on met encore au bal masqué pour dissimuler le visage. Puis Prosôpon désigne ‘la personne’ avec Épictète (50-125), l’esclave affranchi, philosophe grec de l'école stoïcienne qui s’exclame : « Ne dis pas : 'je fais de la philosophie', dis : 'je m'affranchis' ». Pour Épictète, le choix d’un ami signifie que l'on est une personne. Ensuite Boèce (470-525), philosophe latin, dit que la personne est : « persona proprie dicitur naturae rationalis individua substantia », « substance individualisée de nature raisonnable ». Après avoir commenté les Catégories d'Aristote, Boèce la désigne en tant que réalité individuelle. La personne est substantielle, donc de nature qualitative et au-delà de toute description.

Thomas d’Aquin définit la personne dans la Somme théologique : « Le particulier et l’individu se rencontrent sous un mode encore plus spécial et parfait dans les substances raisonnables, qui ont la maîtrise de leurs actes : elles ne sont pas simplement ‘agies’, comme les autres, elles agissent par elles-mêmes. Or les actions existent dans les singuliers. Aussi, parmi les autres substances, les individus de nature raisonnable ont-ils un nom spécial, celui de ‘personne’. Et voilà pourquoi, dans la définition ci-dessus, on dit : ‘La substance individuelle’, puisque ‘personne’ signifie le singulier du genre substance ; et l’on ajoute ‘de nature raisonnable’, en tant qu’elle signifie le singulier dans les substances raisonnables. » (I-I, Q 29, a 1)

Le mot ‘personne’ prend sa racine dans la ‘substance individuée’, premier des deux principes de la métaphysique, incarnée en un individu, selon Boèce, donc provenant de la finalité dans l’acte, l’être en acte, second principe. Cela montre que la personne implique la maîtrise d’elle-même par sa ‘nature raisonnable’, d’où la responsabilité de l’homme en posant des actes, pour être effectivement une personne. Et cela signifie que l’homme doit agir en vue de sa finalité humaine - de ses finalités puisqu’elles sont multiples selon la diversité de ses activités - pour être qualifié en tant que personne. Toutefois, la finalité comprenant la puissance d’agir et l’acte lui-même, l’homme demeure par nature en capacité de devenir une personne. Sinon, il n’est qu’un individu. C’est l’aspect qualitatif au niveau de l’être face à l’aspect quantitatif, qui mesure la matière et ce qui appartient à l’ordre du devenir.

Ainsi, la personne manifeste l’être inhérent dans une forme, qui caractérise sa réalité propre, et cela en particulier dans le genre humain. Il est donc nécessaire de faire la distinction entre la nature de l’homme, en tant que réalité appartenant à l’univers physique, réalité la plus parfaite, car spirituelle, et la personne de l’homme que le philosophe découvre comme la manière dont l’être est individué. La nature est découverte comme un principe dans l’ordre de la vie, tandis que la personne l’est par une induction métaphysique, à partir des deux principes, la substance et l’être en acte. La distinction de ces deux voies, ayant chacune son ordre propre, est capitale à saisir pour connaître l’homme d’une part dans sa nature et d’autre part dans sa personne. D’ailleurs, nous disons en admirant un nouveau-né : ‘quel beau bébé !’, et non pas : ‘quelle belle personne !’. Ce qui distingue les deux, c’est la nature humaine pour l’enfant et la capacité en vue de l’acte pour la personne, d’où la question de la finalité. La nature est reçue, tandis que la qualité ordonnée à la finalité s’acquiert par l’habitus, un acquis qualitatif perfectionnant l’être, « comme une seconde nature », dit Aristote.

Ainsi l’apport de l’être à la vie transcende le devenir dans sept dimensions fondamentales caractérisant de la personne humaine, selon un ordre successif d’acquisition : l’autonomie dans l’ordre existentiel, la recherche de la vérité pour l’intelligence, la capacité d’aimer pour la volonté, l’homme artiste capable de transformer l’univers, la prudence en tant que première vertu dans l’ordre du devenir, le corps ordonné à l’âme, et la découverte de l’Être premier, Dieu Créateur.

 

Quels sont les enjeux éthiques et politiques pour l’homme entre sa nature et sa personne ? La nature humaine est constituée du corps, directement lié à l’univers physique, et de l’âme, source cachée et immanente des opérations vitales, distincte du corps, tout en étant dans le corps. L’âme n’est donc pas saisie directement, mais par le corps, car l’homme est un être incarné. Cela met en évidence l’antériorité radicale de la nature par le corps sur la personne, corps et esprit. Attention à la confusion : l’âme n’est pas l’esprit, tous deux découverts en philosophie du vivant. L’âme est un principe, un premier dans l’ordre de la vie, tandis que l’esprit spécifie la vie humaine chez les êtres vivants, par la vie spirituelle après la vie végétative et la vie sensible. Les activités de l’esprit dépassent les activités liées au corps. L’esprit se situe au-delà de la matière, du devenir par l’activité de l’intelligence ordonnée à la vérité et de la volonté ordonnée à l’ami, à la personne de l’ami.

L’antériorité génétique de la nature sur la personne fait comprendre la place essentielle de l’éducation de l’enfant, en vue de devenir progressivement une personne. Son éducation foncière repose sur sa nature, tandis que l’âge adulte est atteint par la maturité de la personne selon les sept dimensions. L’éducation se situe donc entre nature et personne, impliquant le corps, l’âme et l’être par la finalité. L’antériorité de la nature sur la personne est d’ailleurs mise en évidence par l’antériorité de la matière, donc de la nature sur la forme dans l’activité artistique.

Mais aujourd’hui la domination de la forme s’impose de toute évidence avec le pouvoir des mathématiques sur l’esprit. L’art mathématique manifeste la prééminence de l’immanence de la forme sur la transcendance de la réalité. Le jugement d’existence est absent des mathématiques, car elles n’appartiennent pas à l’ordre du réel, mais du possible n’existant que dans l’imagination. L’être de raison se substitue à l’être réel. Une intelligence conduite par l’imaginaire est détournée de sa finalité, par son propre devenir en mouvement immanent.

En cas de disparition de la finalité, le genre devient alors un absolu, un fondement sans finalité, la quantité déterminant la qualité. À l’exaltation de la pensée, succède le règne de la pensée absolue, avec Descartes, Kant et surtout Hegel. Que devient la distinction homme et femme ? Elle disparaît, car les mathématiques ne sont ni masculines, ni féminines et ne dépendent que de l’être de raison. Mais en réalité et en général, la femme est plus intuitive par son sens de l’intériorité, l’homme est plus rationnel par son sens de l’extériorité.

Mais ce qu’il importe de comprendre et de respecter, c’est que la philosophie de l’être fait découvrir la personne en tant que dépassement, puis accomplissement plénier de la nature. Par contre, les mathématiques demeurent le lieu de rencontre de l’esprit humain, homme ou femme sans distinction, puisqu’elles ne sont pas d’ordre naturel, mais artistique et conceptuel. D’où la prééminence du lien de la relation à la quantité qui unifie, face à la substance par la qualité qui différencie.

Les mathématiques, omniprésentes dans l’esprit moderne, fondent la pensée idéaliste, face au jugement d’existence pour la philosophie réaliste, d’une certaine manière à l’opposé l’une de l’autre. C’est l’ordre existant entre l’immanence et la transcendance qui les différencie au point de départ, d’où découle le sens de l’altérité. Dans le travail, la matière est autre. L’ami est autre. L’univers physique est autre. Le vivant est autre. Dieu est autre, l’Autre. Sans cette altérité existentielle, la pensée aboutit à une confusion entre l’être et la vie, l’être dans la vie et absorbé par la vie du raisonnement dans son mouvement immanent. Cette confusion donne naissance à l’ontologisme, confusion puis absorption de l’être absorbé par la vie, l’être réel soumis à l’être de raison. C’est de la vie sensible que provient l’imagination. Et comme la plupart des gens vivent au niveau des sensations, ils demeurent dans l’imaginaire. Les moyens de communications virtuels, télévision et cinéma surtout, sont des couveuses de l’imaginaire humain. Aussi l’homme ne cherche-t-il plus la vérité, tout en demeurant sincère, car la vérité n’est pas dans l’imagination, dans l’idée, mais dans l’être, dans la réalité elle-même.

Mon âme est à ma vie, ce que ma substance est à mon être, en tant que principe d’autonomie. Un être finalisé sait où il va, tandis qu’un être non finalisé erre, avant d’être manipulé par l’opinion. La personne, corps et esprit, en tant qu’être individué, est unie substantiellement au corps, partie de la nature humaine. Mais le corps est soumis au temps, contrairement à l’âme. Il peut tomber malade. Il vieillit, puis il meurt, tandis que l’âme ne vieillit pas, ne meurt pas. L’âme fatigue sous les effets, le poids du corps, jusqu’à se séparer de lui au terme de la vie terrestre. Mais l’âme ne vieillissant pas, l’esprit humain peut dépasser la vieillesse et garder sa jeunesse, voire même rajeunir avec l’âge. On peut être âgé et rester jeune, voire rajeunir par l’esprit de vérité, socle de la joie de vivre au-delà des épreuves.

L’homme, corps et âme, reçoit son corps de la nature, de l’union d’un homme et d’une femme, comme pour la vie animale en général. Mais qu’en est-il de l’âme humaine qui n’est pas seulement animale ? D’où vient-elle ? L’âme, principe de vie, est créée directement par Dieu, parce que, comme le noûs, la part séparée de l’intelligence, l’âme spirituelle échappe à la matière. Dieu ne crée pas la vie. Dieu ne crée pas directement le chat ou le chien. Dieu ne crée pas directement l’homme ou la femme, mais Dieu crée l’âme spirituelle. Dieu ne crée pas la vie, mais l’être vivant. L’homme a un pouvoir sur la vie, sur le devenir, mais il ne crée pas la vie. Il la transforme. Il a un pouvoir sur l’être, non pas directement, mais sur l’être par le devenir, dont le fondement est la matière.

L’animal a-t-il une âme ? Au sens strict du mot, on doit dire que l’animal a une nature, parce que la nature est principe du devenir, et l’animal n’existe que dans le devenir. C’est pourquoi l’animal peut être un aliment pour l’homme. Dans cette distinction fondamentale entre l’âme et la nature, il est nécessaire de comprendre que l’âme est principe de vie, que la substance est principe d’être pour l’homme, tandis que la nature est principe du mouvement pour les êtres vivants, et pour l’univers physique.

Créée directement par Dieu, à quel moment l’âme est-elle créée, dès la conception ou plus tard ? Le philosophe ne peut rien affirmer, mais il sait que l’embryon est un être humain en devenir, en vue d’être un homme, une personne humaine. La création de l’âme pourrait avoir lieu, quand l’embryon aurait de fait acquis une réalité de vie dans le sein de la mère, don de Dieu créateur de l’être vivant. Aussi l’embryon doit-il être respecté dès la conception, à quelque moment que ce soit de sa conception, car il existe en vue de devenir un être vivant de vie humaine. C’est par la finalité que l’on peut répondre à cette question sur le respect de la vie, de l’embryon dès sa conception. Mais la question de la finalité étant devenue métaphorique (XIVe s.), la pensée a perdu le sens de la dignité humaine, de la conception à la mort naturelle. S’émanciper de cette complémentarité naturelle voulue par le Créateur, entraîne ensuite de graves conséquences dont on constate les effets pervers au niveau scientifique et idéologique, en particulier dans le domaine de la bioéthique.

Quand l’homme renie ce réalisme premier naturel, quand la pensée menée par certaines idéologies, dites de progrès, dénient cette réalité foncière, il rejette l’antériorité de la nature humaine sur la personne humaine, d’où sa déqualification. Et modifier substantiellement la nature, c’est aussi tuer la personne. L’esprit se soumettant aux lois du possible, par l’esprit mathématique, remplace la complémentarité naturelle entre l’homme et la femme par la similitude. Celle-ci entraîne la disparition de la complémentarité, justifie l’homosexualité qu’elle dissocie de la loi naturelle. Affirmer que l’homosexualité est contraire à la nature n’est pas sans respecter, ni aimer la personne. C’est ainsi que se développe un individualisme puissant avec ses dérives sectaires et totalitaires dans les comportements individuels ou collectifs des sociétés occidentales agnostiques ou athées. Ces idéologies posent l’individu, donc ‘l’un’ comme principe antérieur à ‘l’être’. L’unité de nature entre l’homme et la femme tombe ainsi dans l’uniformité. Ils ne sont plus deux et complémentaires pour la génération, mais un par la neutralité et la similitude déformant la nature, et donnant son sens à l’idéologie du genre. La recherche sur la procréation nie l’âme, en demeurant dans la disposition et en attribuant à la science une finalité qu’elle n’a pas. Et nier l’âme, c’est nier Dieu, son Créateur.

En modifiant la procréation, la science modifie intrinsèquement la famille, fondement naturel de la société. En la transformant, l’homme transforme sa propre nature, d’après la philosophie de Marx à la suite de Hegel et de Descartes. Le philosophe doit affirmer que l’homme politique est responsable de la protection de la famille naturelle, donc respectueux de la nature, puis de la personne. Ne plus respecter la procréation dans sa finalité naturelle, c’est détruire la famille. Mais c’est avant tout rejeter la complémentarité naturelle de l’homme et de la femme. L’éducation doit mettre en évidence, en les distinguant, la nature et la personne. En effet, la constitution physique de la femme est ordonnée à la procréation, ce que n’est pas celle de l’homme. Aussi la première éducation de l’enfant est tournée vers la mère, par sa nature liée à la vie végétative et au premier niveau de la vie sensible. Toutefois il faut veiller à ce que ce lien foncier mère-enfant ne dégénère pas en une dépendance pouvant entraîner en situation-limite le complexe d’œdipe.

De la complémentarité corporelle provient les psychologies masculine et féminine, la femme étant plus intuitive, l’homme plus logique, plus rationnel. La mixité risque alors de niveler les éducations dont la finalité est la construction de l’enfant, dans le respect de la nature et son dépassement dans la personne. Chacun doit aimer et perfectionner la nature qu’il a reçue, sans la demander. L’éducation repose ainsi sur le réalisme premier de la nature.

Que dire de la mort aux plans de la nature et de la personne ? La mort est inscrite dans la nature humaine. Ce n’est pas la personne qui meurt, c’est sa nature. Dans la perspective mathématique, fondée sur la relation, la question de la mort s’en trouve relativisée. Elle n’est alors plus considérée entre la nature et la personne, mais dans le relativisme ambiant entre l’individu et son esprit, niant l’âme et Dieu.

Dans un ordre de sagesse, quelle complémentarité peut-on découvrir ? La contemplation est-elle plus parfaite chez la femme ou chez l’homme ? De fait, il existe une complémentarité. L’amour tient une plus grande place dans la contemplation de la femme que celle de l’homme, davantage tourné vers l’intelligence. D’où l’entraide mutuelle, la contemplation reçue de l’intelligence et mise au service de l’amour. La femme acquiert une disposition à la contemplation par son sens finalisé de l’amour, l’homme par son sens logique de l’ordre. L’esprit mathématique ne dispose pas, puisqu’il est tourné vers les causes secondes par la relation, et non vers la cause première par la substance, puis vers la personne. C’est ainsi que l’amitié favorise l’accès à la vie contemplative, dans la complémentarité de la femme et de l’homme, mais aussi dans leur recherche commune de la vérité, comme pour les amis. C’est pour cela que l’on peut dire que l’amitié et la contemplation de Dieu, sont les deux sommets de la philosophie, l’amitié ordonnée à Dieu, comme la vérité l’est à l’amour.

Jean d'Alançon