Article rédigé par Revue Conflits, le 06 octobre 2020
Source [Revue Conflits] La Manche et la Royal Navy ont historiquement conféré au Royaume-Uni une profondeur stratégique unique en Europe de l’Ouest. Aussi a-t-il développé une culture du combat plus stratégique que tactique. S’il a perdu des batailles, il a en revanche souvent su gagner les guerres en mobilisant ses marchands et ses banquiers tout en maîtrisant information et communication. La présentation du nouveau concept d’emploi des forces armées britanniques présenté le 1er octobre 2020 par le général Carter, Chief of the Defence Staff du royaume, fait la part belle à cette histoire, tout en ouvrant de nouvelles voies stimulantes.
Les Britanniques privilégient traditionnellement la manœuvre à la frontalité. Plutôt que d’affronter directement des armées trop puissantes, ils les contournent et s’attaquent aux forces vives de leurs adversaires. Leur culture de l’efficacité est avant tout un art de l’étude des rapports de force et des conditions de leur inversion. Albion ne combat qu’avec de fortes probabilités de vaincre, ou se dérobe. Plus directe, la culture française, marquée par le code d’honneur des batailles, a longtemps appelé cela de la perfidie. On pourrait plus justement parler d’une vision stratégique globale dépassant les aspects strictement militaires. Les réseaux financiers de la City, les flux commerciaux et la gestion de l’information y ont sans doute plus d’impact que le sabre et le canon. Mais l’art de la stratégie n’est pas de se battre ; il est celui de la « capacité à surprendre l’adversaire, donc à le déséquilibrer, souvent de manière fatale[1] ».
L’Angleterre évite donc l’incertitude de la bataille quand elle peut l’éviter. Durant les French wars[2], elle mène la guerre sur les périphéries maritimes tout d’abord, continentales ensuite dans la péninsule espagnole. Elle a simultanément attaqué sur le plan informationnel par une propagande axée sur la légende noire de « l’Ogre corse » tout en luttant sur le plan économique. Elle s’est bien gardée d’affronter les grognards de la Garde avant Waterloo. Si Wellington avait été défait ce jour-là, d’ailleurs, rien n’aurait été réglé et Londres aurait continué à exercer une pression indirecte jusqu’à ce que la puissance française finisse par céder sous la poussée. Pendant que Napoléon remportait des victoires brillantes, mais sans lendemain, l’Angleterre avait mis la main sur Le Cap, l’île Maurice et Ceylan, chevilles de l’axe stratégique qui lui assurerait pour un siècle la maîtrise maritime de la route des Indes et de l’Asie. Londres pouvait se permettre le risque d’une défaite ponctuelle. Les conditions structurelles d’une victoire à terme étaient remplies : des ressources et un crédit sécurisés, un réseau économique mondial, un système d’alliances européennes solide, la sanctuarisation du territoire depuis Trafalgar. Le génie tactique de l’empereur ne faisait que retarder l’inéluctable, la moindre défaite devant entraîner la ruine d’un édifice déséquilibré.
La petite Angleterre a longtemps manqué d’hommes. Elle ne pouvait assumer les pertes de ces grandes batailles dont l’histoire continentale regorge. Sa culture périphérique a donc consisté à toucher les centres nerveux ennemis et à tisser patiemment la toile où l’empêtrer. Stratégie des carrefours, elle se déploie en réseaux en s’appuyant sur la combinaison des ressources. Elle ne cherche pas à porter l’estocade de prime abord, mais agit à la manière du picador dont le coup n’est pas mortel, mais, en rompant ses ligaments, réduit la liberté de mouvement du taureau et l’affaiblit par perte de sang. Elle attache une importance majeure au renseignement et à l’information stratégique dont elle tire sa liberté de mouvement tout en entravant celle de ses adversaires.
Pendant la Grande Guerre, ses premiers succès ont été remportés en Égypte et dans la péninsule arabique. C’est encore elle qui a insisté pour ouvrir un front en Orient à Gallipoli. Lors de la Seconde Guerre mondiale enfin, elle s’est bien gardée de renouveler l’erreur de 1914 et d’envoyer la fleur de sa jeunesse en France, préférant s’en remettre à la Home Fleet et à la Royal Air Force. Alors que les Américains brûlaient d’en découdre au cœur de l’Europe dès 1943, Londres a imposé sa stratégie périphérique de petites bouchées (Afrique du Nord, îles méditerranéennes, Italie) avant d’avaler le morceau en Normandie après un intense travail d’intoxication destiné à tromper l’ennemi. Contre un ennemi plus puissant que le Kaiser, l’Empire britannique a ainsi perdu moitié moins d’hommes que dans les tranchées[3] !
Liddell Hart, le chantre britannique de l’approche indirecte[4], encore qu’il l’ait malheureusement abordée sur un plan plus tactique que stratégique, proposait ainsi de substituer le principe de dislocation au principe de destruction[5].
L’approche britannique porte sur la cohérence de l’ennemi plutôt que sur ses forces vives. Pour ce faire, elle a développé des modes d’action peu conventionnels qui ont glissé du monde militaire au monde économique et politique, dont « le principe est d’induire l’ennemi en erreur en manipulant ses perceptions afin qu’il juge vrai ce qui est faux et faux ce qui est vrai. La volonté des Britanniques est de remonter au niveau politique : façonner la psychologie des décideurs […] »[6].
Ainsi ont-ils développé l’art de modeler l’environnement en leur faveur. Sur le front d’Égypte, en 1917, le général Allenby avait trompé les Turcs en créant de toute pièce un faux camp dans le désert et un faux trafic radio. Avant d’attaquer, il avait de surcroît fait lâcher par les airs 120 000 paquets de cigarettes contenant de l’opium sur les lignes turques de Beersheba, en 1917. L’offensive surprit le commandement turc, qui l’attendait ailleurs, et ses soldats, trop drogués pour réagir…
Les opérations d’influence, de désinformation et d’intoxication montées par les services britanniques pendant la Deuxième Guerre mondiale sont des modèles du genre, atteignant un niveau de complexité encore jamais atteint dont l’archétype est l’opération Mincemeat[7]. Totalement surclassés en termes de guerre informationnelle, les nazis ne se doutèrent pas que non seulement leurs transmissions étaient décryptées et écoutées par les Anglais, mais encore que nombre de leurs décisions majeures leur étaient indirectement inspirées depuis Londres dont l’art de la manipulation épargna la vie de bien des soldats.
[1] BLIN Arnaud, Les grands capitaines d’Alexandre le Grand à Giap, Perrin, Paris, 2018, p. 27.
[2] Les guerres de la Révolution et de l’Empire selon la terminologie britannique.
[3] 1 000 000 d’hommes en 1914-1918 contre 500 000 en 1939-1945.
[4] Avec quelques exagérations, toute manœuvre étant forcément indirecte, ce qui fausse son approche conceptuelle.
[5] HOLEINDRE Jean-Vincent, La ruse et la force, Perrin, Paris, 2017, p. 316.
[6] HOLEINDRE Jean-Vincent, La ruse et la force, Perrin, Paris, 2017, p. 328.
[7] Un cadavre maquillé en officier anglais fut lâché au large des côtes espagnoles où il s’échoua avec une sacoche contenant de faux documents secrets. Le corps et la sacoche furent trouvés par les Espagnols que les Britanniques savaient infiltrés par des agents allemands qui sautèrent sur l’aubaine. Ainsi furent transmises à Berlin des informations selon lesquelles les Alliés s’apprêtaient à attaquer en Sardaigne ou dans les Balkans dont les garnisons furent renforcées au détriment que la Sicile qui fut prise presque sans coup férir. Voir CAVE BROWN Anthony, La guerre secrète, tome 1, Origines des moyens spéciaux et premières victoires alliées, Tempus, Paris, 2012.
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