Article rédigé par Marion Duvauchel, le 25 septembre 2020
« C’est de sainteté et non de management qu’a besoin l’Église à chaque époque pour répondre aux besoins de l’homme. »
Cardinal Ratzinger
En 1985, alors qu’il s’appelait encore Joseph, cardinal Ratzinger, Benoit XVI avait fait paraître un livre d’entretiens : Entretien sur la foi (Fayard, Joseph cardinal Ratzinger, Vittorio Messori). Il y avoue admirer « chaque jour, l’habileté de théologiens qui en arrivent à soutenir exactement le contraire de ce qui est écrit en clair dans les documents du Magistère ».
Aujourd’hui, ce ne sont pas les théologiens mais le pape en exercice qui arrive à soutenir le contraire de ce que toute une tradition ecclésiale a patiemment élaboré et qu’elle a appelé « l’esprit du monde ». Augustin avait mis en garde avec une insistance qui lui a été âprement reprochée contre ce qu’il appelait « la chair », dont la forme métonymique est le plaisir charnel.
Comme les autres grandes conduites humaines, les conduites sexuelles sont gouvernées par l’idée que nous avons de ce que nous sommes. Si nous sommes des animaux, nous forniquerons comme des animaux. Si nous sommes des hommes, nous nous conduirons comme tels. Et si nous nous prenons pour des anges ou pour des dieux, nous nous conduirons avec l’orgueil insensé qui caractérise ceux qui ont oublié la condition incarnée qui est la leur.
Quand le pape François déclare dans un grand sourire euphorique que « le plaisir sexuel est divin », il anéantit tout l’effort doctrinal du docteur de la Grâce pour rendre compte de cette puissance particulière dans la nature humaine, le concupiscible, qui requiert un gouvernement particulier et pour le dire rudement, un dressage. La notion d’habitus nous vient d’Aristote éducateur : c’est un comportement acquis au point d’apparaître inné, fruit d’une éducation ou d’une habitude de classe sociale. La continence est un habitus qui contribue au difficile gouvernement de cette force inhérente à l’espèce humaine, le désir sexuel. C’est pourquoi, dans leur sagesse intuitive ou acquise, toutes les sociétés ont mis en place des protocoles et des régulations, des interdits aussi et des systèmes punitifs pour réprimer les manifestations proscrites de ce désir qui implique la part animale qui est dans l’homme. Comme le viol ou la dépravation des plus faibles. Proclamer que le plaisir sexuel est divin est une formule qui n’est peut-être que maladroite, mais qui est fausse, ce qui est embarrassant quand on est un pape en exercice. Le plaisir sexuel est essentiellement humain, et il s’exprime dans une humanité déchue. C’est pourquoi il doit être régulé et réclame l’amour, l’engagement, la confiance et la promesse des deux êtres qui s’y abandonnent de prendre en charge les conséquences possibles de cet abandon et de cette ivresse. Cela est la doctrine de l’Église, encore un petit peu proclamée et qui est l’un des fondements pratiques du mariage, qui garantit à la femme et à son fruit protection et dignité. Ce n’est pas parce que cet idéal a été bafoué qu’il est vain et qu’il doit être jeté aux oubliettes. C’est parce que cet idéal a été si souvent bafoué qu’il doit au contraire être maintenu et défendu.
La question est d’ordre philosophique : c’est le problème du monde souhaitable et du monde réel, deux sphères distinctes et néanmoins reliées. Entre l’idéal dont nous rêvons et la réalité que nous connaissons, l’écart est souvent source de bien des déceptions. Il peut même conduire à la désespérance, au scepticisme voire au nihilisme.
Le monde souhaitable est un monde où les relations entre les hommes sont réglées par la justice (qui est une relation), la décence, le sens de l’honneur, le respect de la parole engagée, un juste prix admis, accepté et réglé, et des protocoles de courtoisie qui n’enveloppent pas des rapports de pouvoir mais le souci et le respect du prochain, comme aussi le souci de conservation d’une société. D’où la protection des enfants à naître et le souci de les éduquer dans un lieu stable, cohérent, aimant si possible, ce qu’on appelle une famille. Le monde souhaitable est un monde de solidarités organisées, justes et raisonnables, où les femmes sont protégées parce qu’elles ont (au moins tendanciellement) moins de force musculaire et que quand elles portent un enfant, elles sont fragiles et plus dépendantes.
Ces valeurs garantissent des conduites sociales, d’une homogénéité toujours relative, mais suffisamment généralisées pour qu’elles aient force de loi. Il faut évidemment qu’elles soient partagées. Quand on sait que pour tout musulman le mensonge est parfaitement justifié avec tout autre qu’un musulman, on sait qu’aucune relation de justice n’est possible avec les hommes de l’islam qui appliquent le Coran. Quant aux valeurs de la République, ce sont des mots creux et abstraits dont on peut vérifier le caractère inopérant. L’écart est si grand entre ces valeurs creuses et la réalité concrète qu’il faut un droit écrit objectif pour les rendre applicables. D’où la prolifération de décrets, d’édits, bref un droit objectif complétement pléthorique et qui pour les questions qui comptent, reste le plus souvent inappliqué.
Le monde chrétien a largement contribué à façonner les conduites sociales à travers une forme éducative aujourd’hui discréditée : le catéchisme. En 1984, dans une conférence sur la nouvelle catéchèse, le cardinal Ratzinger soulignait que ce fut une grave erreur de supprimer le catéchisme en le déclarant dépassé. Dans son livre d’entretiens, il souligne en particulier que depuis les tout premiers temps du christianisme apparaît un noyau permanent et irréductible de la formation de la foi, qu’on retrouve dans le catéchisme romain décidé à Trente, comme aussi utilisé par Luther dans le sien (Entretien sur la foi) et que tout l’exposé de la foi est organisé autour de quatre éléments fondamentaux : le Credo, (ce que nous devons croire), le Pater noster (ce que nous espérons), le Décalogue, (ce que nous devons faire et ne pas faire) et les Sacrements, (l’espace vital dans lequel tout cela doit s’accomplir).
Cet espace vital est analogiquement l’air que nous respirons. L’espace vital des sacrements, c’est l’air que nous respirons dans nos églises et diocèses. Les membres ordonnés participent directement à la « production » de cet air pur (et/ou purifié) qui permet aux autres membres, ceux qui vont respirer dans le monde où ils travaillent et agissent, de ne pas mourir spirituellement, empoisonnés par les vapeurs toxiques et les fruits empoisonnés que le monde païen n’a jamais cessé de produire, même après Vatican II. D’où l’importance vitale du célébrant qui contribue à fournir cet air qui vient de Jésus lui-même. C’est pourquoi l’Église a toujours prié avec insistance pour les vocations sacerdotales. Le prêtre est la pierre angulaire de cette usine à purifier l’air ou à le renouveler sans quoi le chrétien appelé dans le monde (et qui y vit parfois en apnée) tombe épuisé et asphyxié.
Les vocations monastiques, en particulier contemplatives, ce rempart invisible de l’Église, contribuent elles aussi, silencieusement et invisiblement, à cet espace vital. Parce qu’elles vivent une vie sacramentelle quotidienne, elles sont comme les arbres : leur prière purifie l’air que nous respirons. Leur effondrement est la grande catastrophe du XXème siècle.
Tout ce qui a appauvri cet espace vital a contribué à l’effondrement de l’Église : les prêtres ouvriers, l’abandon du mariage, celui de la confession particulière, la carence d’une prêtrise solide et intellectuellement outillée, l’intelligence viciée dans les grands ordres qui la représentaient (les Jésuites et les Dominicains en particulier). Par contrecoup, les humbles structures comme les patronages, qui construisaient des espaces où l’air était spirituellement respirable ont été abandonnées ou dévoyées. Et plus fondamentalement encore, les familles chrétiennes. Enfin, l’enseignement catholique passé sous tutelle étatique a depuis longtemps cessé d’être un lieu qui contribue à cet espace vital des sacrements. Absence de chapelle ou d’oratoire, de vie de prière, messes rarement célébrées. Surtout, l’hypocrisie et la contradiction entre le christianisme et les valeurs véritables des enseignants, tout cela a contribué à la perte de la foi d’une grande partie de ceux qui y ont été éduqués. Mais qui le plus souvent continuent d’y mettre leurs enfants pour des raisons de réussite scolaire, donc sociale.
C’est parce que le mariage est un sacrement et que, même uniquement civil, il contribue à fonder l’anthropologie chrétienne, que l’État socialiste a voulu sa mort avec le mariage pour tous. Le mariage participe de cet espace sacramentel dont le non croyant bénéficie lui aussi. Il est une forme épiphanique quoiqu’imparfaite, de l’union d’un homme et d’une femme, et d’une structure de la nature humaine.
Partout où l’Église existe, partout où la foi est organisée sur cette base quadripartite, ceux qui l’entourent sans partager sa foi ou qui vivent à ses marges bénéficient de cet espace vital, respirent l’air qu’elle produit. Dans le Maghreb christianisé, sans aller jusqu’à la conversion (quasi impossible sauf à aller au martyre), les musulmans ont pu respirer cet air qui vient de Jésus et qui nous donne force, science, sagesse, intelligence, courage, piété véritable, cet air sans lequel nous mourons spirituellement.
Cet air porte un autre nom : l’inspiration. Une droite inspiration, une inspiration juste. Celle qui gouverne nos conduites, conduit notre action et inspire notre charité.
Pâques, Noël, la Pentecôte sont des moments d’intense production de cet air vivifiant qui nous vient de Jésus et qui vaut tout l’air de nos montagnes.
Voilà pourquoi sans les sacrements, tout le reste s’effondre, parce que nous ne respirons plus que les vapeurs du monde ou celles de la famille à laquelle nous appartenons, ou encore celles de notre groupe social d’appartenance. Ou les nôtres de vapeurs, comme, analogiquement, ces miasmes que nous respirons aujourd’hui, cet air vicié sous le masque qu’on nous contraint de porter et pour de toute autres raisons que le bien des populations.
Quel discours tient l’Église officielle, prétendument représentée par le CEF sur cette question sanitaire? Elle déplore que l’Église ait perdu une grande partie de ses fidèles avec le covid !
Rappelons encore ce que disait le pape émérite du temps qu’il était cardinal, retranscrit dans ce livre d’entretiens qui devrait être considéré pour un livre de référence dans tous les séminaires.
Les conférences épiscopales n’ont pas de base théologique, elles ne font pas partie de la structure irréfragable voulue par le Christ. Elles n’ont qu’une fonction pratique et concrète. (…) Aucune conférence épiscopale n’a en tant que telle une fonction de magistère ; ses documents n’ont pas de valeur spécifique, ils ont la valeur de l’accord donné par chaque évêque. L’échelon national n’est pas une dimension ecclésiale. Dans chaque diocèse, il n’y a qu’un seul pasteur et maître de la foi, en communion avec les autres pasteurs et maîtres et avec le Vicaire du Christ.
Dans les années trente, une conférence épiscopale existait déjà en Autriche :
« Les textes vraiment vigoureux contre le nazisme furent ceux qui émanaient d’évêques isolés, courageux. Ceux de la Conférence semblaient trop souvent édulcorés, trop faibles pour ce que la tragédie requérait ».
Qu’est-ce qui a éloigné les fidèles de leurs églises pendant cette période confinée ? Avançons une hypothèse. L’homilétique. Elle a continué de briller par son indigence. N’accablons pas la prêtrise. Pendant qu’on vote en douce des lois infâmes contre la vie, les officiels de l’Église déplorent que le covid vide ses paroisses. Ce qui doit nous étonner, ce n’est pas la pauvreté des homélies, c’est qu’il y ait encore une prédication chrétienne.
Comme autrefois en Autriche au temps des nazis, les textes de la CEF sont bien trop faibles pour ce que la tragédie requiert. Et comme autrefois, les textes vigoureux contre l’État criminel qui nous gouverne sont venus de quelques voix isolées : celle de Mgr Rey, de Mgr Cattenoz, peut-être d’autres encore. Inutile de compter sur le journal La Croix pour les relayer ou sur les médias catholiques officiels.
Marion Duvauchel
Professeur de philosophie - historienne des religions.
Auteur de La chrétienté disparue dans le Caucase - Une histoire eurasiatique du christianisme