De l’importance du vocabulaire en politique. Les vocables comme loi du rempart.
Article rédigé par Thierry Giaccardi , le 01 juin 2018 De l’importance du vocabulaire en politique.  Les vocables comme loi du rempart.

Le sens commun est le sens le plus partagé du monde. Or, il a été dévalorisé dans notre pays par un enseignement de type sociologique (le propre de toute idéologie est de s’efforcer d’affaiblir, voire de miner le sens commun). Son plus grand détracteur a été le sociologue Pierre Bourdieu dont l’influence en France a été considérable. 

Il s’agissait de montrer que ce sens commun assimilé à une « sorte de sens instinctif et infaillible du bien et du vrai, un sens né ou nourri de l’expérience quotidienne du monde » était illusoire (citation extraite de l’ouvrage de Sophia Rosenfeld, Le Sens commun. Histoire d’une idée politique. Traduction de Christophe Jacquet). Rien n’est plus faux. Il s’agit bien d’un sens nourri de cette expérience quotidienne et qui produit une sagesse fort juste transmise de génération en génération. Ce sens est en fait essentiel à l’harmonie de la vie sociale. Curieusement, les idéologies de l’après-guerre dont l’écrasante majorité viennent de France et des Etats-Unis, deux pays réputés conservateurs, se sont efforcées de le moquer et de le déconstruire. Est-ce un lien de cause à effet ? Notre vie sociale est devenue à un tel point dysfonctionnelle qu’un certain nombre de coups d’éclat, voire de coups de poing, ont lieu sur notre territoire à fréquence régulière et   visent ni plus ni moins à imposer sur le plan local (avant d’atteindre le plan national par une montée aux extrêmes inévitable) des pratiques et des valeurs étrangères, voire hostiles, à notre culture et à nos traditions, y compris à nos traditions d’accueil. Il est vrai que la situation est éminemment complexe mais elle n’en demeure pas moins fort dangereuse. C’est ce danger que nous percevons tous les jours grâce à notre sens commun, précisément ce « sens instinctif et infaillible du bien et du vrai ».

 Il y a certes des dangers inhérents à toute vie sociale. Il n’existe pas de risque zéro. Mais il en existe qui sont dus à l’inaptitude de notre classe politique et à l’ineptie de notre classe intellectuelle. Ce sont des dangers de trop et ce sont souvent les plus graves. Le danger en apparence le plus menaçant est notre perte de souveraineté. Il menace notre identité française et nos institutions démocratiques. Le sens commun nous avertit du caractère gravissime de ce danger. Mais il est neutralisé par notre désir de nous unir aux autres peuples européens avec lesquels nous partageons la même civilisation judéo-chrétienne et gréco-romaine : la civilisation occidentale. Ce désir n’est pas en soi contradictoire avec ce sens commun. C’est l’état de l’Union européenne qui est contradictoire avec et ce sens commun et ce désir. L’Union européenne dans son fonctionnement, ses agissements et son idéologie, ne cesse de donner l’impression de s’en prendre aux peuples européens en tant que peuples homogènes, aux cultures européennes en tant que cultures ancestrales, et à notre sécurité collective (le budget alloué à nos armées est tout à fait significatif). Au point que nous nous sentons dépourvus face aux menaces extérieures et intérieures, à la fois sur le plan physique et mental. Nous donnons le sentiment aux populations allogènes d’accepter l’inacceptable, de nous résigner en tant que peuple, c’est-à-dire de nous soumettre à notre (mauvais) sort. Qui ne ressent aujourd’hui le sentiment d’être « désarmé » face à des coups de force immondes dont notre presse nationale et régionale ne cesse de faire état ?

Or, ce désarmement est purement mental, c’est-à-dire qu’il vient d’idées néfastes formant ou non des systèmes, des écoles de pensées, que nous ne devons pas hésiter à regrouper sous le nom de « gauchisme culturel » dont Jean-Pierre Le Goff a bien observé qu’il a fait apparaître un « individualisme radical » (son ouvrage La Gauche à l’agonie ? 1968-2017 est assez remarquable sur bien des points).  Ces idées sont d’autant plus dangereuses qu’elles sont soutenues par un ensemble de lois formant la base de cette « idéologie des droits de l’homme » tant décriée, c’est-à-dire les droits de l’homme sans les devoirs du citoyen (ou encore les droits de l’homme excluant les droits du citoyen). Ces lois n’émanent non pas de peuples subjugués mais de juristes qui se sont substitués en partie aux législateurs élus par le peuple et comptables devant lui. Dire qu’elles desservent l’intérêt national est un euphémisme. Or, qu’est-ce qu’une loi ? Une idée particulière, revêtue d’une force obligatoire, c’est-à-dire une injonction. Ce qui est tout à fait remarquable c’est que nous en sommes toujours à considérer une loi comme une « prescription établie par l’autorité souveraine de l’Etat, applicable à tous et définissant les droits et les devoirs de chacun » (définition du Larousse), alors que les faits démentent en grande partie cette belle et rigoureuse définition : notre Etat ne jouit plus d’une autorité souveraine, la loi ne s’applique plus à tous, loin s’en faut. Un article de Serge Weber, au  demeurant tout à fait consternant, rappelle par exemple que cette idéologie des droits de l’homme qu’il soutient   (sous la forme de la Déclaration universelle ou sous une autre forme) invalide l’expression immigration illégale : « la lutte contre l’immigration « illégale » (un terme repris dans les textes réglementaires alors qu’il est invalidée par la Déclaration universelle des droits de l’homme) s’appuie sur un certain nombre de dispositifs » (Serge Weber, « L’Europe forteresse, à quel prix ? », Revue Projet, n°335, p.10). La conclusion de son raisonnement, comme celle de tous les raisonnements viciés, laisserait rêveur si la crise des migrants ne nous avait rappelé qu’un des défis majeurs que nous aurons à traiter à cause de l’incompétence et de la corruption (morale sinon financière) de nos élites est, avec celui de la dette publique, l’immigration de masse, laquelle ne manquera pas de transformer radicalement nos sociétés, de haut en bas. Ainsi, Weber conclut : « pourquoi l’ouverture des frontières et une politique active de l’immigration, tous secteurs confondus, feraient-elles peur, si elles sont une nécessité pour l’avenir économique, démographique et politique de l’Europe ? » (p. 13). Un tel défaut de jugement ne peut manquer de faire froid dans le dos quant on sait que certains de nos compatriotes partagent de telles idées et que des chefs de gouvernement comme la chancelière Angela Merkel les ont mises en œuvre, au détriment précisément du lien social et de la cohésion européenne. Elles contredisent en angle droit ce qui a été la conception de la patrie pendant des siècles et que le sens commun continue à percevoir comme telle. Maurras l’avait définie ainsi : « une patrie est un syndicat de familles composé par l’histoire et la géographie ; son principe exclut le principe de liberté des individus, de leur égalité, mais elle implique, en revanche, une fraternité réelle, profonde, organique, reconnue par les lois, vérifiée par les mœurs, et dont le pourtour des frontières fait le signe matériel. » (Mes Idées politiques)

De même, Henri Massis, d’une manière tout à fait étonnante par son aspect prémonitoire et rigoureux, écrivait dès 1927, dans sa Défense de l’Occident, la chose suivante : « entre toutes les forces subversives qui travaillent l’Europe, les idées, elles aussi, sont génératrices d’événements ; et déjà ils affleurent sous l’idéologie qui les recouvre. Mais celle-ci leur ouvre la voie, en multiplie les risques, en accroît la fatale violence. Ce qu’elle cherche, c’est à désarmer les esprits contre leur assaut imminent » (p. 176 de l’édition originale). C’est un ouvrage qui mériterait une plus grande attention et certainement des commentaires plus soutenus. Notons au passage qu’il parut dans la collection Le Roseau d’or, aux éditions Plon, si chère à Jacques Maritain (voir le bel article de Michel Bressolette « Jacques Maritain et Le Roseau d’or », paru dans le n°9 de Littératures, en 1984) et que l’éditeur Déterna en a assuré une réédition en 2011, dans sa collection Documents Pour l’Histoire. La réflexion de Massis sur l’histoire est, par bien des aspects, toujours d’actualité. Il affirmait qu’elle « nous montre que seules périssent les sociétés qui négligent les conditions de toute vie et de toute liberté, les règles permanentes du salut et les moyens de la défense : elle met aussi en évidence ce qu’on a justement nommé la loi du rempart » (p. 179). Cette dernière expression, à prendre dans son sens aussi bien littéral que figuré, est bien celle qui semble faire défaut dans le vocabulaire d’un grand nombre de nos élus. Or, n’est-ce pas précisément une définition a minima de la politique comme science : la loi du rempart ? A l’heure où nous débattons de la notion de frontière dont la légitimité est de plus en plus contestée et que des notions se voulant péjoratives comme celle d’ « Europe forteresse » trouvent un écho certain dans une opinion publique mal informée, cette loi du rempart mériterait réflexion et débat.

Comment en sommes-nous arrivés là ? est une question lancinante que nous ne cessons de nous poser, face à des événements qui défient le bon sens, dans le meilleur cas, mais surtout la décence, dans de trop nombreux cas. Notre époque se caractérise par son immoralité, c’est un fait en soi déconcertant. Mais elle se caractérise aussi par des agissements antinationaux et antieuropéens, ce qui est à proprement parler vertigineux. Or, tous ces faits, on pourrait tout aussi bien parler d’indices concourants, forment un faisceau de présomptions établissant la responsabilité d’une idéologie particulière d’où, pour tout dire,  tout semble découler : l’individualisme, caractérisé par la liberté individuelle et l’autonomie morale. Or, il est indiscutable que dans « l’univers de l’individu » des sociétés post-industrielles  les querelles intestines abondent, contrairement à « l’univers structural » des sociétés traditionnelles  où les individus chérissent un héritage commun (terminologie de Louis Dumont cité par Vincent Descombes dans son article « Les Individus collectifs »). On en revient toujours à la définition de la nation de Renan prononcée lors de son  grand discours à la Sorbonne en 1882 : « la nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans la passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu’on a consentis, des maux qu’on a soufferts. On aime la maison qu’on a bâtie et qu’on transmet. »

Après de longues décennies d’acculturation, on ne se montrera donc guère surpris en lisant que « les Français [sont] en quête de lien social » comme l’indiquait le titre d’une étude déjà ancienne, réalisée à la demande de la Direction de la Cohésion Sociale (étude publiée par le Crédoc en juin 2013). Selon Sandra Hoibian, « la population a une image très négative de la cohésion sociale qu’elle juge défaillante et principalement minée par des comportements individualistes ». Elle ajoutait : « la confrontation à des discriminations dans son entourage et le sentiment d’être en butte avec des services publics inéquitables et impersonnels nourrissent aussi également l’idée d’une société peu harmonieuse » (p.3). Il est intéressant de noter que l’insécurité ne paraissait pas représenter un critère déterminant dans cette étude (le chapitre 1 parle plutôt de « respect mutuel » ; il faut attendre le chapitre 4 pour lire « l’emploi et le logement restent les deux attentes prioritaires, le soutien de la croissance et la fermeté par rapport à la délinquance gagnent du terrain »). Mais on notera   que cette étude est parue avant les attentats de Paris et de Nice, lesquels constituent pour notre communauté nationale notre 11 septembre.  

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que de plus en plus de formations politiques européennes s’adressent directement aux peuples, sans se soucier du moins du monde des soi-disant représentants intellectuels ou politiques de la nation. C’est du reste ce qui permet à ces mêmes élites intellectuelles de les qualifier de partis populistes. Or, dans un contexte de crise généralisée affaiblissant gravement l’Europe et qu’on peut légitimement assimiler à une situation d’avant-guerre caractérisée tant les menaces armées abondent, on ne peut que se rappeler les pages de Raymond Aron, commentant Clausewitz et dont l’actualité saute aux yeux : « le peuple, en tant qu’opinion, constitue une des cibles de l’action ennemie en même temps qu’une condition de la résistance ou de la victoire. Puisque la guerre met aux prises des Etats et des armées, les éléments moraux que la théorie doit inclure, englobent à chaque instant les chefs et leurs instruments ; comme il s’agit  d’instruments humains, d’instruments qui doivent leur efficacité à l’action collective des hommes, le rapport entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, entre ceux qui décident et ceux qui exécutent devient dialectique […] En bref, l’insistance de Clausewitz sur les forces morales résulte de son interprétation de la guerre en tant qu’activité sociale dans laquelle les hommes s’engagent tout entiers, peuple, armée, chefs militaires, chef  d’Etat, tous solidaires les uns des autres, l’union morale du peuple et du souverain constituant le fondement ultime de l’Etat. » (Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz, tome 1, pp 199-200).

Cette dernière idée, l’union morale du peuple et du souverain comme « fondement ultime de l’Etat », est tout à fait essentielle. Elle permet de comprendre par son absence le désarroi des Européens face à une Union européenne frappée d’un grave déficit démocratique (la crise politique italienne à la suite des élections législatives du 4 mars en est la démonstration la plus probante) et l’écœurement ressenti par un grand nombre de nos compatriotes qui se manifeste, entre autres, par une montée de l’abstention aux élections. Mais c’est précisément à cette union morale que certains se sont mis à travailler depuis le début du siècle en proposant des pistes de réflexion plus modestes, allant parfois à contre-courant d’idées reçues ou de pratiques politiciennes : ainsi l’union des droites (laquelle n’est pas nécessairement une union des partis de droite comme le rappelait  Emmanuelle Ménard). C’est une idée qui est assez ancienne à vrai dire puisque elle a vu le jour au tout début de la IIIe  République. Cette « Union des droites » regroupait alors des bonapartistes et des monarchistes légitimistes et orléanistes opposés au courant républicain de la fin du XIXe siècle. Elle fut incontestablement productive (lois constitutionnelles de 1875) mais sa force (la richesse d’opinions et de personnalités) était aussi sa faiblesse et elle dura moins de  deux décennies (ce qui n’est pas rien, certes, mais ce qui démontre que toute union politique est par définition précaire). Plus récemment, l’IFP (l’Institut de formation politique) a joué un rôle non négligeable en tant que laboratoire de l’union des droites, dès sa création en 2004. Si on a parfois le sentiment que tout semble être à refaire, on ne doit donc pas verser dans une sorte de pessimisme actif. Toute initiative visant à fédérer autour d’idées-forces des personnalités, des groupes, des organes de presse, ne peut être accueillie qu’avec bienveillance, une bienveillance dépourvue certes de crédulité excessive.

 

Il existe bien des manières d’œuvrer à cette union morale entre le peuple et l’Etat, au-delà des clivages politiques dont on perçoit assez bien les limites et le caractère arbitraire.  Une manière consiste à rétablir une véritable éducation civique, en insistant par exemple, dans le langage de tous les jours, sur deux vocables en voie de disparition, honneur et patrie, comme le rappelait Pierre Mesmer, dans un discours mémorable,  alors qu’il était Chancelier de l’Institut (« Le Sens de l’honneur, valeur social  et sentiment personnel », discours du 3 septembre 2002, à Marseille ). Pierre Mesmer observait ainsi qu’ « on a tendance à dire que le sens de l’honneur  est en voie de disparition dans nos sociétés,  sans parler de celui de la patrie. Le constat est confirmé  si l’on s’en tient  à l’emploi du mot, disparu du vocabulaire courant, sans pour autant être devenu obsolète.  Cette désaffection actuelle s’explique sans nul doute par l’usage idéologique qui en a été fait dans les siècles passés et qui lui donnent un parfum vaguement réactionnaire ». Il définissait l’honneur de la manière suivante, en s’appuyant sur les notions d’ « effort », de « valeur collective » et de « sentiment individuel » : « l’honneur est cet effort de l’homme pour maintenir intacte l’estime que les autres ont de lui et qu’il a de lui-même ». On voit donc bien que cette loi du rempart s’applique d’abord à soi-même afin de « maintenir intacte l’estime » qu’on a de soi en essayant de s’élever mais, dans le même temps, que cette estime de soi n'a que peu de sens si on n’appartient pas à un groupe  pour lequel  on ressent un fort attachement et dont la « valeur collective » est à vrai dire essentielle. On pense à une phrase du Manuel de Renouvier qui apparaîtrait presque comme révolutionnaire de nos jours : « qui connaît la morale connaît aussi la politique ». Nous savons en France que la réflexion sur l’honneur appelle depuis Montesquieu celle sur la vertu. Or, cette dernière notion est essentielle dans la pratique politique. Elle-même est étroitement liée à celle de prudence. Selon Gil Delannoi, pour Aristote, cette dernière était « le véritable lien de la politique et l’éthique à travers toute sa philosophie de l’action ». Et toutes renvoient en fin de compte à la question fondamentale que se pose la politique : la question de l’ami et de l’ennemi.

Nous venons de voir une chose qui, loin d’être anodine, paraît bien être la condition nécessaire (mais non suffisante) d’une nouvelle renaissance nationale et européenne : avec la fin de l’attrait inconditionnel du gauchisme culturel (condition nécessaire de notre acculturation), nous redécouvrons, d’une part,  des modes fort anciens de faire de la politique (depuis Aristote) et, d’autre part,  l’actualité d’ouvrages comme ceux de Montesquieu, les uns et les autres nous permettant sans doute de prendre (à nouveau) les bonnes décisions en période de grande anxiété collective due à nombre de déviances. La force des raisonnements qu’on retrouve chez Montesquieu, Tocqueville, plus près de nous Aron, aura sans aucun doute raison des inepties des courants politiques et culturels transgressifs qui ont pu constituer une doxa aberrante dans le monde occidental. Les nuages de plomb  se défont enfin et il est juste et bon que des efforts de fédérer les honnêtes hommes et les hommes de bonne volonté se multiplient. Une nouvelle langue ne manquera pas d’apparaître qui se distinguera par son régime de vérité (c’est-à-dire une plus grande rigueur dans l’opération de nomination de la réalité). L’Esprit des lois est en passe de supplanter chez nous le Capital. C’est une excellente nouvelle, ne la boudons pas.

 

Il s’agissait de montrer que ce sens commun assimilé à une « sorte de sens instinctif et infaillible du bien et du vrai, un sens né ou nourri de l’expérience quotidienne du monde » était illusoire (citation extraite de l’ouvrage de Sophia Rosenfeld, Le Sens commun. Histoire d’une idée politique. Traduction de Christophe Jacquet). Rien n’est plus faux. Il s’agit bien d’un sens nourri de cette expérience quotidienne et qui produit une sagesse fort juste transmise de génération en génération. Ce sens est en fait essentiel à l’harmonie de la vie sociale. Curieusement, les idéologies de l’après-guerre dont l’écrasante majorité viennent de France et des Etats-Unis, deux pays réputés conservateurs, se sont efforcées de le moquer et de le déconstruire. Est-ce un lien de cause à effet ? Notre vie sociale est devenue à un tel point dysfonctionnelle qu’un certain nombre de coups d’éclat, voire de coups de poing, ont lieu sur notre territoire à fréquence régulière et   visent ni plus ni moins à imposer sur le plan local (avant d’atteindre le plan national par une montée aux extrêmes inévitable) des pratiques et des valeurs étrangères, voire hostiles, à notre culture et à nos traditions, y compris à nos traditions d’accueil. Il est vrai que la situation est éminemment complexe mais elle n’en demeure pas moins fort dangereuse. C’est ce danger que nous percevons tous les jours grâce à notre sens commun, précisément ce « sens instinctif et infaillible du bien et du vrai ».

 Il y a certes des dangers inhérents à toute vie sociale. Il n’existe pas de risque zéro. Mais il en existe qui sont dus à l’inaptitude de notre classe politique et à l’ineptie de notre classe intellectuelle. Ce sont des dangers de trop et ce sont souvent les plus graves. Le danger en apparence le plus menaçant est notre perte de souveraineté. Il menace notre identité française et nos institutions démocratiques. Le sens commun nous avertit du caractère gravissime de ce danger. Mais il est neutralisé par notre désir de nous unir aux autres peuples européens avec lesquels nous partageons la même civilisation judéo-chrétienne et gréco-romaine : la civilisation occidentale. Ce désir n’est pas en soi contradictoire avec ce sens commun. C’est l’état de l’Union européenne qui est contradictoire avec et ce sens commun et ce désir. L’Union européenne dans son fonctionnement, ses agissements et son idéologie, ne cesse de donner l’impression de s’en prendre aux peuples européens en tant que peuples homogènes, aux cultures européennes en tant que cultures ancestrales, et à notre sécurité collective (le budget alloué à nos armées est tout à fait significatif). Au point que nous nous sentons dépourvus face aux menaces extérieures et intérieures, à la fois sur le plan physique et mental. Nous donnons le sentiment aux populations allogènes d’accepter l’inacceptable, de nous résigner en tant que peuple, c’est-à-dire de nous soumettre à notre (mauvais) sort. Qui ne ressent aujourd’hui le sentiment d’être « désarmé » face à des coups de force immondes dont notre presse nationale et régionale ne cesse de faire état ?

Or, ce désarmement est purement mental, c’est-à-dire qu’il vient d’idées néfastes formant ou non des systèmes, des écoles de pensées, que nous ne devons pas hésiter à regrouper sous le nom de « gauchisme culturel » dont Jean-Pierre Le Goff a bien observé qu’il a fait apparaître un « individualisme radical » (son ouvrage La Gauche à l’agonie ? 1968-2017 est assez remarquable sur bien des points).  Ces idées sont d’autant plus dangereuses qu’elles sont soutenues par un ensemble de lois formant la base de cette « idéologie des droits de l’homme » tant décriée, c’est-à-dire les droits de l’homme sans les devoirs du citoyen (ou encore les droits de l’homme excluant les droits du citoyen). Ces lois n’émanent non pas de peuples subjugués mais de juristes qui se sont substitués en partie aux législateurs élus par le peuple et comptables devant lui. Dire qu’elles desservent l’intérêt national est un euphémisme. Or, qu’est-ce qu’une loi ? Une idée particulière, revêtue d’une force obligatoire, c’est-à-dire une injonction. Ce qui est tout à fait remarquable c’est que nous en sommes toujours à considérer une loi comme une « prescription établie par l’autorité souveraine de l’Etat, applicable à tous et définissant les droits et les devoirs de chacun » (définition du Larousse), alors que les faits démentent en grande partie cette belle et rigoureuse définition : notre Etat ne jouit plus d’une autorité souveraine, la loi ne s’applique plus à tous, loin s’en faut. Un article de Serge Weber, au  demeurant tout à fait consternant, rappelle par exemple que cette idéologie des droits de l’homme qu’il soutient   (sous la forme de la Déclaration universelle ou sous une autre forme) invalide l’expression immigration illégale : « la lutte contre l’immigration « illégale » (un terme repris dans les textes réglementaires alors qu’il est invalidée par la Déclaration universelle des droits de l’homme) s’appuie sur un certain nombre de dispositifs » (Serge Weber, « L’Europe forteresse, à quel prix ? », Revue Projet, n°335, p.10). La conclusion de son raisonnement, comme celle de tous les raisonnements viciés, laisserait rêveur si la crise des migrants ne nous avait rappelé qu’un des défis majeurs que nous aurons à traiter à cause de l’incompétence et de la corruption (morale sinon financière) de nos élites est, avec celui de la dette publique, l’immigration de masse, laquelle ne manquera pas de transformer radicalement nos sociétés, de haut en bas. Ainsi, Weber conclut : « pourquoi l’ouverture des frontières et une politique active de l’immigration, tous secteurs confondus, feraient-elles peur, si elles sont une nécessité pour l’avenir économique, démographique et politique de l’Europe ? » (p. 13). Un tel défaut de jugement ne peut manquer de faire froid dans le dos quant on sait que certains de nos compatriotes partagent de telles idées et que des chefs de gouvernement comme la chancelière Angela Merkel les ont mises en œuvre, au détriment précisément du lien social et de la cohésion européenne. Elles contredisent en angle droit ce qui a été la conception de la patrie pendant des siècles et que le sens commun continue à percevoir comme telle. Maurras l’avait définie ainsi : « une patrie est un syndicat de familles composé par l’histoire et la géographie ; son principe exclut le principe de liberté des individus, de leur égalité, mais elle implique, en revanche, une fraternité réelle, profonde, organique, reconnue par les lois, vérifiée par les mœurs, et dont le pourtour des frontières fait le signe matériel. » (Mes Idées politiques)

De même, Henri Massis, d’une manière tout à fait étonnante par son aspect prémonitoire et rigoureux, écrivait dès 1927, dans sa Défense de l’Occident, la chose suivante : « entre toutes les forces subversives qui travaillent l’Europe, les idées, elles aussi, sont génératrices d’événements ; et déjà ils affleurent sous l’idéologie qui les recouvre. Mais celle-ci leur ouvre la voie, en multiplie les risques, en accroît la fatale violence. Ce qu’elle cherche, c’est à désarmer les esprits contre leur assaut imminent » (p. 176 de l’édition originale). C’est un ouvrage qui mériterait une plus grande attention et certainement des commentaires plus soutenus. Notons au passage qu’il parut dans la collection Le Roseau d’or, aux éditions Plon, si chère à Jacques Maritain (voir le bel article de Michel Bressolette « Jacques Maritain et Le Roseau d’or », paru dans le n°9 de Littératures, en 1984) et que l’éditeur Déterna en a assuré une réédition en 2011, dans sa collection Documents Pour l’Histoire. La réflexion de Massis sur l’histoire est, par bien des aspects, toujours d’actualité. Il affirmait qu’elle « nous montre que seules périssent les sociétés qui négligent les conditions de toute vie et de toute liberté, les règles permanentes du salut et les moyens de la défense : elle met aussi en évidence ce qu’on a justement nommé la loi du rempart » (p. 179). Cette dernière expression, à prendre dans son sens aussi bien littéral que figuré, est bien celle qui semble faire défaut dans le vocabulaire d’un grand nombre de nos élus. Or, n’est-ce pas précisément une définition a minima de la politique comme science : la loi du rempart ? A l’heure où nous débattons de la notion de frontière dont la légitimité est de plus en plus contestée et que des notions se voulant péjoratives comme celle d’ « Europe forteresse » trouvent un écho certain dans une opinion publique mal informée, cette loi du rempart mériterait réflexion et débat.

Comment en sommes-nous arrivés là ? est une question lancinante que nous ne cessons de nous poser, face à des événements qui défient le bon sens, dans le meilleur cas, mais surtout la décence, dans de trop nombreux cas. Notre époque se caractérise par son immoralité, c’est un fait en soi déconcertant. Mais elle se caractérise aussi par des agissements antinationaux et antieuropéens, ce qui est à proprement parler vertigineux. Or, tous ces faits, on pourrait tout aussi bien parler d’indices concourants, forment un faisceau de présomptions établissant la responsabilité d’une idéologie particulière d’où, pour tout dire,  tout semble découler : l’individualisme, caractérisé par la liberté individuelle et l’autonomie morale. Or, il est indiscutable que dans « l’univers de l’individu » des sociétés post-industrielles  les querelles intestines abondent, contrairement à « l’univers structural » des sociétés traditionnelles  où les individus chérissent un héritage commun (terminologie de Louis Dumont cité par Vincent Descombes dans son article « Les Individus collectifs »). On en revient toujours à la définition de la nation de Renan prononcée lors de son  grand discours à la Sorbonne en 1882 : « la nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans la passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu’on a consentis, des maux qu’on a soufferts. On aime la maison qu’on a bâtie et qu’on transmet. »

Après de longues décennies d’acculturation, on ne se montrera donc guère surpris en lisant que « les Français [sont] en quête de lien social » comme l’indiquait le titre d’une étude déjà ancienne, réalisée à la demande de la Direction de la Cohésion Sociale (étude publiée par le Crédoc en juin 2013). Selon Sandra Hoibian, « la population a une image très négative de la cohésion sociale qu’elle juge défaillante et principalement minée par des comportements individualistes ». Elle ajoutait : « la confrontation à des discriminations dans son entourage et le sentiment d’être en butte avec des services publics inéquitables et impersonnels nourrissent aussi également l’idée d’une société peu harmonieuse » (p.3). Il est intéressant de noter que l’insécurité ne paraissait pas représenter un critère déterminant dans cette étude (le chapitre 1 parle plutôt de « respect mutuel » ; il faut attendre le chapitre 4 pour lire « l’emploi et le logement restent les deux attentes prioritaires, le soutien de la croissance et la fermeté par rapport à la délinquance gagnent du terrain »). Mais on notera   que cette étude est parue avant les attentats de Paris et de Nice, lesquels constituent pour notre communauté nationale notre 11 septembre.  

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que de plus en plus de formations politiques européennes s’adressent directement aux peuples, sans se soucier du moins du monde des soi-disant représentants intellectuels ou politiques de la nation. C’est du reste ce qui permet à ces mêmes élites intellectuelles de les qualifier de partis populistes. Or, dans un contexte de crise généralisée affaiblissant gravement l’Europe et qu’on peut légitimement assimiler à une situation d’avant-guerre caractérisée tant les menaces armées abondent, on ne peut que se rappeler les pages de Raymond Aron, commentant Clausewitz et dont l’actualité saute aux yeux : « le peuple, en tant qu’opinion, constitue une des cibles de l’action ennemie en même temps qu’une condition de la résistance ou de la victoire. Puisque la guerre met aux prises des Etats et des armées, les éléments moraux que la théorie doit inclure, englobent à chaque instant les chefs et leurs instruments ; comme il s’agit  d’instruments humains, d’instruments qui doivent leur efficacité à l’action collective des hommes, le rapport entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, entre ceux qui décident et ceux qui exécutent devient dialectique […] En bref, l’insistance de Clausewitz sur les forces morales résulte de son interprétation de la guerre en tant qu’activité sociale dans laquelle les hommes s’engagent tout entiers, peuple, armée, chefs militaires, chef  d’Etat, tous solidaires les uns des autres, l’union morale du peuple et du souverain constituant le fondement ultime de l’Etat. » (Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz, tome 1, pp 199-200).

Cette dernière idée, l’union morale du peuple et du souverain comme « fondement ultime de l’Etat », est tout à fait essentielle. Elle permet de comprendre par son absence le désarroi des Européens face à une Union européenne frappée d’un grave déficit démocratique (la crise politique italienne à la suite des élections législatives du 4 mars en est la démonstration la plus probante) et l’écœurement ressenti par un grand nombre de nos compatriotes qui se manifeste, entre autres, par une montée de l’abstention aux élections. Mais c’est précisément à cette union morale que certains se sont mis à travailler depuis le début du siècle en proposant des pistes de réflexion plus modestes, allant parfois à contre-courant d’idées reçues ou de pratiques politiciennes : ainsi l’union des droites (laquelle n’est pas nécessairement une union des partis de droite comme le rappelait  Emmanuelle Ménard). C’est une idée qui est assez ancienne à vrai dire puisque elle a vu le jour au tout début de la IIIe  République. Cette « Union des droites » regroupait alors des bonapartistes et des monarchistes légitimistes et orléanistes opposés au courant républicain de la fin du XIXe siècle. Elle fut incontestablement productive (lois constitutionnelles de 1875) mais sa force (la richesse d’opinions et de personnalités) était aussi sa faiblesse et elle dura moins de  deux décennies (ce qui n’est pas rien, certes, mais ce qui démontre que toute union politique est par définition précaire). Plus récemment, l’IFP (l’Institut de formation politique) a joué un rôle non négligeable en tant que laboratoire de l’union des droites, dès sa création en 2004. Si on a parfois le sentiment que tout semble être à refaire, on ne doit donc pas verser dans une sorte de pessimisme actif. Toute initiative visant à fédérer autour d’idées-forces des personnalités, des groupes, des organes de presse, ne peut être accueillie qu’avec bienveillance, une bienveillance dépourvue certes de crédulité excessive.

 

Il existe bien des manières d’œuvrer à cette union morale entre le peuple et l’Etat, au-delà des clivages politiques dont on perçoit assez bien les limites et le caractère arbitraire.  Une manière consiste à rétablir une véritable éducation civique, en insistant par exemple, dans le langage de tous les jours, sur deux vocables en voie de disparition, honneur et patrie, comme le rappelait Pierre Mesmer, dans un discours mémorable,  alors qu’il était Chancelier de l’Institut (« Le Sens de l’honneur, valeur social  et sentiment personnel », discours du 3 septembre 2002, à Marseille ). Pierre Mesmer observait ainsi qu’ « on a tendance à dire que le sens de l’honneur  est en voie de disparition dans nos sociétés,  sans parler de celui de la patrie. Le constat est confirmé  si l’on s’en tient  à l’emploi du mot, disparu du vocabulaire courant, sans pour autant être devenu obsolète.  Cette désaffection actuelle s’explique sans nul doute par l’usage idéologique qui en a été fait dans les siècles passés et qui lui donnent un parfum vaguement réactionnaire ». Il définissait l’honneur de la manière suivante, en s’appuyant sur les notions d’ « effort », de « valeur collective » et de « sentiment individuel » : « l’honneur est cet effort de l’homme pour maintenir intacte l’estime que les autres ont de lui et qu’il a de lui-même ». On voit donc bien que cette loi du rempart s’applique d’abord à soi-même afin de « maintenir intacte l’estime » qu’on a de soi en essayant de s’élever mais, dans le même temps, que cette estime de soi n'a que peu de sens si on n’appartient pas à un groupe  pour lequel  on ressent un fort attachement et dont la « valeur collective » est à vrai dire essentielle. On pense à une phrase du Manuel de Renouvier qui apparaîtrait presque comme révolutionnaire de nos jours : « qui connaît la morale connaît aussi la politique ». Nous savons en France que la réflexion sur l’honneur appelle depuis Montesquieu celle sur la vertu. Or, cette dernière notion est essentielle dans la pratique politique. Elle-même est étroitement liée à celle de prudence. Selon Gil Delannoi, pour Aristote, cette dernière était « le véritable lien de la politique et l’éthique à travers toute sa philosophie de l’action ». Et toutes renvoient en fin de compte à la question fondamentale que se pose la politique : la question de l’ami et de l’ennemi.

Nous venons de voir une chose qui, loin d’être anodine, paraît bien être la condition nécessaire (mais non suffisante) d’une nouvelle renaissance nationale et européenne : avec la fin de l’attrait inconditionnel du gauchisme culturel (condition nécessaire de notre acculturation), nous redécouvrons, d’une part,  des modes fort anciens de faire de la politique (depuis Aristote) et, d’autre part,  l’actualité d’ouvrages comme ceux de Montesquieu, les uns et les autres nous permettant sans doute de prendre (à nouveau) les bonnes décisions en période de grande anxiété collective due à nombre de déviances. La force des raisonnements qu’on retrouve chez Montesquieu, Tocqueville, plus près de nous Aron, aura sans aucun doute raison des inepties des courants politiques et culturels transgressifs qui ont pu constituer une doxa aberrante dans le monde occidental. Les nuages de plomb  se défont enfin et il est juste et bon que des efforts de fédérer les honnêtes hommes et les hommes de bonne volonté se multiplient. Une nouvelle langue ne manquera pas d’apparaître qui se distinguera par son régime de vérité (c’est-à-dire une plus grande rigueur dans l’opération de nomination de la réalité). L’Esprit des lois est en passe de supplanter chez nous le Capital. C’est une excellente nouvelle, ne la boudons pas.