Article rédigé par Michel Pinton, le 04 avril 2017
[Source : Magistro]
L’agonie de l’Europe a commencé
Samedi dernier, l’Union européenne a atteint son soixantième anniversaire. Les 27 Chefs des Etats membres, réunis à Rome pour la circonstance, ont proclamé leur volonté de poursuivre et "approfondir" l’œuvre des Pères fondateurs. Mais le cœur n’y était pas. Les participants avaient sous les yeux les nombreuses fissures qui menacent la solidité de l’édifice communautaire. Trois d’entre elles sont particulièrement préoccupantes. Les difficultés financières de la Grèce hypothèquent l’avenir de la zone euro. L’afflux d’immigrés africains met en péril le principe de libre circulation entre Etats. Le Brexit, enfin, fait s’effondrer l’idée d’une union irréversible. Les serments pompeux des Chefs d’Etat n’ont pas réussi à cacher leur désarroi.
Les fidèles de la religion européenne ont tenté de voler à leur secours. Selon eux, les problèmes d’aujourd’hui peuvent être facilement résolus. Ils ont présenté, avant le "sommet" de Rome, une profusion de plans qu’à leur avis, il suffirait d’appliquer pour que l’espérance renaisse. Tous reviennent à élargir les pouvoirs des instances communautaires. Les difficultés de la zone euro ? Les techniciens de la Banque centrale font très bien leur travail ; il n’est que de leur accorder une autorité plus grande. L’immigration ? Qu’on laisse la Commission de Bruxelles fixer les contingents d’Africains et d’Afghans que chacun des Etats sera tenu d’accueillir. Le Brexit ? Si le peuple anglais est assez aveugle pour s’engager dans une impasse, que la Commission – encore elle - lui fasse payer un prix qui servira d’exemple. L’Europe redeviendra alors ce qu’elle doit être : une "entreprise extraordinaire" de réconciliation entre ses peuples et de prospérité partagée.
L’optimisme de ces fervents de l’Union a du mal à convaincre nos Chefs d’Etat, qui sentent l’insuffisance des mesures qui leur sont proposées. Le problème grec, par exemple, n’est plus dans la nature des prêts accordés au gouvernement d’Athènes. Il s’est déplacé vers l’effrayant coût humain de l’austérité imposée à la population. 4 enfants sur dix vivent maintenant sous le seuil de pauvreté ; plus de la moitié des habitants est sous alimentée ; le quart au moins des adultes est au chômage ; le taux de suicides a augmenté d’un tiers en deux ans ; bien d’autres statistiques témoignent tristement des ravages sociaux que la monnaie unique a provoqués. Il n’y a plus en Europe de prospérité partagée mais un abîme grandissant entre ceux qui profitent de l’euro et ceux qui en souffrent. Modifier quelques procédures de gestion n’y changera rien. Les Chefs d’Etat ne peuvent plus l’ignorer.
Un aspect plus pernicieux du malaise européen se cache dans ce qu’on appelle pudiquement à Bruxelles, le "déficit démocratique" de l’Union. Nos véritables dirigeants sont les 27 membres de la Commission. Ils n’ont aucune légitimité populaire et ne la recherchent pas. "Nous ne changeons pas de politique en fonction des élection" proclamait un vice-président de leur collège, il y a dix-huit mois. En théorie, leurs décisions sont contrôlées par le Parlement de Strasbourg. Mais ce dernier n’est qu’une pâle copie de pouvoir législatif. Ses élus représentent des courants d’opinion souvent instables, toujours minoritaires et qui n’ont reçu que des mandats populaires ténus et confus. Le Conseil européen, qui rassemble les Chefs des Etats de l’Union a, lui, une légitimité incontestable. Mais il ne se réunit que 4 jours par an et il est trop divisé pour imposer à la Commission quelque volonté que ce soit.
Il y a vingt ans, on pensait que ce déficit démocratique serait compensé par les consultations populaires qui étaient organisées chaque fois qu’un nouveau traité "approfondissait" l’Union. Mais les référendums ont vite fait apparaître le contraire de ce qui était espéré. Les Danois, les Irlandais, les Britanniques, les Français, les Néerlandais, ont voté "non" à l’intégration européenne. Surpris et dépités, les fidèles de l’espérance supranationale en sont arrivés à la conclusion brutalement exprimée par Jean-Claude Juncker, le Président de la Commission : "Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens". Les verdicts populaires ont été corrigés par des référendums de rattrapage, comme en Irlande, ou contournés par d’autres procédures, comme en France. Pour que l’Europe progresse, les instances de l’Union n’ont pas hésité à piétiner les souverainetés nationales et leurs expressions les sacrées : des votes libres.
Ces deux exemples montrent que la mal dont souffre l’Europe ne peut trouver son vrai remède dans des recettes aussi simplistes que la création d’un poste de ministre des finances de la zone euro ou un nouveau fonds de garantie commune. Si l’on va au fond du problème, on aboutit à un constat simple : ce qui est en cause, c’est l’idéologie européenne elle-même. Elle a pour principe central la croyance selon laquelle les identités nationales sont devenues des anachronismes et doivent être dépassées. Dépassées par quoi ? Par une organisation post-identitaire qui se substitue peu à peu à nos vieilles nations et qui repose sur quatre piliers. Ce sont les "quatre libertés" que François Hollande vient de proclamer irréversibles et non-négociables : libertés de circulation des biens, des services, des hommes et des capitaux. Les partisans de l’ordre post-identitaire croient tellement que leur idéologie répond à l’appel de l’Histoire qu’ils tiennent pour secondaires, voire négligeables, les volontés nationales. Elles expriment des identités moribondes. Ils attendent avec ferveur la naissance d’un homme nouveau – le citoyen européen - et une communauté politique nouvelle – l’Union européenne.
Leur ambition est-elle réaliste ? En pratique, l’intégration menée au nom des quatre libertés a abouti à la formation d’une oligarchie technocratique et financière qui, comme espéré, s’est détachée des anciennes patries. Les peuples, eux, n’ont pas cette chance. Ils sont menacés par des formes nouvelles d’aliénation qui s’appellent précarisation du travail, appauvrissement et exclusion. Les Grecs en éprouvent douloureusement le poids. Mais la plus répandue, la plus redoutable des aliénations provoquées par l’Europe, c’est la privation d’identité nationale. Amputer l’être humain d’une part essentielle de son identité, qui est l’appartenance à une nation, c’est lui faire violence et s’exposer à de virulents chocs en retour. L’accroissement des pouvoirs abandonnés à Bruxelles a eu pour conséquence inévitable l’audience grandissante des partis dits identitaires comme le Front national en France et l’UKIP en Angleterre. Ailleurs les circonstances ont porté les électeurs vers des identités nationales de substitution comme on le voit en Ecosse, en Catalogne, en Lombardie, voire en Corse. Nos gouvernants, qui croient de leur devoir de faire progresser le projet européen, sont désemparés devant ce contrecoup qu’ils n’avaient pas prévu. Ne sachant comment le parer, ils se répandent en vaines incantations.
Le rêve d’une Europe post-identitaire a soulevé les espoirs de la génération devenue adulte en 1968. Il se dissipe à mesure que cette génération quitte la scène et que ses illusions deviennent criantes. Il laisse derrière lui des nœuds de contradictions que la génération montante aura beaucoup de mal à défaire. Les Anglais sont les premiers à s’y essayer, sans doute parce qu’ils sont les plus chatouilleux quant à leur identité et les plus menacés par son déchirement. D’autres peuples suivront. Les Allemands viendront en dernier. L’agonie de l’Europe post-identitaire sera alors terminée.