Erdogan et Poutine ne sont pas comparables
Article rédigé par Liberté politique, le 09 mars 2016 Erdogan et Poutine ne sont pas comparables

Au moment où les armées turque et russe se font face dans le Nord de la Syrie, au risque de déclencher un conflit de première magnitude, l'OTAN pouvant en cas d'accrochage, se solidariser avec la Turquie qui en est membre, bien des éditorialistes rapprochent Poutine et Erdogan comme deux nationalistes, hommes d'autorité, plus ou moins dangereux.

En réalité les positions des deux hommes ne sont pas comparables.

Régime nationaliste et régime idéologique

 

On ne saurait confondre un régime national, voire nationaliste, plus ou moins autoritaire et un régime idéologique. Le premier suit une politique étrangère classique de défense des intérêts nationaux et rien d'autre. Quand il s'agit d'une grande puissance, ce souci des intérêts nationaux peut s'étendre au voisinage immédiat (l'Ukraine s'agissant de la Russie) mais ce genre de régime n'a pas de plan de conquête du monde, tout simplement parce qu'il n'a pas d’idéologie à répandre.

Un régime idéologique, c'est autre chose. Le moteur profond de son action politique n'est pas la défense des intérêts nationaux, même s'il s'en préoccupe aussi, il est d'étendre une certaine idéologie au monde entier, ou en tous les cas à d'autres pays. L'idéologie pour cette raison est inséparable de l'impérialisme. Comme une idée peut s’étendre indéfiniment, l'impérialisme d'un régime idéologique n'a pas de limite, en dehors de celle que lui assigne la résistance des autres pays.

Pour dire les choses simplement, si la Russie était un régime idéologique au temps du communisme, elle s'est transformée depuis lors en régime nationaliste classique. On peut la considérer comme un pays qui a été totalitaire et qui ne l'est plus, en marche vers la démocratie, celle-ci étant encore sous Poutine très imparfaite.

La Turquie a suivi le chemin exactement inverse : du temps de Mustafa Kemal et de ses successeurs, elle avait un régime nationaliste classique. Avec Erdogan, elle est en train de se transformer en régime idéologique. Cette idéologie n'a naturellement rien à voir avec le marxisme-léninisme qui était le moteur de l'Union soviétique. Erdogan est un frère musulman qui considère que l’islam a vocation à devenir la religion mondiale et que cette religion doit s'étendre au besoin par la force. Il a aussi la nostalgie du sultanat ottoman qui s’étendait très loin dans les Balkans et qui dominait à la fois la péninsule arabique et le nord de l'Afrique, soit presque tout le monde arabe. Le projet ottoman de conquête de l'Europe a subi plusieurs coups d’arrêt : la bataille de Lépante contre les Espagnols (1571), les sièges de Vienne successifs (1521 et 1683). Au cours du XIXe siècle, les Turcs durent se retirer de la Grèce, puis des Balkans ; Erdogan a le désir secret de venger ces revers. Il pense le faire de deux manières: en entrant dans l'Union Européenne où son poids démographique de 80 millions d'habitants et la sidération de ses partenaires le mettraient vite en position hégémonique, en s'appuyant sur les communautés immigrées musulmanes présentes dans tous les pays d'Europe. On connaît sa fameuse déclaration de 1999 : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats ». L'envoi délibéré de plusieurs centaines de migrants musulmans vers l'Europe à partir de l'été 2015, s'inscrit dans cette stratégie.

Lors de la première guerre mondiale, l'empire turc a été amputé de l'ensemble de ses possessions arabes : Erdogan rêve aussi de reprendre pied dans le monde arabe, à commencer par la Syrie voisine où il aurait aimé installer un gouvernement islamiste proche de lui et pour cela renverser le régime "hérétique" (alaouite) de la famille Assad. Si le régime turc a encore l'apparence démocratique, il ne cesse de se durcir : une partie de l'état major de l'armée, restée kémaliste, a été emprisonné. Des journalistes le sont également en grand nombre. Que ne dirait la presse occidentale si Poutine faisait la même chose ?

 Poutine, lui, n'a aucune idéologie à répandre. Il ne rêve pas que le monde entier, ni même l'Europe, se rallient à la religion orthodoxe ou au culte de la terre russe. Si la démocratie russe est encore insuffisante, elle a fait d'immenses progrès depuis l'époque communiste, alors que, si le régime kémaliste n'était pas vraiment démocratique, il est douteux que la Turquie le soit devenue davantage, quoi qu'on en pense à Bruxelles, depuis la prise de pouvoir par Erdogan (2003).

 

Un conflit asymétrique

 

Sur le plan de la politique internationale, le conflit entre les Turcs et les Russes en Syrie n'est nullement symétrique. La Russie intervient en Syrie en plein accord avec le droit international, à la demande du gouvernement syrien légitime, celui de Bachar el Assad, alors que les interventions de la Turquie dans le Nord de la Syrie, notamment contre les Kurdes de Syrie, se font en violation de la légalité internationale. D'autre part, si la Russie défend le régime syrien, elle n'envoie pas de djihadistes comme la Turquie en envoie en Syrie ni des centaines de milliers des réfugiés en Europe occidentale comme le fait Erdogan, un afflux ravageur incontrôlé qui pourrait avoir un effet profondément déstabilisateur.

Des deux régimes, il est clair que l'un est en position défensive et que l'autre est au contraire en position d'agresseur.

Il est vrai que des experts prétendent souvent que le grand problème d'Erdogan est celui des Kurdes. Certes, le tiers oriental de son territoire est occupé par une population musulmane sunnite qui ne se sent pas turque et dont beaucoup rêvent de rejoindre leurs frères kurdes d'Irak, d'Iran et de Syrie pour constituer un Kurdistan indépendant. Si cela se faisait, la Turquie se trouverait réduite à la portion congrue. Mais si la guerre n'avait pas éclaté dans le nord de l'Irak et en Syrie, guerre dont Erdogan est largement responsable par l'appui qu'il a apporté à Daesh et à d'autres milices islamiques, il est probable que les Kurdes se seraient tenus tranquilles. Les Kurdes de Turquie ne se sont rebellés en 1995 qu'à la suite de bombardements du gouvernement turc. Cela s'est fait peu de temps avant les élections législatives ; sachant que la majorité de la population turque est hostile aux Kurdes, le réveil du séparatisme kurde a permis à Erdogan de resserrer les rangs autour de lui et de remporter une victoire électorale qui était loin d'être assurée.

Contrairement à ce qui se raconte, Poutine ne représente nullement une menace pour la paix en Europe. Comme l'a rappelé récemment Valéry Giscard d'Estaing, la question ukrainienne s'est envenimée au lendemain du coup d'État organisé par les Occidentaux sur la place Maidan en février 2014, lui même issu de la volonté de Bruxelles et de Washington d'englober l'Ukraine dans l'Union européenne et l'OTAN.

Si l'on peut lui reprocher de se mêler des affaires du Proche-Orient, Poutine n'y fait cependant que défendre une position que la Russie avait en Syrie depuis 1954 et que les Etats-Unis ont ouvertement voulu lui reprendre, mais il ne cherche apparemment pas à en conquérir de nouvelles.

Même si les deux sont de vrais chefs, comme on n'en rencontre plus guère en Occident, mettre dans la même catégorie Poutine et Erdogan, est fallacieux. Non seulement parce que Poutine est dans son pays plus populaire qu'Erdogan dans le sien, mais surtout parce que les logiques auxquelles ils obéissent ne sont pas les mêmes. Même si Erdogan est dans l'OTAN, il est le plus dangereux des deux.

 

                                                           Roland HUREAUX