Sur la dignité humaine (1/3)
Article rédigé par Henri Hude, le 11 février 2016 Sur la dignité humaine (1/3)

On entend souvent parler de dignité humaine, mais à tort et à travers et sans trop savoir ce que c’est… Ce qui suit peut aider à clarifier les idées sur ce sujet.

C’est un premier extrait d’une conférence que j’ai prononcée à Rome, le 5 novembre 2015, au Congrès pour le 50ème anniversaire de la publication de la constitution Gaudium et spes, de Vatican II.  Ce congrès était organisé par le Conseil pontifical Justice et Paix. Le sujet de cette conférence était : rapport entre la dignité humaine et la loi naturelle selon Gaudium et spes et son actualité.

Tradition des peuples. Ancienne conception du rapport entre dignité humaine et loi naturelle

 

Nous avons la chance d’être ici à Rome, où ont commencé la carrière et la fortune de la « dignitas ». Le mot latin « dignitas » est d’abord un nom concret. Son pluriel « dignitates » désigne d’abord les détenteurs du pouvoir politique, puis leurs fonctions. Le singulier « dignitas » désigne tel caractère de ces « dignités ».

Quel est ici le rapport entre la dignité et la loi ? C’est le rapport entre le pouvoir souverain, législatif, et la législation établie par ce pouvoir. Bien sûr, il ne s’agit encore que de loi civile et de dignité politique.

Une autorité, une dignitas, est ce qui impose le respect, par suite, l’obéissance. Inversement, l’objet du respect, c’est toute dignité entendue comme autorité : par exemple, le paterfamilias, chef de famille et maître du dominium, le peuple romain dans sa République, ou le citoyen romain.

Dans ce contexte, le terme grec d’autonomie (autonomia) désigne d’abord l’indépendance d’une cité, qui se gouverne d’après ses propres lois. 

La dignité s’attache donc premièrement à la puissance et à l’autorité, deuxièmement à la liberté – la liberté politique de ceux qui sont des maîtres.

Cette dignité, principalement politique, a pour cela une dimension esthétique, car l’être de l’autorité n’est pas sans sa projection, qui exige son apparaître, par lequel elle en impose. Cet apparaître essentiel est ladignitas de l’autorité. La dignitas est une expression de la puissance et de la justice du pouvoir. Les Romains appellent ‘decor’ l’expression de la puissance, plus physique, et ‘decus’ l’expression de la justice, plus morale. De decus vient ‘décence’. Tous ces termes ont même racine « dec ». Dignus, digne,vient de la forme archaïque dec-nus[1]. Nous exprimons notre reconnaissance de la dignité par le respect et l’obéissance, mais aussi par l’honneur rendu – honor/honos, d’où viennent ‘honnête’ et ‘honnêteté’. 

La vieille dignitas romaine n’est donc pas que politique, ou esthétique. Elle a aussi une dimension morale. Le Droit lui-même déclare : non omne quod licet honestum est. L’honnêteté des mœurs ne permet pas de faire tout ce que permettent les lois, mais seulement quod decet, ce qui est décent, digne.

Le bon citoyen, honnête homme, reconnaît une norme supérieure de décence, de dignité (G.S., n°16-1), même quand la loi civile lui laisse toute latitude. Cette norme de décence préserve la dignité de ceux qui lui obéissent[2].

Voici donc la structure de la dignité dans la tradition romaine : la loi intérieure et supérieure constitue la dignité de l’autorité, d’où vient la dignité de la loi humaine.

Cette loi intérieure et supérieure est un fait indubitable, et un fait pur. Elle conduit à découvrir la dimension métaphysique de la dignité humaine. Les Anciens vont en effet interpréter ce fait de deux manières :

Soit ils vont s’arrêter aux lois elles-mêmes. C’est ce que fait l’Antigone de Sophocle. « Il y a les lois éternelles », « non faites de main d’homme » (cf. G.S., n°16-1[3]), comme des absolus que vise l’esprit, telles les idées platoniciennes.

Soit ils vont dépasser « les lois » vers leur fondement. Ayant quelque chose d’absolu, elles sont forcément enracinées dans l’Absolu, ou dans quelque chose qui en provient et qui est au-delà de la volonté de l’individu ou des consensus empiriques. Ce « quelque chose » est appelé la « nature ». Dans sa Rhétorique, Aristote parle ainsi de la loi commune à tous les hommes et qui existe conformément à la nature[4]Quant à l’Absolu lui-même, les Stoïciens le nomment parfois Nature, parfois Dieu et parfois Raison. La loi première a ainsi plusieurs noms : loi commune, loi universelle, loi divine, loi de Raison, ou encore loi naturelle[5].

Ceci n’est pas simplement gréco-romain. Par exemple, le plus fameux des classiques chinois, le Tchoung young, le Livre de l’invariable milieu, compilé par le petit-fils de Confucius, commence ainsi : « La loi que le Ciel a mise dans le cœur de l’homme s’appelle la loi naturelle. L’observation de la loi naturelle s’appelle la voie[6]. »

Intellectuellement, les Anciens restent à mi-chemin entre le monothéisme et une version rationaliste de la religion de la Nature. Mais, affectivement, il y a déjà un Seigneur de la Nature (cf. G.S., n°10-2). Ainsi donc, les Stoïciens ont enrichi la vieille structure romaine : de la dignité ou souveraineté suprême de Dieu, et de sa loi éternelle qui est lui-même, provient la loi naturelle, d’où provient à son tour la dignité de l’autorité humaine et la dignité de la loi positive. La pensée de saint Thomas sur la loi éternelle[7] et la loi naturelle ne se distingue de celle des Stoïciens, telle que nous la présentons, que par une conception nette de la transcendance divine.  

Parce que cette loi première est sage, son Fondement absolu devient aux yeux de l’homme un mystère de dignité infinie. A partir de cette loi qui régit l’ordre universel et tout le genre humain, l’homme se découvre pareil à un homme d’Etat dans l’empire de l’univers ou la république universelle, pour employer les termes de saint Augustin[8]. Sous cette loi universelle, qui assure le bien commun universel (cf. G.S., n°3), l’homme dispose d’un pouvoir exécutif et judiciaire, et même d’un pouvoir législatif second. Ce pouvoir est le libre-arbitre même.

La dignité de l’homme est d’abord l’éclat de cette autorité légitime, qu’est sa liberté fondée dans la loi naturelle.

Elle est ensuite la noblesse de la liberté dont jouit cette autorité dans sa sphère de compétence, à commencer par l’intimité de sa conscience. 

La dignité de l’homme vient enfin, directement, de sa vive ressemblance avec le Souverain de l’univers. Cléanthe écrivait : « O (…) souverain de la nature (…), qui soumets tout à une loi,  (…) nous naquîmes de toi, nous sommes de toi une fidèle image[9]. »   

La conscience (G.S., n°16) révèle à l’homme dans sa conscience son humanité. L’homme, faisant retour sur lui-même, se découvre ouvert à l’ordre universel des êtres et visant le Principe premier de cet ordre[10]. La responsabilité caractérise son action. Il découvre ainsi sa différence d’avec les choses et sa ressemblance avec Dieu. Le mot de « personne » dit déjà cette différence et cette ressemblance. Le Droit, et donc toute société libre, reposent sur cette distinction – fondamentale – entre les personnes et les choses (cf. G.S., n°26-2). La dignité est ici le droit naturel à une participation au respect que l’on doit à Dieu et à sa Loi. Et la personne commande le respect, en vertu de son haut degré de participation à Dieu. Cette dignité ontologique d’abord, morale et politique ensuite, est la dignité humaine.  

 

 

 

[1] « A dignus, écrivent les grands étymologistes Ernoult et Meillet, se rattachent deux substantifs : decus,decor. Decus signifie ‘bienséance, décence, dignité’ ; d’où ‘honneur’ et ‘beauté’, la beauté physique s’accompagnant de la dignité morale. Mais ce dernier sens est plutôt réservé à decor. Isidore de Séville précise que ‘decus fait référence à l’âme [ou l’esprit], decor à la forme du corps’. À rapprocher de honos, qui sera remplacé par honor, honneur décerné à quelqu’un, dieu, homme, voire un mort (le sentiment de l’honneur se disant plutôt honestum). Honos traduit le grec doxa, « opinion, réputation, gloire ». A. Ernoult et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, 4e éd., Paris, Klincksieck, 1959 (decet et honos).

[2] Il est décent de reconnaître des lois communes à tous les peuples. Le droit romain, et Gaudium et spes, les appellent le « droit des gens » (n°79-2). Ce droit fait du genre humain une communauté pré-politique et suprapolitique, dotée d’un bien commun universel (n°68-2, 84-2), qui est le respect des personnes partout sur la terre et la décence des rapports entre peuples.

[3] « Une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir. » (n°16-1).

[4] Aristote, Rhétorique, ch.13 et 15 : «  (…) la définition du juste et de l'injuste se rapporte à deux sortes de lois (…) la loi particulière et la loi commune. La loi particulière est celle que chaque collection d'hommes déterminée (…). La loi commune est celle qui existe conformément à la nature. En effet, il y a un juste et un injuste, communs de par la nature, que tout le monde reconnaît par une espèce de divination, lors même qu'il n'y a aucune communication, ni convention mutuelle. C'est ainsi que l'on voit l’Antigone de Sophocle (deuxième épisode) déclarer qu'il est juste d'ensevelir Polynice, dont l'inhumation a été interdite, alléguant que cette inhumation est juste, comme étant conforme à la nature. Ce devoir ne date pas d'aujourd'hui ni d'hier, mais il est en vigueur de toute éternité, et personne ne sait d'où il vient. »

[5] Cléanthe le Stoïcien écrit dans son Hymne à Zeus : « O Zeus, (…) souverain de la nature, (…) qui gouvernes tout, qui soumets tout à une loi ! (…) attire l’âme de l’homme jusqu’à cette raison éternelle, qui te sert de guide et d’appui dans le gouvernement du monde (…) car (…) il n’y a rien de plus grand que de célébrer dans la justice la raison sublime qui préside à la nature. »

[6] Traduction française par Séraphin Couvreur (1835-1919).

[7] Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, Q.93, notamment art.3. 

[8] Saint Augustin, De Trinitate, L.III, ch.4.

[9] Cléanthe, Op.cit.

[10] « Roi des éclairs et du tonnerre, 
Sauve les hommes du péril et que ta bonté les éclaire, 
Que le jour se fasse en leur âme, et que resplendisse à leurs yeux 
Ta loi, cette immuable loi, raison des mortels et des dieux. 
Père, (…) cette chaîne d’or qui relie ensemble la terre et le ciel,

Dieu souverain, c’est ta justice, — elle est pour tous l’ordre éternel. » Op.cit.