Article rédigé par Pierre de Lauzun, le 24 novembre 2015
À la suite des terribles évènements qui ont frappé la France en novembre le thème de la laïcité est de nouveau mis en avant. Les religions sont coupables. Toutes. Plus on les refoulera dans l’espace privé, et plus l’espace public sera neutre, moins on aura de violence. Les intellectuels ne sont pas en reste.
Comment peut-on manquer à ce point de sens historique ? Et même d’un regard lucide sur le monde actuel ? L’essentiel de la violence intolérante, depuis trois siècles, est le fait de doctrines politiques, essentiellement laïques et antireligieuses. Et de même qu’il y a des conceptions politiques bonnes ou mauvaises, les religions ne sont pas semblables – notamment en regard de la violence et de l’intolérance.
La violence collective est laïque
Rappelons donc les faits. Depuis 1789 le monde a connu une considérable accélération et intensification de la violence collective. Sur le plan militaire avec la conscription qui a conduit à la mobilisation pour la guerre de millions puis de dizaines de millions de personnes, pour continuer avec le massacre en masse des civils — qui a culminé avec les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, notamment par les Alliés, mais qui continue trop souvent à caractériser la guerre moderne. Désormais on pourrait presque dire dans bien des cas que les civils constituent la principale cible de l’action guerrière.
Sur le plan politique ensuite avec les effroyables massacres de la Révolution française d’abord, que suivront les autres révolutions, notamment mexicaine, russe et chinoise ; sans parler des génocides nazis. Tant par le nombre des victimes que par la systématicité de ces massacres, ils sont sans précédent, en valeur absolue comme en valeur relative. Le nombre total des victimes dépasse allégrement les centaines de millions. Toutes ces révolutions et analogues étaient en outre de façon caractéristique violemment antireligieuses et notamment antichrétiennes.
Les chrétiens, du côté des persécutés
Quelles sont les violences religieuses comparables sur la période ? En comparaison avec ce qui a été cité, elles sont presque négligeables. Les seules un peu significatives sont les génocides arménien et chaldéen, aux mains des Jeunes Turcs pendant la Première Guerre mondiale. Mais on le reverra, l’Islam est à part — et à côté des laïques, il reste petit bras. Du côté des autres religions, rien de significatif. Côté chrétien, c’est essentiellement côté victime que cette religion apparaît.
Regardons maintenant le monde actuel. Le phénomène de l’islamisme saute aux yeux. Mais hors Islam, où est cette résurgence générale du fanatisme et de la violence religieuse que l’on dénonce ici ou là ? Ne parlons pas des cas où l’appartenance religieuse est un pur vocabulaire, désignant des appartenances nationales ou régionales, comme en Irlande du Nord ou en Yougoslavie.
Du côté des chrétiens, depuis fort longtemps, on ne peut citer aucun cas où ils soient fauteurs de violence religieuse ; et un très grand nombre où ils sont persécutés comme tels, en général par un pouvoir laïque ou musulman. Persécutés souvent, persécuteurs jamais ou presque, les chrétiens sont clairement à part.
Pas beaucoup non plus de persécutions par des bouddhistes, sauf ponctuellement à l’égard de musulmans en Birmanie et en Thaïlande, mais ce sont des ethnies allogènes et le facteur xénophobe est central.
Les juifs religieux extrémistes sont un phénomène limité mais réel ; ceci dit la question des rapports israélo-palestiniens les dépasse massivement.
Plus préoccupant est en Inde l’émergence d’un hindouisme extrémiste et agressif, dont la violence frappe musulmans et chrétiens. Mais là aussi la composante nationaliste est essentielle. Tout ceci est très regrettable mais comparé avec les autres causes de violence ce n’est qu’en facteur relativement mineur.
La spécificité de l’Islam dans le rapport à la violence
En fait et de très loin le phénomène de la violence religieuse à notre époque se relie directement à l’Islam ou une forme d’islam. C’est évident avec le terrorisme, Daech, al Qaida et tous leurs avatars. Mais c’est vrai aussi dans une grande partie du monde musulman et sur ses franges, du Mali à l’Indonésie.
Je l’ai rappelé ailleurs avec beaucoup d’autres : il y a une spécificité du rapport historique de l’Islam avec la violence et la guerre. Bien sûr les tenants d’autres religions ont pu être coupables de violences significatives à certaines époques (chrétiens compris comme on sait). Mais seul l’Islam a dans ses références constitutives, Coran, hadîths et vie du Prophète, une relation avec la guerre et la conquête violente qui est unique. Cette génétique ne s’active que chez certains et à certains moment, mais elle est constitutive. Et d’ailleurs la grande majorité des pays aujourd’hui musulmans le sont par suite d’une conquête militaire.
Surtout, la majorité paisible n’y a pas fait l’effort de déployer les ressources intellectuelles qui lui permettraient de définir un Islam clairement dégagé de ces références conquérantes, avec toute la révision des postulats fondamentaux que cela suppose (littéralité du Coran, exemplarité du prophète, sélection des hadiths etc.).
Toutes les religions ne sont pas égales
Malgré ces faits patents et connus, le parti-pris occidental dominant, par masochisme, antichristianisme, paresse, ou — surtout — par une conception malsaine de la laïcité, est de mettre a priori toutes les religions sur le même plan. Pourtant le prophète Muhammad a passé une bonne partie de sa vie le sabre à la main, tandis que c’est inimaginable pour le Christ, le Bouddha et bien d’autres.
Faire une telle distinction n’est pas qu’une question intellectuelle. Le parti même de la laïcité, c’est de traiter de façon semblable des situations dissemblables. Ce faisant, on est conduit soit à négliger la question spécifique de l’islam et à ne pas poser aux musulmans bien intentionnés les questions qu’on doit leur poser ; soit à refouler tout le religieux dans une réprobation générale, et il ne faut pas s’étonner qu’on rompe alors le fil du dialogue avec lui.
Il importe donc et façon vitale de faire les distinctions nécessaires. Les doctrines ou croyances, qu’elles soient religieuses, philosophiques ou politiques, ne sont pas égales. Par respect de la personne et de ses droits, ou par tolérance pratique, il n’y a évidemment pas lieu d’intervenir lorsqu’une de ces conceptions ne trouble pas la vie commune. En revanche quand il s’avère qu’il y a chez l’une d’elle des points présentant des risques réels, on ne saurait répondre à la question par la neutralité laïque.
Le piège de la neutralité laïque
Car dans la pratique soit celle-ci va rester tolérante et elle laissera les tendances nocives proliférer ; soit elle frappera de façon discriminée et injuste d’autres conceptions, inoffensives, ou même franchement utiles, ne serait-ce que pour répondre à la soif de spiritualité ou d’exigences, ou au besoin d’identification, qui s’exprime chez beaucoup de personnes, et que la laïcité ne satisfait pas. La même remarque vaut d’ailleurs pour le politique — et pour la laïcité elle-même, qui peut être bonne ou mauvaise.
Il faut donc un traitement spécifique de l’Islam. Disons-le clairement, la laïcité à la française n’offre pas de réponse véritable à l’islamisme. Elle est trop hostile à la religion pour le croyant, elle la refoule trop dans l’irrationnel privé pour permettre un dialogue fécond.
Mais elle est inefficace face à l’islamisme, qui repose de toute façon sur un refus global des diverses conceptions non-musulmanes et s’accommode de la sphère privée, qui lui laisse le champ libre. Et surtout une telle laïcité est incapable de demander à l’Islam ce qui est exigé par la situation, à savoir une révision en profondeur de certains de ses fondements et traditions.
Pierre de Lauzun est essayiste, il vient de faire paraître La Finance peut-elle être au service de l’homme ? (DDB), et une Philosophie de la foi (Arjalas). Il a obtenu le prix 2015 de la Fondation vaticane Centesimus Annus pour Finance : un regard chrétien (Embrasure).
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