Article rédigé par Jean-Michel Castaing, le 09 octobre 2015
La crise écologique a des racines plus profondes que ne le laisse penser la vulgate de la pensée écologiste. Ses causes principales sont spirituelles, et sa première origine l’athéisme pratique. Envisager la crise écologique uniquement sous l'angle technique et politique revient en effet à s'enfermer dans un pur immanentisme. Or se tromper de constat revient de facto à se tromper d'écologie, et à entretenir le mal que l’on cherche à éviter.
L'ECOLOGIE est une chose trop sérieuse pour être confiée aux seuls soins des spécialistes autoproclamés ou des politiciens. S'il est une contribution essentielle que les chrétiens peuvent apporter à la réflexion sur les déséquilibres écologiques qui affectent notre planète, thématique appelée à devenir de plus en plus prégnante à l’avenir dans la pensée politique, c'est bien la prise de conscience du lien entre spiritualité et hybris technicienne.
Un problème plus global qu'on ne l'imagine
Tout le monde s'accorde sur le fait que cette démesure est à la source de la grave crise écologique qui menace la survie de notre « maison commune ». Or cette hybris ne résulte pas seulement des possibilités intrinsèques aux trouvailles de la technoscience, ni de la simple soumission de l'homme à sa logique. Certes, la science et la technique imposent leurs modèles, et tentent de nous faire prendre le possible pour le désirable et le souhaitable. Mais avant de devenir une idole dont l'homme baise les pieds, la Technique a assis son règne sur l'oubli de Dieu, sur un athéisme pratique. Cette thèse, seuls les chrétiens sont capables de la tenir à nos contemporains. Encore faut-il qu'ils en démontrent le bien-fondé. C'est ce que je me propose de faire ici.
Ce bref article tentera de retracer succinctement la généalogie de cet oubli de Dieu qui a amené le règne sans partage de la Technique. Entreprise qui est tout sauf spéculation gratuite : en effet, quoiqu'en disent les édulcorations d'usage, la Technique est bien à l'origine des déséquilibres actuels. Les chrétiens sont d'autant mieux placés pour l'affirmer qu'ils n'ont jamais cédé à la tentation de la diaboliser a priori. L'anthropologie issue de la Bible ne nous invite-t-elle pas à « soumettre la Terre » (Gn 1, 28), ainsi qu'il est dit dans le livre de la Genèse ? Et comment le faire sans technique ?
Il ne s'agit donc pas de faire le procès de la technique en général, mais celui de son élévation au rang de divinité. La réflexion chrétienne sur l'écologie, avant de se terminer par la sentence de rejet de la technoscience, est d'abord une analyse de la crise de l'esprit qui affecte notre Modernité tardive. Crise qui, en même temps qu'elle rejetait Dieu, hissait la Technique sur les autels d'une adoration qui se trouvait privée d'objet.
Une tendance lourde qui n'est pas née d'hier
Il est de bon ton dans certains milieux chrétiens de se plaindre de l'oubli de Dieu chez les jeunes, de déplorer les ravages causées par la sécularisation, formidable tsunami spirituel qui se traduit notamment par une baisse vertigineuse de la pratique religieuse. Indéniablement cet athéisme a pris une ampleur inégalée dans notre Modernité tardive. Aussi ceux qui refusent de s'en accommoder parce que « c'est ainsi et pas autrement », sont parfaitement dans leur droit lorsqu'ils en déclinent les conséquences fâcheuses. S'habituer au mal, se mithridatiser chaque jour un peu plus à son égard, n'a jamais été la meilleure solution pour le faire reculer. Se taire et se résigner parce que « tout le monde fait et pense ainsi » n'est pas une attitude évangélique.
Cependant le regret légitime des époques durant lesquelles la religion scandait la vie quotidienne des populations ne doit pas masquer le fait que cet athéisme ne nous est pas tombé subitement dessus, telle une catastrophe naturelle soudaine et inopinée. Même si cette apostasie de grande échelle s'est accélérée ces dernières décennies, elle ne date pas d'hier. Si nous voulons conserver quelque chances de renverser la vapeur de cette tendance lourde, il est nécessaire de garder à l'esprit qu'elle agit sur le temps long. Il est surtout important de spécifier les trois étapes qui ont scandé ce long processus de sécularisation ayant abouti à cet athéisme pratique qui règne sur nos sociétés soi-disant « avancées ».
Les racines spirituelles de la crise écologique
L'étude de la généalogie de cette occultation de Dieu pourrait laisser croire que c'est là une tendance inéluctable, voire nécessaire. Il n'en est rien. Celle-ci ne s'inscrit pas dans une dialectique de la marche du monde, telle que Hegel l'a conceptualisée. L'oubli de Dieu est le fruit de la liberté de l'homme, auquel Dieu s'adresse et demande son assentiment. Jamais Dieu n'a cultivé le projet pervers de conduire l'histoire du monde en organisant sa propre éviction par les hommes !
En revanche, il n'est pas faux de penser que le christianisme est mieux armé que d'autres religions pour penser le phénomène massif de la sécularisation. Pourquoi ? Parce que l'homme, tel que le comprend la révélation judéo-chrétienne, est essentiellement libre face à la proposition que lui fait Dieu. Aussi questionner le mystère de la Révélation conduit à questionner par contrecoup le mystère connexe de son oubli, de son occultation, de sa négation.
Tenter d’analyser les enjeux de l’auto-communication de Dieu aux hommes, en passant sous silence le phénomène de la sécularisation, reviendrait à cultiver une vision tronquée de la réalité. La raison profonde en est qu'en se révélant, Dieu prend le risque de voir son offre dédaignée et déclinée par les hommes. Cette possibilité du refus par l’homme de la proposition divine entre dans la caractéristique de la Révélation gratuite, sans nécessité, telle que la Bible nous la décrit. Dieu, en son Fils, a d’ailleurs assumé cette fin de non-recevoir avec la Croix. Toutefois, cela ne signifie pas que la dimension dramatique de ce « non » à Dieu doive être édulcoré.
Car ce refus va avoir des conséquences dramatiques dans les Temps modernes. La crise écologique actuelle en recueille les fruits les plus amers. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons pas faire l’impasse sur l’analyse des causes de l’athéisme si nous désirons prendre la mesure des enjeux auxquels cette crise nous confronte.
L’oubli de Dieu en trois étapes
Nous pouvons distinguer trois étapes dans ce long processus d’oubli de Dieu : l'étape mondaine, l'étape transcendantale et l'étape de la volonté « au carré », de la volonté de volonté.
Dans l'étape mondaine, l'homme, obnubilé par l'étant, par ce qui apparaît, oublie la source qui lui donne les créatures du monde (ce que Heidegger traduira par l'« oubli de l'être », oubli découlant de l'essence de l'être). Le souci exclusif de la création en arrive à oblitérer le Créateur.
Cette tentation n'est pas nouvelle. Déjà le livre de la Sagesse nous mettait en garde contre elle : « Vains par nature tous les hommes en qui se trouvait l'ignorance de Dieu, qui, partant des biens visibles, n'ont pas été capables de connaître Celui-qui-est, et qui, en considérant les œuvres, n'ont pas reconnu l'Artisan. [...] Car la grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur Auteur. [...] S'ils ont été capables d'acquérir assez de science pour pouvoir scruter le monde, comment n'en ont-ils pas plus tôt découvert le Maître ! » (Sg, 13).
Seconde étape de l'oubli de Dieu : le moment transcendantal. L'homme tente alors de définir les conditions à partir desquelles son expérience du monde est possible. Le centre d'intérêt se déplace du monde vers le sujet. Le monde dés lors n'est plus appréhendé comme physis, nature, ou création, mais comme objet. Descartes et Kant sont les noms emblématiques de ce moment historial centré sur l’individu.
Dernière étape : le stade de la volonté de la volonté. Le centre d'intérêt devient maintenant l'homme comme acteur de la transformation du monde. L'homme devient son propre créateur et rédempteur par la médiation du processus d'auto-déploiement de l'histoire à partir de ses propres ressources. Si bien que Dieu est expulsé de la dernière prérogative que lui laissait le stade précédent, quand l'homme consentait encore à lui accorder une hypothétique fonction de « fondement du monde ». Celle-ci étant dévolue désormais à l'histoire, qui devient catégorie dominante, Dieu se trouve ravalé au rang d’un « concept » inutile, voire dangereux. Ce qui « a toujours été » est dès lors supplanté dans l'estime des hommes au profit de ce que seront « les lendemains qui chantent ».
« La Modernité s'est comprise comme nouveauté, modernité et comme avènement d'une ère nouvelle, écrit le théologien Jean-Louis Souletie. L'histoire devient une métacatégorie, c'est-à-dire un point de vue englobant tous les autres. Et le progrès de l'histoire n'est pas de l'ordre d'une perfectibilité progressive des institutions et des hommes mais de celui d'un développement de quelque chose qui était au début et que Hegel appelle l'Esprit [1]. »
On notera au passage que cette dernière étape correspond à l'appropriation par l'athéisme de la primauté de l'eschatologie, de ce qui vient en toute fin d'un processus, sur l'originel ou l'immémorial indépassable, sur ce qui a toujours été – primauté du dernier sur l’originel que la Bible avait inculquée à l'Occident. L'occultation de Dieu découle bien, ainsi que l'avait vu Chesterton, d'« idées chrétiennes devenues folles ».
Du jardin d'Eden à la Modernité : une vaste inclusion
L'oubli de Dieu passe donc par trois étapes successives. Dieu est d'abord oublié en tant que Créateur. Ensuite il est compris comme l'Objet dont l'esprit humain a besoin pour stabiliser son système du monde et son savoir absolu – quand il ne Le confond pas avec les différents moments que parcourt l'esprit humain afin de parvenir à la conscience de soi. D'après ce dernier point de vue, Dieu est alors l'« âme du monde ».
Enfin, dernière étape : l'homme, en tant que démiurge du monde et de lui-même, expulse Dieu du monde ainsi que de l'« arrière monde » comme un concurrent dangereux et importun. La boucle est bouclée. La Modernité entretient dans nos esprits la même image de Dieu que celle que le serpent des origines avait tenté d'instiller avec succès dans l'esprit d'Adam et Ève : celle d'un potentat avare de ses biens, jaloux de ses prérogatives et inquiet de la concurrence possible de cet être pensant, l'homme. Entre le livre de la Genèse et les Temps modernes, l'inclusion est parfaite !
On pourrait ajouter une quatrième étape à ce processus : celle de la postmodernité pour laquelle le militantisme athéologique n'est plus de saison. Dieu est évacué maintenant par indifférence. Plus besoin de salut, immanent ou transcendant : l'homme postmoderne a définitivement entériné la soumission de sa liberté à l'instant présent et à sa vacuité consumériste.
Les conséquences politiques et écologiques de l'athéisme
Ces trois étapes ne sont pas neutres pour ce qui regarde les rapports que l'homme entretient avec le monde extérieur. C'est ici que cette brève étude de la généalogie de l'athéisme moderne rejoint la préoccupation écologique qui s'exprime dans l'encyclique du pape François Laudato si'.
La première étape, en évacuant le Créateur pour ne plus se focaliser que sur les créatures, a contribué à l'avènement de l'immanence pure. Une des conséquences les plus funestes de cet immanentisme réside dans la confusion du pouvoir et de la société civile. En l'absence de toute transcendance à laquelle les dominés pourraient en appeler face à leurs oppresseurs, la société vivant sous le régime de l'immanence pure est en effet un corps organique où tout le monde surveille tout le monde, où l'Un ne se trouve plus au ciel mais sur la terre. Sous le règne d'une telle immanence, toute déviation et tentative d'évasion sont bannies et réprimées pour la bonne et simple raison que le corps social est sa propre finalité.
Close sur elle-même, la société privée de transcendance n’a d’autre référence que son propre fonctionnement. De quelle hauteur, de quel lieu prétendre pouvoir la critiquer si personne n’est plus en mesure de se positionner en dehors d’elle ? Qui sera en mesure de stopper le train fou de la technicisation à outrance, intégrale, du monde ?
L'étape suivante, qui pose le monde extérieur comme pur objet, constitue les prolégomènes de la domination sans état d'âme de l'homme sur la nature. Il ne s'agit plus ici de « cultiver son jardin », mais bien d'exploitation sans pitié, d'arraisonnement de l'étant par la technique, ainsi que l'a analysé Heidegger.
D'ailleurs, la matière inanimée n'est plus seule à être disponible, soumise à la technique. Le vivant entre à son tour dans la danse de la manipulabilité générale. Sous le scalpel des biotechnologies, le corps humain devient lui aussi objet plastique. Advient alors le règne du Gestell heideggerien étendu à l'homme tout entier. C'est la raison pour laquelle une écologie qui ne s'occuperait que du minéral, du végétal ou de l'animal, sans se soucier des tentatives de modification de la nature humaine, manquerait l'essentiel de sa cible. Pourquoi dénoncer les OGM dans les aliments de nos assiettes, et tolérer dans le même temps, voire favoriser, les bricolages génétiques pour la procréation humaine ?
Enfin le troisième stade de l'athéisme, celui de la volonté de la volonté, consacre le règne de l'hybris, de la démesure de ceux qui « dévastent la terre », selon la forte expression de l'Apocalypse. Règne d'une liberté complètement déconnectée de toute vérité, soumise à l'arbitraire d'une volonté de puissance incontrôlable.
Ne pas se tromper d'écologie
Ainsi étudier les racines de l'athéisme, loin de nous détourner des préoccupations de nos contemporains, nous permet au contraire de mieux adapter les remèdes aux causes profondes de la crise écologique sans précédent traversée par notre civilisation technicienne. De telle sorte que nos récriminations ne se réduisent pas à quelques vœux pieux et irréalisables.
Si l'avenir veut conserver quelques chances d'accoucher de perspectives positives, il lui sera nécessaire de connaître au préalable la provenance du présent dont il espère corriger les tendances profondes mortifères, c'est-à-dire de faire la généalogie de l'athéisme qui a rendu possible l'impasse politique et écologique qui est le nôtre aujourd'hui.
Envisager la crise écologique uniquement sous l'angle technique et politique, en s'interdisant de penser ses soubassements spirituels, revient en effet à s'enfermer dans un pur immanentisme, et au final à retomber dans le travers que nous tentons de dénoncer. C'est laisser l'homme seul dans son face-à-face avec la Technique. Interdit de transcendance, il est malheureusement probable qu'il ne se tourne dès lors vers les sectes qui ne manqueront d'exploiter à leur profit son désarroi et sa déréliction.
Transcendance sectaire au rabais qui, loin de pousser l’individu postmoderne à prendre les problèmes politiques et écologiques à bras-le-corps, le pousseront au contraire à fuir le monde. L'écologie à laquelle ces sectes gnostiques initient leurs membres s'apparente davantage à celle du New Age qu’à celle dont le pape François nous invite à découvrir les richesses dans la sagesse chrétienne au fil des pages de l'encyclique Laudato si'.
C’est un fait indéniable : se tromper de constat revient de facto à se tromper d'écologie. Face à un tel défi, la réflexion n'est jamais de trop. Pour ne citer que le seul exemple du « Nouvel Âge », il n'est jamais superflu de préciser de quel type d'écologie il est question dans un débat d'idée. L'écologie que ce courant de pensée véhicule est plus proche des superstitions ésotériques et spiritistes que d'une pensée politique structurée et cohérente. Selon le « Nouvel Âge » en effet, « la Nature est un être vivant parcouru par des influx de sympathie et animé par un feu secret que les êtres humains cherchent à maîtriser. Les hommes peuvent entrer en contact avec les mondes supérieurs ou inférieurs par l'imagination (un organe de l'âme et de l'esprit), ou à travers des médiateurs (anges, esprits, démons) ou des rituels [2] ».
Comme on le voit, le « Nouvel Âge » n'est pas loin de substituer la Nature à Dieu ! Un dieu qui se confond avec l'Énergie cosmique. On est loin ici du Dieu personnel de la révélation biblique. Ainsi se confirme le constat que nous établissions au début : l'écologie regarde autant, sinon plus, l'esprit, la spiritualité, que la politique. Afin que la réflexion ne se retrouve parasitée par les gnoses de tout poil, il n'est pas inutile de préciser la compréhension et l'extension du concept d'« écologie », c’est-à-dire la définition que l’on peut donner de l’écologie ainsi que l’ensemble des objets que ce concept désigne ou concerne de près.
L’écologie est chose trop sérieuse pour être confiée aux seuls « spécialistes ». Comme toute problématique politique d'envergure, sa dimension ressortit d'abord de la spiritualité. Aussi les croyants ont-ils leur mot à dire à son sujet en tant que croyants — ce qui ne signifie qu'ils seront plus clairvoyants que les autres à l'arrivée.
L'expertise de la foi
Comme nous l'avons vu plus haut, la Technique a pris la place laissée vacante par l'éviction de Dieu. Si nous ne voulons pas qu'elle prenne toute la place, et réduise à néant les efforts des hommes pour la maîtriser, il devient plus urgent que jamais de la penser plus globalement qu'il n'a été fait jusqu'à maintenant.
Laissée aux seuls soins des spécialistes, l'écologie n'a aucune chance de renverser les tendances lourdes d'un monde de plus en plus technicien et replié sur lui-même. Sur ce terrain, pour les chrétiens, l'heure n'est plus au mutisme ni à l’« enfouissement ». L’écologie politique restant dépendante des ressources de l'esprit pour son inscription durable dans le mouvement de l’histoire, l'« expertise » de la foi se révèlera déterminante sur ce sujet dans les temps à venir.
Jean-Michel Castaing est essayiste et théologien. Dernier ouvrage paru : 48 Objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).
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[1] J.-L. Souletie, La Crise, une chance pour la foi, éd de l'Atelier, Paris, 2002, p. 18.
[2] Jésus-Christ, le porteur d'eau vive, une réflexion sur le « Nouvel Âge », Document du Conseil pontifical pour la culture et du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, La Documentation catholique, 2003, n° 6, p 282.