La guerre juste (II/V). Le mal et l'énigme de l’homme
Article rédigé par Henri Hude, le 07 octobre 2015 La guerre juste (II/V). Le mal et l'énigme de l’homme

Si la guerre est le propre de l’homme, pourquoi l’homme est-il tenté de faire le mal et l’injustice que sa conscience réprouve ?

Il y a dans la nature de l’homme quelque chose de profondément mystérieux. L’homme est une espèce hypersociale, dont les moyens intellectuels et physiques lui permettent de ne pas trop être soumise à la loi de la rareté. Il dispose d’un langage, unique en son genre. Il a par ailleurs une aptitude forte à l’amitié, à l’amour, il est très sociable, et la longueur de l’éducation est exceptionnelle (de l’ordre de quinze ans), les animaux étant tous adultes beaucoup plus vite.

Un être si social et doué de raison devrait normalement régler les différents non par épreuve de force mais par discussion ou arbitrage. Or le fait est qu’il n’y arrive pas si souvent. C’est la marque d’un défaut d’orientation vers le Bien et d’un déséquilibre aussi universel que fondamental, que l’on constate chez l’homme et chez l’homme seulement.

C’est donc un fait que l’homme est un être de la nature, qui très couramment ne suit pas sa loi naturelle.

Nous sommes, avec l’homme, face à une nature définie (comme toute nature) par des lois, mais qui (très souvent) ne les suit pas. Autrement dit, il y a en l’homme quelque chose de détraqué, comme une maladie héréditaire qui l’infecterait en ce qu’il a de plus spécifique. De là le sérieux de la question du salut.

L’universalité de la guerre démontre ainsi combien pertinent est le concept de péché originel [1].

La notion de justice pour l’homme

Être juste consiste à obéir à la loi de paix, appelée loi naturelle [2], pour vivre en paix et bienveillance mutuelle, ce qui est de plus l’intérêt commun. Le droit, essentiel à la constitution de l’homme, est la mise en œuvre raisonnable de cette loi de paix inscrite dans notre constitution, notre nature. Le juste varie dans ses applications circonstanciées, mais dans son noyau essentiel n’est pas arbitraire. Le langage humain a ainsi la particularité universelle de signifier le vrai et le faux, le juste et l’injuste [3].

La guerre se manifeste lorsque l’homme ne suit pas cette loi qui est inscrite en lui et quand les hommes ne se parlent plus. Si l’homme en vient à ne pas suivre sa propre loi, il retombe au niveau des animaux, à cette différence près que les animaux, eux, ont une régulation naturelle de la violence, et que l’homme, lui, a décidé d’ignorer la sienne.

La nécessaire idée de péché originel

Sans l’idée de péché originel, la pensée de l’homme est prise dans des contradictions invincibles, pratiques aussi bien que théoriques.

 Supposons que la guerre soit dans la nature la plus essentielle de l’homme, dès le premier instant où l’on peut dire qu’il y a homme. Comment pourrait-on alors discerner dans cette nature, nécessairement prise en bloc, entre du bon et du mauvais, sauf à en détruire l’unité ? Comment cette nature ne serait-elle pas ou toute bonne, ou toute mauvaise ?

Mais alors, c’est de deux cas l’un :

- ou bien nous voulons une morale optimiste et nous disons que la nature est bonne telle qu’elle est, mais nous finissons alors par admettre la violence et la guerre comme un droit sacré et notre optimisme devient barbare — car rappelons-nous que la guerre n’est pas dans l’homme un résidu d’animalité, mais lié à la spécificité humaine ;

- ou bien nous acceptons une morale sévère et pessimiste, et nous devons poser un dualisme entre cette nature mauvaise et une raison contrenature qui impose la paix. La morale aboutit alors à un moralisme névrosant. Celui-ci finit par exploser et par faire place au défoulement amoral de la violence pure.

Quant à la guerre, on ne sait plus s’il faut y voir l’essence des choses, ou le mal absolu, ou les deux à la fois. D’où le nihilisme profond. Et l’éthique, en tout cas, est hors d’état d’avoir prise sur cette situation humaine si importante : la guerre.

À bien y réfléchir, la thèse du péché d’origine énonce donc seulement (du point de vue philosophique) une distinction réelle (mystérieuse, assurément) entre nature humaine essentielle et nature humaine déchue. Si nous nions cette thèse, nous affirmons alors le caractère essentiel de tout ce qu’on trouve en nous-mêmes, y compris du pire [4].

En d’autres termes, il y a trois options :

- ou bien l’optimisme qui devient barbare, après s’être cru civilisé ;
- ou bien le pessimisme moralisateur et inefficace ;
- ou bien l’acceptation de quelque chose de mystérieux, soit doctrine théologique du péché originel, soit correspondant philosophique éventuel, étant exclue (pour les raisons indiquées dans l’article précédent) l’idée que le péché originel puisse être un simple passage de l’animalité à l’homme.

 

 

Henri Hude est philosophe, professeur aux écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan. Il a enseigné à l'Institut pontifical Jean-Paul II près l'Université du Latran. Dernier ouvrage paru : La Force de la liberté : nouvelle philosophie du décideur (Economica, 2011).

 

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 Pourquoi les hommes font-ils la guerre ? (I/V)

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NOTES
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[1] Eléments théologiques sur le péché originel. Le péché d’origine est pour la raison une hypothèse anthropologique quasi nécessaire. Il est, pour la religion chrétienne, un objet de foi. À ce sujet (pour ne parler ici que de la confession catholique), voir Catéchisme de l’Église catholique, p. 385-409. Le magistère catholique y affirme que « le récit de la chute (Gn. 3) utilise un langage imagé, mais il affirme un événement primordial, un fait qui a eu lieu au commencement de l’histoire des hommes (concile Vatican II, Gaudium et Spes, 13, § 1). La Révélation nous donne la certitude de foi que toute l’histoire humaine est marquée par la faute originelle librement consentie par nos premiers parents » (§ 390). Il y a là un enseignement constant de l’Église catholique et on peut même dire de toutes les confessions chrétiennes. Le Catéchisme publié par Jean-Paul II renvoie à Vatican II, qui, dans la constitution pastorale Gaudium et Spes, déclare (loc.cit.) : « Constitué par Dieu dans la justice, l’homme, persuadé par le Malin, dès le début de l’histoire, a abusé de sa liberté, se dressant lui-même contre Dieu, et désirant atteindre sa fin hors de Dieu » (texte latin : « In justitia a Deo constitutus, homo tamen, suadente Maligno, inde ab exordio historiae, libertate sua abusus est, seipsum contra Deum erigens et finem suam extra Deum attingere cupiens »). Le Catéchisme de l’Église catholique renvoie aussi au Concile de Trente, Session V, de 1546, se référant spécialement au canon n° 3. Il renvoie également à Pie XII, encyclique Humani generis, 12 août 1950 (en particulier à DS 3897). Il renvoie à Paul VI, discours (dogmatique) du 11 juillet 1966. Et il précise : « On ne peut pas toucher à la révélation du péché originel sans porter atteinte au mystère du Christ » (§ 389). Cette doctrine est « pour ainsi dire le “revers” de la Bonne Nouvelle que Jésus est le sauveur de tous les hommes » (ibidem). Le 3e canon de Trente, Session V, reprenant en partie les termes du concile de Carthage en 418, ne dit pas autre chose (texte latin : « Si quis hoc Adae peccatum, quod origine unum est et propagatione, non imitatione transfusum omnibus inest unicuique proprium, vel per humanae naturae vires, vel per aliud remedium asserit tolli, quam per meritum unius mediatoris Domini nostri Jesu-Christi, qui nos Deo reconciliavit in sanguine suo, factus nobis justitia, santificatio et redemptio [1 Co., 1, 30] (…) : a.s.. ») Et tout cela renvoie en définitive à l’épître aux Romains, 5, 12-14. C’est un sujet que j’ai développé dans Démocratie durable, 2010, p.167-180.

[2] Sur la loi naturelle. Pour une approche « par en haut », à partir de la loi éternelle, voir bien sûr Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ia-IIae, q. 91, art. 1 et q.94. Pour une approche « par en-bas », voir Henri Hude, Préparer l’avenir. Nouvelle philosophie du décideur, Economica, 2012, ch.11-13. Et aussi, La force de la liberté. Nouvelle philosophie du décideur, Economica, 2013, ch.7, pp.97-116.

[3] Sur le langage chez Aristote. Aristote, Politique, Livre I, 1253a : « La voix peut bien exprimer la joie et la douleur ; aussi ne manque-t-elle pas aux autres animaux, parce que leur organisation va jusqu'à ressentir ces deux affections et à se les communiquer. Mais la parole est faite pour exprimer le bien et le mal, et, par suite aussi, le juste et l'injuste ; et l'homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l'injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s'associant constituent précisément la famille et l'État. »

[4] À propos du péché originel, voici le texte d’une note sur le sujet, dans Démocratie durable, p.173-174. « Dans notre siècle, l’incompréhensibilité du péché originel tient plutôt à son apparente incompatibilité avec les conceptions évolutionnistes. Dans un autre de mes livres, auquel je me permets de renvoyer ici (H. Hude, Entretiens posthumes avec Jean Guitton, Presses de la Renaissance, 2001, p.286), prend place ce dialogue imaginaire avec Jean Guitton sur le sujet, imaginaire mais inspiré par tant de dialogues que j’eus avec lui en ce bas-monde : « DISCIPLE : Maître, votre spiritualisme me paraît déplacé au milieu de tout ce qu’on enseigne sur l’histoire des vivants, l’origine de l’homme, etc. […] – LUI : Pour moi, le problème de l’origine de l’homme ne se pose pas seulement à l’origine de l’espèce, mais à chaque fois qu’un petit d’homme est conçu. […] – DISCIPLE : Et où est Adam ? – LUI : Ce n’est pas comme ça que la question se pose pour moi. Voici un animal. Ou il a une âme spirituelle, ou il n’en a pas. S’il en a une, je l’appelle homme, et s’il n’en a pas, non. Toutefois, comme ces êtres spirituels que sont les hommes se reproduisent en un sens de la même manière que les animaux, ils forment une généalogie. Il faut donc bien qu’il y en ait eu un qui ait été le premier à avoir une âme. Eh bien, ce premier à en avoir eu une, c’est lui qu’on appelle Adam. […] – DISCIPLE : Ainsi, Adam a forcément existé !  – LUI : Evidemment.  – DISCIPLE : Et quand donc ? – LUI : En son temps, quel qu’ait été ce temps. – DISCIPLE : Mais alors, il n’y a plus de problème ! – LUI : Je ne vois pas qu’il y en ait jamais eu. » En somme, si l’on restreint le sens du mot « homme » à l’être capable de choix moral, et ayant une âme spirituelle, il est certain par définition qu’il n’y a plus de problème, ou du moins qu’une grande partie du problème s’évanouit, bien que la propagation du péché originel demeure encore alors, comme le dit Pascal, « incompréhensible ».