Mouvement social : de la panique au combat culturel
Article rédigé par Théophane Leroux, le 17 septembre 2015 Mouvement social : de la panique au combat culturel

Les manifestations du printemps 2013 ont été novatrices dans le paysage politique français. Non pas tant dans la forme. Les “manifs” font partie de la représentation politique depuis la nuit des temps. Celles qui nous occupent sont différentes dans leur essence même. Car si elles étaient bien une contestation du pouvoir en place, elles traduisent quelque chose de nouveau.

Gaël Brustier, politologue, décrypte La Manif pour tous dans son ouvrage Le Mai 68 conservateur (Cerf). Pour lui, les manifestations de l’année 2013 partent de la peur du déclassement des catholiques face à ce qui est présenté comme étant le progrès. Plus précisément, les Manifs pour tous ont été « l’aboutissement d’un long processus » qui a conduit à une crise de société, d’identité. Le Mai 68 conservateur serait la réaction d’un groupe en état de moral panic qui, sentant que la situation lui glisse entre les doigts, tente le tout pour le tout.

Panique morale et insécurité culturelle

Cette panique morale se cristallise autour de l’identité, entendue au sens large : « Si la panique morale relative à la question du mariage pour tous a pris autant d’ampleur, c’est néanmoins par son lien à la question de l’identité. » On pense bien sûr aux identités sexuelles, mais aussi aux identités nationales, régionales, etc. Or la « France est dans un état d’anxiété sociale ». Symbole de ces temps troubles, des groupuscules se créent, ayant « l’identité » comme ligne de mire, comme but : c’est le cas du Bloc identitaire, qui oscille entre un paganisme bon teint, et un christianisme parfois limité à un rôle d’étendard… identitaire.

« LMPT est l’enfant de son temps » ajoute Brustier. En effet, si elle existe, c’est bien qu’elle répond à des questions existentielles et identitaires. Forcément contemporaines. Dans son essai L’Insécurité culturelle (Fayard), Laurent Bouvet, lui aussi politologue, s’interroge sur l’importance des « valeurs culturelles » dans la société, notamment vis-à-vis de l’économie, et de la sécurité.

Si l’insécurité est souvent entendue au sens physique du terme, elle peut recouvrir une signification culturelle. Il s’agit d’une inquiétude, d’une anxiété liée à la remise en cause d’un mode de vie, par des facteurs variés, comme l’immigration, les réformes sociétales, etc. Ces facteurs sont d’ailleurs souvent accompagnés « d’injonctions morales » qui produisent in fine l’effet inverse que celui qui est recherché. À trop vouloir moraliser, on encourage la transgression. L’insécurité, et donc le mal-être qui en découle, ne se résoudront pas à grands coups de serrage de vis – ou de mâchoires – sécuritaires, pas plus qu’ils ne s’apaiseront par une redistribution plus grande de richesse. Certes, ces aspects contribuent à un apaisement de la société, mais l’aspect culturel ne peut s’effacer d’un revers de bras.

Des clivages nouveaux

Les clivages politiques le montrent d’ailleurs clairement. « Le clivage culturel, autour de ce qui est désormais convenu d’appeler les “valeurs” est devenu un facteur de division, bien plus important désormais que le clivage économique et social. » Les crispations autour des thèmes « identitaires » en sont la preuve : mariage pour tous, place de l’islam en France, place de l’Église catholique dans la société, identité nationale, laïcité, etc. Cette séparation est devenue interne aux partis, aux camps : « L’opposition fondamentale qui traverse aujourd’hui la droite française […] s’articule autour de la double question de la souveraineté nationale (par rapport à la construction européenne) et de l’identité, que celle-ci soit comprise en lien avec la souveraineté (à travers la question de l’immigration et de l’“identité nationale”) ou avec le conservatisme culturel (à travers la question des mœurs et de la famille notamment). »

Il s’agit en fait d’une opposition frontale entre deux courants de pensée, qui remonte bien avant 1968. D’un côté, il y a ceux qui professent que c’est l’homme qui, individuellement, fixe ses propres règles, et que les règles communes sont définies par le consentement commun. La limite n’existe pas, puisque l’on peut se mettre d’accord sur l’innommable. De l’autre, sont ceux qui pensent qu’ils existent des règles objectives, que l’on ne peut pas changer, même par consentement mutuel. Cette opposition ne divise plus la France entre droite et gauche. Elle divise à l’intérieur même de ces deux camps.

Et depuis longtemps, la gauche ne se différencie plus vraiment de la droite. Laurent Bouvet l’explique et le résume ainsi : « L’ensemble de la gauche française, y compris dans les secteurs qui se réclament encore du marxisme ou de la révolution, a plus ou moins explicitement fait sienne l’évolution libérale […]. Quand ce n’est pas directement sous sa forme économique, c’est en tout cas sous sa forme culturelle. »

En quête de cohérence…

L’incohérence de ceux qui prétendent verrouiller l’économie et libérer les mœurs à tout va n’est plus à prouver. C’est la même chose pour ceux des « libéraux-conservateurs », libéraux en économie et conservateurs en matière de mœurs, qui ne sont que des libéraux sécuritaires. L’évolution naturelle de ces deux postures conduit vers une individualisation totale, et donc vers une société fracturée… sujette à toujours plus d’« insécurité culturelle ».

Le bouillonnement de La Manif pour tous fut une remise en cause de cette route à marche forcée vers ce terne horizon. Cet horizon où la différence, ce qui me distingue des autres, prend le pas sur ce qui nous unit, qui nous rassemble. D’où l’apparition d’une multitude de groupes militants insistant sur ce qui est commun. Gaël Brustier prend pour exemple les mouvements de l’anarchisme chrétien, d’origine monarchiste et recyclé dans l’écologisme « intégral », des Veilleurs et du « courant » Écologie humaine. Des mouvements qui se veulent conservateurs et résistants, qui refusent l’individualisme et le relativisme libéral en tout. Ces mouvements se sont d’ailleurs sentis confortés par l’appel du pape François pour une écologie intégrale dans Laudato si’.

La limite de l’analyse de Brustier est dans sa lecture trop confessionnelle de cette mobilisation d’un nouveau genre. Ces mouvements à résonnance « identitaire » seraient tous mus par des motifs religieux, autrement dit catholiques. Certes, il s’agit sans doute d’un des moteurs de l’engagement, mais s’ils font partie de la pointe émergée d’une recomposition politique, c’est bien parce qu’ils s'inspirent d'une alternative politique rationnelle, et non d'une revendication identitaire portée par des activistes minoritaires. Pour eux, le mariage homme-femme n’est pas un dogme catholique : c’est une réalité anthropologique universelle, qui trouve un écho social qui transcende les différences et les particularismes.

… et du bien commun !

D’ailleurs, selon Bouvet, le fait de mettre « l’accent, publiquement et médiatiquement sur des problématique identitaires culturelles […] de certains groupes et individus […] plutôt que d’insister ce qui est commun à l’ensemble des citoyens, c'est-à-dire sur ce qui est proprement politique au sens de la délibération et du choix collectifs, » renforce l’insécurité culturelle et divise la société.

D’où la nécessité de comprendre que les fondements du bien commun relèvent moins du projet commun, que de l’anthropologie commune. « Réunir ce qui est dispersé : voilà l’enjeu » souligne Brustier, qui pourrait trouver dans les racines intellectuelles du mai 68 conservateur la voie d’un retour à la véritable politique.

Un coup pour rien, ou un coup gagnant ?

On pourrait croire que ce nouveau mai 68 n’est qu’un feu de paille, qui sera vite récupéré par les politiques, et utilisé pour gagner telle ou telle élection, en naviguant à court terme, tactiquement. Il n’en est rien. Plus qu’un mouvement politique, le printemps 2013 fut un mouvement culturel, ancré dans son temps.

L’après 2013 fut marqué par la multiplication d’initiatives d’ampleurs différentes, mais ayant chacune, inconsciemment ou non, la volonté de poursuivre l’élan donné par LMPT, sous d’autres formes. C’est un combat de longue haleine. Quelles que soient les divergences qui ont pu apparaître, les nouvelles initiatives œuvrent dans la même direction. Débordant les appareils complètement dépassés par les événements, il s’agit de mettre un terme à une idéologie du progrès qui en veut toujours plus.

Ce que souligne Gaël Brustier : « Préservation des traditions et adaptation au monde contemporain : tels sont les enjeux qui expliquent la dynamique intellectuelle, sociale et politique de La Manif pour tous qui, à partir de 2013, s’est transformé en un véritable combat culturel. » Et d’ajouter : « Ce combat ne fait que commencer. » Et si l’héritage de « grands anciens » tels que l’Action française peut être discernable dans certains modes d’action ou de pensée, il reste artificiel et surinterprété : la force du mouvement culturel né en 2013 est d’avoir su innover, en dehors de tout appareil, de tout parti et de toute filiation politicienne, proche ou lointaine. Pour s’adapter à son temps, sans renier ses idées profondes. Être dans le monde sans en être, en quelque sorte.

Théophane Leroux

 

Brustier

Gaël Brustier
Le Mai 68 conservateur
Que restera-t-il de La Manif pour tous ?
Éditions du Cerf, 2014,
240 pages, 18€

Bouvet

Laurent Bouvet
L’Insécurité culturelle
Fayard, 2015,
192 pages, 12€

 

 

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