Article rédigé par Thierry Giaccardi, le 10 septembre 2015
La vague migratoire qui submerge l’Europe suscite une émotion qui n’est pas nécessairement bonne conseillère. La charité des peuples se construit sur une identité généreuse et responsable, pas sur la mauvaise conscience.
IL Y A DES PHOTOGRAPHIES qui changent de manière dramatique l’opinion internationale [1], elles sont rares mais elles existent : celle du petit Aylan en est une, fort justement, personne ne dispute ce fait. Car, en effet, la mort d’un enfant est insupportable. Cette photographie l’est en elle-même donc, mais aussi parce qu’elle est le symbole d’un mouvement de panique de centaines de milliers de femmes, d’hommes, d’enfants.
Ces foules veulent fuir par tous les moyens des zones où sévissent des combats atroces ou des idéologies criminelles au Proche-Orient et que le droit international qualifie de réfugiés, ce statut donnant automatiquement le droit d’asile.
La photo d’Aylan est devenue quasi immédiatement une sorte de portrait à charge de l’Occident, et en particulier de l’Europe, qui a été montrée du doigt de manière plus ou moins spontanée : nous ne serions pas assez charitables, nous aurions des arrière-pensées, nous refuserions d’affréter des embarcations… D’où une véritable prolifération de discours critiques, voire haineux à l’égard de l’Europe, hypocritement chrétienne, région nantie, vieillissante, soucieuse, trop soucieuse, de protéger ses frontières, indifférente aux événements affectant les régions frontalières.
Certains réseaux sociaux n’ont pas hésité à mettre en parallèle cet événement tragique et celui de l’attentat contre Charlie hebdo et feignent de s’interroger à haute voix sur le peu de manifestations de soutien pour l’un comparé à l’élan populaire du 11 janvier 2015.
L’Europe accusée
Ainsi, l’Europe serait responsable de tous les maux actuels dans le monde plus ou moins proche, en particulier le monde méditerranéen (la guerre en Libye en serait la démonstration probante). Nous serions complices de tous les régimes honnis, partie prenante, mais aussi indifférents au sort des populations, manipulateurs, intéressés. Se dégagerait dans ces conditions une essence, sinon de l’Européen, du moins de cette Europe forteresse, en proie à tous ses vieux démons. Les reportages sur l’urgence de la situation de ces réfugiés seraient ainsi autant de coups de projecteur qui éclaireraient d’une lumière crue notre infamie.
Tayipp Erdogan, président islamo-conservateur de la Turquie, a ainsi vivement critiqué l’Europe lors de discours publiques, dont l’un récemment à Jakarta en Indonésie — détail qui a son importance si on s’efforce de comprendre comment est perçue l’Europe dans le monde lointain — en suggérant que nous, les Européens, avions notre part de responsabilité qui est grande dans ce drame humain. Il s’est enorgueilli que son pays, frontalier avec la Syrie et l’Irak, avait accueilli de bonne grâce, et non pas nécessairement par l’effet de proximité spatiale, plus de deux millions de « déplacés [2] » alors que l’Europe n’en aurait accepté en faisant la moue, contrainte et forcée, que 200 000.
Dans un discours à Gaziantep, il avait affirmé auparavant que les Turcs n’abandonneraient jamais leurs « frères », syriens ou irakiens.
Cette notion de « fraternité » semble bien être, pourtant, fondamentale pour comprendre ce qui se passe dans le monde actuel, monde dans lequel les opinions des pays démocratiques — et ces derniers sont rares, devons-nous le rappeler ? —, semblent désemparées car elles ont le privilège de penser et débattre sans la peur d’être persécutées, avant d’agir. La délibération n’est-elle pas précisément l’essence de la démocratie ?
Trois questions
Ce désarroi est, du reste, possiblement le trait marquant de ce début de millénaire : « Que faire ? » semble être devenu une question lancinante que nous entendons dans la bouche de la plupart de nos compatriotes, prononcée quotidiennement.
Pourtant, certains la considèrent déjà comme inacceptable, voire injurieuse, et estiment que la seule question légitime est « Comment faire ? ».
Les deux renvoient bien sûr à une troisième qui est bien celle que nous hésitons à prononcer en public et qui divise immédiatement : « Pour qui ? » Elle est pourtant, des trois, celle qui structure notre mode de penser et d’agir. Elle est, par excellence, la question de l’identité, et, chose qui ne devrait pas étonner, cette réflexion se poursuit quelle que soit l’urgence de la situation.
L’être humain est l’être qui s’interroge sur son identité et celle d’autrui, par temps de paix et peut-être, surtout, par temps de guerre. Certes, la charité semble réticente à cette interrogation : c’est qu’elle est individuelle et qu’elle part de soi. Mais il y a mille manières de pratiquer la charité et l’accueil n’en est qu’une modalité, et pas nécessairement toujours la bonne.
La charité collective
Or la question d’accueillir des populations n’est pas, d’abord, une question individuelle mais une question collective. Je dirais même qu’il s’agit avant tout d’une affaire d’État. Il va de soi, pourtant, que lorsqu’il s’agit d’un individu ou d’une famille, elle ne se pose pas nécessairement sauf dans le cas d’individus criminels, mais lorsqu’il s’agit de centaines de milliers ou de millions d’individus elle doit se poser, malgré l’horreur de la situation, car les effets sur la population d’accueil, sur le court terme — conditions matérielles de l’accueil —, et le long terme — société multiculturelle, multiconfessionnelle, multiraciale— seront grands.
C’est ainsi que nombre de maires de France s’interrogent courageusement sur les conditions d’accueil de ces migrants alors que des centaines de milliers de nos concitoyens vivent déjà dans la pauvreté, voire le dénuement.
Or les médias de masse s’accommodent mal, c’est le moins que l’on puisse dire, de ce temps de la réflexion, préférant sommer les individus d’agir de manière quasi compulsive. Lorsque ces médias étaient nationaux, tout comme les politiques, les conséquences ne mettaient guère en péril la nation. Ce n’est plus le cas. Et ce que nous percevons, à chaque événement de ce type — qu’il révèle notre grandeur ou notre petitesse d’esprit est une autre question—, c’est la remise en question, voire la mise en péril de notre nation en tant que telle. Or l’expression ne va plus de soi, la perte de notre souveraineté nationale ayant aggravé cette confusion.
N’était-ce pas la cause de la création en 2007 d’un ministère de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Développement solidaire et dont, pourtant, un grand nombre de belles âmes se gaussaient ? D’après le décret, ce ministère devait participer « en liaison avec les ministres intéressés, à la politique de la mémoire et à la promotion de la citoyenneté et des principes et valeurs de la République. »
Ce que le débonnaire Tayipp Erdogan, homme d’État connu pour avoir le cœur sur la main lorsqu’il s’agit des minorités de son propre pays, en particulier les Kurdes, a sans doute malencontreusement oublié de mentionner dans ses discours à charge, c’est que l’Europe a déjà accueilli des millions de migrants légaux ou illégaux depuis de nombreuses années. Pour la seule année 2014, le nombre d’immigrés clandestins a triplé selon une estimation de l’agence Frontex, passant à plus de 270 000 individus.
Selon les Nations-unies il existerait plus de 200 millions de migrants, soit plus de 3 % de la population mondiale, ces flux migratoires modifiant en profondeur notre perception du monde, tout comme le réchauffement climatique ou les guerres, y compris lorsque nous devons tendre la main à des réfugiés. Nous n’hésitons pas à les qualifier d’anxiogènes.
Le désarroi des peuples
Cette photographie de la mort d’Aylan, aussi bouleversante qu’elle soit, a été instrumentalisée, selon l’expression convenue, comme le sont souvent les photographies de presse. Elle a exclu un contexte dans lequel des populations européennes ressentent un grand désarroi devant des flux migratoires constants, une perte d’identité qui a suivi une perte de souveraineté nationale, une précarité qui affecte un nombre grandissant de nos concitoyens, des menaces visant notre sécurité, ce qui explique en grande partie qu’elles retiennent des mouvements du cœur et s’interrogent à voix basse sur les conditions de l’entraide qui, pourtant, par définition, ne devraient pas se discuter.
On objectera la réaction du peuple allemand qui est certainement remarquable, mais précisément les conditions économiques et démographiques ne sont pas les mêmes en Grèce, en Italie, pays qui absorbe le choc de l’immigration clandestine, ou même en France qui fut pendant une longue période la première destination de l’immigration, et en RFA.
Nous devons agir, nous montrer charitables mais aussi responsables. La tâche est immense mais nous ne devons pas fléchir. Et même si ces mots peuvent paraître cruels ou irréfléchis, nous ne pouvons pas engager des politiques d’État, d’entraide ou d’autres formes de coopération, sous le coup de l’émotion seule.
Thierry Giaccardi, docteur ès lettres et sciences politiques, enseigne à Belfast (Irlande du Nord).
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[1] D’habitude, c’est plutôt une opinion nationale, travaillée par ses propres médias, qui semble réagir indépendamment des autres opinions nationales sauf lors de ce qu’il est convenu d’appeler les « grands rendez-vous internationaux » tels que des championnats ou des commémorations.
[2] Les conditions de l’accueil des migrants sont pourtant vivement critiquées par certaines agences (l’Association familiale d’aide à domicile-AFAD n’hésite pas à parler de précarité).***