Article rédigé par Thierry Giaccardi, le 03 juillet 2015
L’expression « guerre de civilisation » qu’a utilisée Manuel Valls à propos de la lutte contre le terrorisme durant l’émission Le Grand Rendez-vous (Europe 1, 28 juin) a fait grand bruit. Le Premier ministre a pourtant tout fait pour la vider de son sens.
LA FORMULE semble susciter spontanément des peurs irrationnelles, contenir une nature intrinsèquement polémique, douteuse. Quasiment tous les commentateurs l’ont associé à Samuel Huntington, le grand théoricien conservateur, et à son livre célébrissime Le Choc des civilisations, comme s’il en était le seul concepteur. Ce concept serait ainsi un concept trompeur car il nous viendrait d’une part des États-Unis, et, d’autre part, de la pensée conservatrice : une pensée irrecevable parmi les élites « progressistes » françaises.
Police de la pensée
Il est bien navrant de constater qu’il existe une police de la pensée crapoteuse en France — on pourrait même user, en la retournant, de l’image du communiste Paul Nizan : des chiens de garde (allons jusqu’à affirmer mettre la réflexion philosophique non plus au service du prolétariat mais de la nation, et au-delà de notre civilisation judéo-chrétienne).
Élie Arié, dans un article paru dans Marianne, écrit ainsi que « cette thèse nettement néoconservatrice (qui, écrite par un Français, serait sans doute considérée comme d'extrême droite) [sic] montre bien à quel point l'événement du 11 septembre a contribué au déploiement de tout ce qui peut répondre à un danger : l'union sacrée, l'appel à Dieu, l'interrogation sur ce qui en soi mérite de survivre ».
Plus forcé encore, le trait de Tariq Ali qui parlait dans un article publié dès octobre 2001, dans le Monde diplomatique, « de la boîte de Pandore, toujours béante, de l’empire américain, [d’où] s’échappent des monstres qui se répandent dans un monde que les États-Unis ne contrôlent pas encore complètement ». Dans la bouche d’un élu socialiste, Premier ministre, cette expression a donc surpris et créé un certain désarroi, durable.
La civilisation qui fait peur
Pourtant, si on écoute bien les propos de Manuel Valls, on peut s’apercevoir immédiatement qu’il l’a utilisé avec une très grande prudence au point que le concept a perdu à peu près la totalité de son sens. En quoi est-il si différent de l’expression qu’avait utilisée Nicolas Sarkozy : « guerre à la civilisation » ? Or les actes d’une telle barbarie ne représentent-ils pas précisément une « guerre à la civilisation » ?
Un article fort intéressant de Sylvie Gangloff, « Retour sur le choc des civilisations : entre discours, iconographies et constructions identitaires », paru dans les Cahiers d'Études sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien le suggère, malheureusement avec une certaine ironie : « Enfin – et plus particulièrement depuis le 11 septembre – le “choc des civilisations” se traduit dans beaucoup d’esprits par la “sauvegarde de La Civilisation”, l’ambiguïté – créée par l’usage – du terme “civilisation” se prêtant à une confusion, elle, d’usage et de circonstance. »
Cette polémique est révélatrice de l’état de confusion qui caractérise notre époque, en France et en Europe. Nous ne sommes pas à notre aise en parlant de la diversité des civilisations dont les rapports sont souvent remplis de méfiance, voire hostiles, de manière plus générale de la Civilisation que nous assimilons à un européocentrisme abject. Maurras avait saisi brillamment le caractère de toute civilisation : « Ne vous semble-t-il pas que le caractère commun de toute civilisation consiste dans un fait et dans un fait seul, très frappant et très général ? L’individu qui vient au monde dans une “civilisation” trouve incomparablement plus qu’il n’apporte. » Il ajoutait : « Il suit de là qu’une civilisation a deux supports. Elle est d’abord un capital, elle est ensuite un capital transmis » (Œuvres capitales, essais politiques).
Pacifisme narcissique
De plus, nous répugnons franchement à parler de la guerre et des conflits dans lesquels nous pourrions (devrions ?) prendre part, comme si notre planète était paisible. Les décennies de la Guerre froide, pendant lesquelles les États-Unis nous ont protégés d’une invasion russe tout en étant conscients de notre ingratitude criminelle, nous ont curieusement rendus assez indifférents aux problèmes de sécurité collective en Europe. Certes, le projet de paix perpétuelle cher à Kant ne peut laisser personne indifférent. Pour autant, il n’est pas certain qu’un idéal de paix, à n’importe quelle condition, soit un « idéal régulateur » comme certains l’ont suggéré un peu hâtivement. L’ONU est un projet non dénué de grandeur ni d’amères désillusions. Il est vrai aussi que l’Européen libertaire veut s’afficher, imperturbablement, sans sourciller, comme un pacifiste. Cela serait sa grande qualité d’âme de sourd et d’aveugle narcissique.
L’échec du multiculturalisme
Or, comme le rappelait Jean-David Cattin, dans un article paru dans Boulevard Voltaire, « De quoi le “choc des civilisations” est-il le nom ? », « les confrontations idéologiques ont tendance à devenir minoritaires et les lignes de fracture – à l’intérieur des États comme dans le cadre des relations internationales – se dessinent dorénavant de plus en plus souvent autour des questions identitaires ».
Ne serait-ce pas, en effet, la question identitaire implicite qui suscite de telles réactions passionnées parmi la classe intellectuelle multiculturaliste façonnant notre monde quotidien, réactions caractérisées par l’ignorance la plus crasse de notre histoire et une veulerie à faire froid dans le dos, dans une société qui, de guerre lasse, ne souhaite pas ou plus la discuter publiquement même si elle est loin de l’ignorer ?
En effet, comme le rappelait justement Arié, ce livre d’Huntington ainsi que le suivant, Who are we ?, constituent en fait, mais pas seulement, « une critique du multiculturalisme comme politique intérieure ». Le multiculturalisme ne serait-il donc que la seule « politique de reconnaissance » envisageable ? Angela Merkel avait pourtant admis publiquement son échec dès 2010 rappelant que les Allemands se sentaient liés « aux valeurs chrétiennes ». Or, ne sommes-nous pas tenus de défendre notre culture, notre civilisation sans que cela ne fasse, nécessairement, de nous des militants d’extrême-droite ou des fous de guerre ?
La grammaire des civilisations
On peut, certes, discuter de la théorie de Samuel Huntington, la reprendre, l’affiner (après tout pourquoi huit cultures ?), on ne doit pas l’ignorer si nous voulons préserver une vie harmonieuse dans nos sociétés, dans le sens où Fernand Braudel affirmait à juste titre que « les civilisations sont des mentalités collectives ». La question des rapports, conflictuels ou non, entre les civilisations, en ce début de XXIe siècle est une question majeure. Braudel, dont le livre Grammaire des civilisations est un livre essentiel dans toute réflexion sur le sujet, rappelait que « la notion de civilisation, en effet, est au moins double. Elle désigne, à la fois, des valeurs morales et des valeurs matérielles ».
Sur les guerres qui font tant peur, à juste titre, on consultera avec profit l’ouvrage de Dominique Vidal, Panorama des conflits contemporains, avant de parler des conflits et de leurs résolutions. Parler de la guerre ou des conflits, régionaux, internationaux, dans un état d’ignorance caractérisée est une attitude coupable. Quelle est-elle exactement ? C’est l’attitude qui consiste à nier la guerre comme réalité du monde, la déclarer insupportable (ce qu’elle est) et donc indigne de réflexion, ce qui nous laisse pour le coup dangereusement démunis.
Accepter la guerre
L’un des plus grands penseurs français du XXe siècle, Raymond Aron, précisait avec le regard imperturbable de l’analyste que « tout simplement, c’est un fait que, depuis des milliers d’années, les États, cités et empires, se sont faits et défaits dans et par la guerre. Il est aussi impossible de reconstruire une histoire dans laquelle les hommes ne se seraient pas entretués que d’imaginer la littérature si hommes et femmes s’étaient accouplés au hasard de leurs désirs et avaient ignoré l’amour » (Paix et guerre entre les nations).
Or les actions terroristes, à l’étranger, sur notre territoire, nous rappellent l’existence de ces actes de guerre que nous appelons, faute de mieux, guerre de quatrième génération (et dont l’aspect « guerre de l’information » n’est pas des moindres). Le premier devoir de notre État est de nous en protéger. Nous jugerons l’effort de guerre, ou si l’on préfère, de défense nationale, que fera ce gouvernement et les prochains afin de remplir la première fonction de l’État : la sécurité des Français et de leur territoire. Le budget alloué à notre défense en sera certainement le premier indicateur.
C’est ainsi que le concept de « guerre des civilisations » ne doit pas être rejeté systématiquement, il a sa valeur propre. Il permet de comprendre, sur certains plans du moins, cette « dynamique des changements » qu’étudiait Paul Kennedy dans un ouvrage dont on parle moins de nos jours alors qu’il garde tout son intérêt (Naissance et Déclin des grandes puissances). La thèse de Kennedy est « qu’il existe une dynamique du changement, alimentée principalement par l’évolution de l’économie et des techniques, qui influe sur les structures sociales, les systèmes politiques, la puissance militaire et la position des États et des empires ».
Thierry Giaccardi, docteur ès lettres, enseigne à Belfast.
***