Article rédigé par François de Lens, le 09 juin 2015
La Baraque des prêtres nous fait découvrir un pan méconnu de l’histoire des persécutions nazies : la vie des milliers de prêtres catholiques déportés à Dachau. Son auteur, Guillaume Zeller dresse un tableau bouleversant de la vie du camp. Il explique à Liberté Politique pourquoi et comment ces prêtres ont témoigné du vrai visage de l’Église.
Liberté politique. — Pourquoi un livre de plus sur les camps de la mort ? Tout n’a-t-il pas déjà été dit ?
Guillaume Zeller. — J’ai justement choisi de raconter une histoire totalement ignorée, dans un univers que l’on croit totalement connu, mais qui est d’une grande complexité quand on porte dessus un regard d’historien. J’ai découvert que ce ne sont pas quelques dizaines, mais des milliers de prêtres qui ont été déportés dans un même camp. Cela m’a permis de découvrir une histoire qui s’inscrit à l’encontre d’un climat entretenu par des auteurs comme Rolf Hochhuth, auteur de la pièce Le Vicaire, ou Costa Gravas et son film Amen, qui expliquent que l’Église a été passive, voire complice du régime nazi dans ses persécutions.
L’histoire de tous ces prêtres invite à nuancer ce tableau. On peut toujours dire que l’Église aurait pu se manifester de manière plus explicite, qu’elle aurait pu agir d’avantage, ce qui est possible, l’Église étant humaine. Mais ces prêtres ont été nourris par la pensée du Magistère, notamment Mit brennender Sorge, ils ont été soutenus par leurs évêques, et montrent que l’Église a eu un comportement digne, sinon héroïque pendant la guerre.
Avez-vous pu rencontrer directement des survivants de cette baraque des prêtres ?
J’ai pu en rencontrer deux. Cent-cinquante-six prêtres français ont été déportés à Dachau, cent-trente-sept en sont ressortis. Je pensais ne pouvoir me fonder que sur des archives, mais j’ai retrouvé deux survivants : un prêtre et un séminariste. Le prêtre est un père jésuite, le père Gérard Pierré, un homme d’une grande profondeur et très humble. Il m’a reçu longuement. Le séminariste, Pierre Metzger, n’est pas allé jusqu’au sacerdoce et est devenu… prestidigitateur.
Ces deux rencontres ont été très fortes et permettent de mettre le doigt sur la réalité concrète de la déportation. Par exemple, le père Pierré m’a montré un tout petit carnet, sur lequel il prenait des notes. C’était un petit carré de cinq centimètres, écrit en tout petit et en tous sens, avec le compte-rendu de conférences tenues à Dachau, sur St Jean Chrysostome, voisinant un lexique allemand-français de base, etc. Voir, par exemple, une tenue de déporté montrée par celui qui la portait est bouleversant.
Ce qui est frappant, c’est que ces deux hommes ne m’ont jamais parlé d’eux, ils ne parlaient que des autres, de leurs camarades. Ils rendent hommage aux comportements héroïques des uns et des autres mais ils n’évoquent pas les leurs. Le père Pierré, par exemple a été d’un vrai réconfort pour beaucoup de laïcs. Dans un des livres que j’ai lus, il n’est désigné que par son prénom, et on y apprend qu’il partageait ses rations, qu’il consolait, souriait, etc. Quand je lui ai fait la remarque, il m’a fait comprendre qu’il ne souhaitait pas en parler. Est-ce la pudeur qui est propre aux prêtres ou propre aux déportés ? Sans doute un mélange des deux…
On découvre une certaine ambivalence dans le traitement qui fut réservé aux prêtres déportés. Ils ont eu des privilèges, mais ils ont aussi été persécutés de manière plus violente. Étaient-ils des déportés « normaux » ?
C’est une des questions que je me suis attaché à résoudre. Comment le prêtre, marqué du sacerdoce, réagit-il à la violence ultime du camp ? Il réagit à la fois comme les autres, et pas comme les autres. Ils subissent de la même manière la faim – une obsession indescriptible pour nous – ils mangent tous ce qu’ils peuvent trouver, ils ont peur des coups des kapos, ils véhiculent les mêmes rumeurs que les autres déportés. Cependant, les témoignages s’accordent pour dire qu’ils ont eu une vraie dignité dans la souffrance. Ils peuvent devenir fous, s’effondrer, hurler comme les autres, mais on trouve par exemple très peu de cas de vols, qui étaient pourtant le crime le pire dans les camps : voler le pain du camarade pouvait le condamner. Au contraire, il y a plutôt des témoignages de prêtres partageant leurs rations.
Dans son ouvrage Le Cœur conscient (Hachette), Bruno Bettelheim explique que le système concentrationnaire était génialement conçu pour le mal, si j’ose dire. Le système est capable, en quatre semaines, de déstructurer complètement un individu, de lui ôter sa personnalité et d’en faire une bête. Il raconte l’histoire de notables bien établis qui deviennent en quelques semaines des kapos sauvages. Les prêtres ont été moins déstructurés que les autres, sans doute à cause d’une armature intérieure plus forte, fondée sur la discipline, sur la foi, sur la vie en communauté, et peut-être sur une dimension surnaturelle. Ils vivent donc comme les autres, mais arrivent à garder leur intégrité.
Ont-ils subi un traitement différent ? Certes, ils ont bénéficié de privilèges, ils ont notamment bénéficié d’une chapelle, restreinte mais présente. Il y a eu des périodes favorables où ils pouvaient recevoir des colis, et des périodes moins favorables, comme les autres déportés. En revanche, il y a eu des persécutions spécifiques, vraiment destinées à eux en tant que prêtres.
Quelles étaient-elles ?
Le blasphème, en premier lieu. Cela peut sembler dérisoire, mais quand on piétine le chapelet d’un prêtre, qu’on lance son missel aux toilettes, quand on dit des horreurs sur la sainte Vierge, ce sont des souffrances psychologiques extrêmement dures. Ils ne le supportent pas, c’est une vraie violence. Autant dire que les kapos — bien souvent des droits communs ou des communistes — et les SS ne s’en privaient pas, ravis qu’ils étaient de scandaliser les curés.
Ce sont aussi les cibles privilégiées des expériences médicales, sur la malaria — on les fait piquer par des moustiques infectés, et on observe — ou sur le phlegmon, de loin les plus atroces.
Ils sont aussi sélectionnés en priorité pour les transports des invalides, ces convois qui partent de Dachau et rejoignent un endroit d’exécution de masse situés en Autriche, au château d’Hartheim, où fonctionne une chambre à gaz, et où l’on exécute les personnes âgées, les intellectuels, et tous ceux qui « ne servent à rien », les inaptes.
Dans la vie quotidienne du camp, les prêtres sont-ils une source de réconfort ?
Ils se réconfortent d’abord entre eux, ce qui était déjà énorme. Il y a une magnifique fraternité sacerdotale. Il y a bien évidemment quelques rares cas de personnes qui ne se comportent pas de manière digne, mais il y a eu beaucoup de belles figures qui ont été importantes. On se confesse entre prêtres, on se donne l’extrême-onction — très souvent, malheureusement — on fait parvenir à ses confrères des hosties, consacrées ou non, qui pourront être consacrées lors de messes clandestines dans des conditions invraisemblables. Comme par exemple à genoux dans un champ, l’hostie cachée dans une boîte à pastille.
Ils montrent aussi une très belle solidarité avec les autres détenus, même si toute activité pastorale est interdite dans le camp. Les laïcs ne peuvent pas accéder à la chapelle. Les prêtres se débrouillent pour confesser discrètement dans les allées du camp en marchant côte à côte. Parfois, ils disent la messe clandestinement. Tel le père Morelli, français, qui dit une messe dans le cabinet de l’ophtalmo du camp, sous la menace permanente d’être surpris par le kapo qui faisait les cents pas dans le couloir.
Il y a le réconfort spirituel, mais aussi le réconfort purement humain, qui est sublime. Notamment quand des prêtres choisissent d’aller s’enfermer dans des baraques touchées par le typhus pour réconforter les malheureux. Pas pour les sauver : il n’y avait plus de médicaments, les gens sont empilés à trois par châlits dans des conditions innommables. Mais pour « simplement » tenir la main des malades, les nettoyer. Beaucoup, évidemment, contracteront le typhus et en mourront.
Ce pan singulier de l’histoire des atrocités nazies a-t-il porté des fruits ?
« Le sang des martyrs est semence de chrétien. » Même si cela est peut-être difficile à entendre aujourd’hui, le martyre est une grâce. Cinquante-six prêtres morts à Dachau ont été béatifiés, et certains d’entre eux seront peut-être canonisés.
Un autre fruit est l’œcuménisme, au sens noble du terme. Sur 2.720 ecclésiastiques déportés, il y avait environ 120 pasteurs protestants et prêtres orthodoxes. Il est bouleversant de savoir qu’ils tenaient entre eux des dialogues extrêmement profonds. La souffrance les a rapprochés. Quand Karl Leisner est ordonné prêtre, ses camarades du séminaire du Münster sont autour de lui, mais il est aussi entouré par des pasteurs et des popes. Quand la chapelle est disponible, elle est donnée de très bon cœur aux pasteurs et aux prêtres orthodoxes. Il y a là une école d’œcuménisme qui est née, et beaucoup de déportés disent que l’œcuménisme d’après-guerre, comme vraie recherche d’unité de l’Église, sort en partie de ce laboratoire que fut Dachau.
La déportation fut aussi une expérience pastorale qui a fait réfléchir les prêtres déportés sur la meilleure façon de « s’adresser » à celui qui ne croit pas...
Oui, de cette unité sortiront des prêtres aux sensibilités différentes, conservatrices ou « progressistes », des fervents disciples de Jean-Paul II aux promoteurs de la théologie de la libération. Cela rejoint ce que dit le pape François sur les périphéries, ou Benoît XVI sur les parvis. Concrètement la question était : « Comment puis- je m’adresser à mon camarade déporté communiste, droit commun, juif ? Ce que je lui dis est-il audible ? Peut-il le toucher ? » Une première base de réflexion sur la nouvelle évangélisation se cristallise à Dachau.
Un dernier fruit est le respect de la dignité de la personne humaine. Quand Mgr Von Galen prend la parole dans sa cathédrale de Münster pour dénoncer le plan T4 qui prévoyait l’euthanasie des personnes handicapées, il est suivi par des prêtres de son diocèse puis de toute l’Allemagne, qui vont être arrêtés et déportés pour avoir diffusé sa parole. Lui y échappera, sans doute parce qu’il était trop important. Mais de nombreux prêtres vont ainsi mourir parce qu’ils se sont engagés pour la défense des personnes vulnérables. Beaucoup d’entre eux ont mené des réflexions à partir de là : pourquoi il n’y a pas de vie « inférieure », pourquoi toute vie vaut la peine d’être vécue, etc. Leur expérience de la fin de vie, de la souffrance leur donne un regard très particulier.
Vous soulignez aussi l’importance du pardon …
C’est un grand mystère, extraordinaire. La démarche de pardon n’est pas naturelle, c’est une vraie rupture. On ne peut pas dire que les 1.720 survivants ont pardonné, tant les traumatismes sont immenses. Ils ont été hantés par ce qu’ils ont vécu. Il y a cependant beaucoup d’exemples de prêtres qui ont pardonné, qui ne vouent plus de haine à leurs bourreaux, qui n’étaient pas des êtres lointains, mais connus, par leurs noms.
L’exemple de Mgr Majdanski est bouleversant : après avoir témoigné des horreurs qu’il a subies, il est allé serrer la main de son bourreau lors de son procès, en le regardant droit dans les yeux. C’est un geste d’une force inouïe. Toute une puissance s’est développée de manière extraordinaire dans la déréliction.
Propos recueillis par François de Lens.
Des prêtres en enferSoixante-dix ans après la libération des camps de concentration, bien des aspects de cette histoire nous échappent encore. Prototype des camps de concentrations – il est le premier à avoir été construit – le camp de Dachau est aussi « le plus grand cimetière de prêtres catholiques du monde ». C’est un ouvrage fouillé et précis que nous livre le journaliste Guillaume Zeller, qui éclaire la destinée particulière des prêtres déportés. Sur 2.720 prêtres à avoir été déportés à Dachau, 1.034 y sont morts. Dès 1938, arrivent des prêtres autrichiens, suivis des tchèques puis des polonais, dans l’ordre des conquêtes du IIIe Reich. Les prêtres allemands, étroitement surveillés depuis l’avènement du NSDAP les rejoindront tout au long de la guerre. Sous des prétextes souvent absurdes : « exercice illicite de charge d’âme », « conduite nuisant aux intérêts de l’État », « ennemi éternel de l’Allemagne », etc. Les autres déportés proviennent de toute l’Europe, souvent à cause d’une résistance active contre le régime. Les derniers arriveront, après les « Marches de la mort » le 28 avril 1945. La veille de la libération du camp. Dachau est alors « le plus grand diocèse d’Europe. » Le fonctionnement du camp est « aberrant sous une apparence rigoureuse ». Les ecclésiastiques, du fait de leur statut particulier, sont une des cibles favorites des kapos, ces détenus chargés de surveiller les autres. Guillaume Zeller explique : « La haine manifestée par les SS à l’encontre du christianisme et de ses représentants se nourrit aux même sources que l’antisémitisme nazi mais selon des modalités différentes. » Et conduit à des horreurs comparables, à l’exception fondamentale de la mise à mort industrielle qui représente une spécificité du martyre des juifs et des tziganes d’Europe. « Terre de détresse »C’est pourtant dans cet enfer que de véritables « épopées de la solidarité chrétienne » se vivent. Ainsi, plusieurs prêtres se portent volontaire pour aller soigner les malades du typhus, dans des conditions « cauchemardesques », avec des chances de survie proches du néant. Mais la présence des prêtres à Dachau permet au camp d’être un véritable « foyer spirituel ». Si la communion eucharistique est plus qu’irrégulière, le réconfort qu’elle apporte aux détenus est « un fait établi et mystérieux. » L’exemple le plus frappant des grâces dont ont bénéficié ces détenus si particuliers est le pardon qu’ils ont accordé à leurs bourreaux. « C’est donc peut-être cette illustration, à un très haut degré d’héroïsme, de la capacité de l’homme à pardonner, qui est un des fruits les plus nobles de l’expérience des prêtres européens dans les trois baraques du camp de Dachau. » F. L.
GUILLAUME ZELLER |
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