Article rédigé par Roland Hureaux, le 08 juin 2015
“Qui est Charlie ?” L’essai d’Emmanuel Todd (Seuil) a provoqué l’indignation des socialistes, assimilé par l’anthropologue à des héritiers du catholicisme. Colère aussi des chrétiens qui ne se reconnaissent pas dans sa description du catholicisme, fût-il décadent. Mais Todd a raison de voir dans son catholicisme « zombie », une plaie de la France d’aujourd’hui.
LES FAMILIERS des travaux d'Emanuel Todd savent ce qu'est pour lui un catholique « zombie » : quelqu'un qui a reçu une éducation catholique, qui n'a plus la foi, mais en garde cependant des structures de comportement inconscientes. Voltaire, Diderot, Renan, Émile Combes étaient en ce sens des catholiques zombies : tout le contraire, on le voit, d'enfants de Marie !
Il y a aussi des protestants zombies, des juifs zombies (et pas n'importe qui : Marx, Freud, Husserl, Marcuse, Derrida et tant d'autres fondateurs de la culture contemporaine) et déjà, modernité oblige, Todd pense qu’il y en aura de plus en plus, des musulmans zombies.
Les catholiques zombies sont les pires anti-catholiques
La particularité des catholiques zombies est que c'est parmi eux que se recrutent les plus fanatiques adversaires du catholicisme, ce qui n'est, semble-t-il, pas le cas pour les autres groupes. Même en comptant Marx, il ne semble pas que les juifs émancipés aient jamais été les pires antisémites !
C'est dire que le dernier essai de Todd qui insiste tant sur les « catholiques zombies » crispera sans doute autant les dits zombies que ceux qui ne le sont pas et qui prendront mal d'avoir à porter les errements de leurs ennemis. Nous éviterons donc cette expression.
Une sociologie historique contrastée
Dans le détail, on pourrait trouver quelques approximations dans l'essai de Todd. Il semble oublier que la plus grande manifestation et de loin des « Charlies » a eu lieu à Paris, dans ce qui n'est pas précisément un vieux fief de catholicité (au moins depuis le XVIIIe siècle). Comme nous le disait un lecteur critique : « Il semble oublier que Paris est dans le Bassin parisien. » Ramener le monde catholique de jadis à un Ouest supposé hiérarchique est très simplificateur.
Si on se réfère à ses travaux antérieurs, l'Ouest est bien moins hiérarchique que le Pays basque ou le Sud du Massif central qui, après avoir été des fiefs huguenots au XVIe siècle sont devenus des fiefs catholiques au XIXe. Au demeurant, la Gascogne précocement républicaine (et malthusienne : cf. Armengaud) est tout autant que le Pays basque un pays de famille souche. Toujours selon ses travaux antérieurs, la Vendée a la même anthropologie individualiste et égalitaire que le Bassin parisien mais dans l'attachement de celle-ci à la religion, l'histoire, une histoire tragique, a compté davantage que l'anthropologie, laquelle explique beaucoup de choses mais pas tout.
Idées reçues
Quant au raccourci culture inégalitaire, région catholique, pétainisme, antisémitisme, il vient tout droit du dictionnaire des idées reçues. Todd ignore visiblement les travaux de Simon Epstein.
Il ignore aussi que l'antisémitisme des années trente était un phénomène parisien ou à la rigueur urbain : comment les paysans de France qui n'avaient jamais vu un juif de leur vie (à la différence de ceux d'Allemagne et de Pologne) auraient-ils pu être antisémites ? On pourrait être inquiet de telles approximations si on ne faisait confiance à la rigueur scientifique de l'auteur.
Un groupe dominant
À ces nuances près, il n'y a rien à objecter à la thèse centrale de Todd : le groupe dominant en France aujourd'hui est celui des classes moyennes issues du monde catholique, que ce soit en termes sociaux ou géographiques (le grand Ouest), mais déchristianisées. Qu'on les appelle « bobos » ou « deuxième gauche », ils tiennent le Parti socialiste et ont soutenu le choix de l'euro ; tributaires d'une culture catholique désormais inconsciente, ils imposent une austérité doloriste (et deloriste !) et un néo-libéralisme à l'anglo-saxonne à caractère inégalitaire.
Quoique brandissant les valeurs de la République, ce sont de faux républicains. François Hollande, de parents catholiques mais qui a viré au laïcisme le plus raide (souvenons-nous de son refus de dire que les Égyptiens massacrés en Libye étaient des chrétiens) en est une figure emblématique.
Christianisme dégénéré
Chesterton disait que « le monde moderne est rempli de valeurs chrétiennes devenues folles ». Tout ce qui fait aujourd'hui la sensibilité de gauche : l'Europe, l'écologie, l'ouverture à l'homosexualité, les langues régionales, le multiculturalisme peut être en effet assigné à une sensibilité chrétienne dégénérée.
Que les manifestants de janvier aient profité de l'affaire Charlie pour exprimer un anti islamisme inavoué, refoulé par les bons sentiments de gauche, est aussi probable, mais cela ne vaut pas seulement pour la deuxième gauche.
Todd n'a pas non plus tort de penser que la grande manifestation « Je suis Charlie » du 11 janvier 2011 a été faite principalement par les pro-euro. Une manifestation de dominants qui laisse de côté deux groupes dominés : la vieille classe ouvrière française et l'immigration musulmane et qui réclame rien moins que le droit pour le groupe dominant de blasphémer la religion d'un groupe plus faible !
Néo-républicains
Ces pro-euro sont des ex-chrétiens, soit, mais que pourraient-il être d'autre ? Pierre Chaunu aimait à dire que de la France cléricale qui représentait la moitié de la population en 1905, descendaient les trois quart de la France de 1960 du fait du différentiel de natalité entre une France catholique féconde et une France républicaine malthusienne (cf. le triste Paris sans enfants des années trente dans les romans de Simenon). Le grand historien appelait cela la « sélection spirituelle ». Mais une partie des catholiques, transfuges, venait à mesure reconstituer le vivier républicain dans une France où les Lumières étaient toujours hégémoniques, au sens gramscien du terme.
Deux générations après, et l’accélération de la déchristianisation dans le dernier tiers du XXe siècle aidant, les néo-républicains n'ont pas seulement pris la place des anciens dans la rue, ils l'ont prise dans la France elle-même. La classe ouvrière où Todd voit le reste des républicains d'autrefois est en fait le résultat d'un brassage complexe où l'immigration ancienne a sa part. Même ralliée au Front national, elle est une survivance.
Les catholiques qui ne sont pas Charlie
Persuadé que le catholicisme est en voie d'extinction en France (les constituants de 1789 le pensaient déjà !), Todd, cependant, ignore ou sous-estime l'existence d'une frange de catholiques qui ne sont pas « zombies » et dont la plupart ne s'est nullement reconnue dans Charlie, beaucoup ayant perçu dans la manifestation du 11 janvier un rejet subliminal, non seulement de l'islam mais de toutes les religions. Eux aussi ressentent ce que Todd dénonce à juste titre comme « cette nouvelle menace à la liberté de croyance qu'est le laïcisme radical ».
Cette frange de catholiques « non zombies », de plus en plus nombreuse à chaque génération, d'autant que les déperditions y sont sans doute plus limitées que dans la génération de 1968, explique l'ampleur de La Manif pour tous, sans équivalent dans le reste de l'Europe : en privant, par vengeance, les prestations familiales des classes moyennes, Valls ne s'est pas trompé de cible. Mais cette frange explique surtout le différentiel qui fait de la France le seul grand pays d'Europe où la population se renouvelle encore à peu près (taux de fécondité : 2, pour une moyenne de 1,6 en Europe).
Une minorité d’avenir
Les Français ne font en effet pas exception à la règle posée par Adolphe Landry : les sociétés athées sont vouées à l'extinction. Ils ne sont pas, contrairement à ce que pense Todd, des athées heureux qui « font » des enfants quand même.
La population française se perpétue mieux que d'autres par des minorités religieuses arc-boutées sur un sentiment identitaire fort, en particulier une minorité catholique, qui fournit d'ailleurs l'essentiel des cadres de son Église et de son armée et, avec ou sans apostasie, une grande partie de ses élites, même de gauche.
Le dilemme musulman
Il y a donc bien trois pôles dans la société française mais pas tout à fait ceux que voit Todd : le pole dominant, post (et anti)-catholique, pro-euro, pro-homo et antirusse, un pôle catholique persistant, généralement prorusse, pro ou anti-euro, selon sa position sociale, et un pôle musulman.
Si les musulmans de France s'intègrent plus qu'on ne croit, il faut le confirmer par d'autres indicateurs que les mariages mixtes : un jeune Français issu de l'immigration qui épouse sa voisine de palier étudiante en jean moulant, c'est un mariage franco-français ; s'il préfère, comme cela se fait de plus en plus, aller chercher au bled une cousine vierge, c'est un mariage mixte ! Lequel intègre mieux ?
Les musulmans de France, qui avaient voté à 90 % Hollande, se sont abstenus massivement aux municipales, révulsés par le mariage unisexe et l'ambiguïté des socialistes à leur égard. Seule la maladresse insigne du parti de l'ex-UMP — qui vient d'organiser un bien inutile colloque sur l'Islam —, pourrait empêcher qu'ils finissent à la droite modérée.
Dommage car c'est de ce groupe désormais central de la politique française, qui va de DLF au MoDem en passant par « les Républicains », que dépend l'issue du dilemme justement posé en conclusion par Emmanuel Todd : une confrontation suicidaire excitée par l'ultra-laïcisme ou un compromis fondé sur l'acceptation, dans les limites de la paix civile, du fait religieux.
Roland Hureaux
Emmanuel Todd
Qui est Charlie ?
Sociologie d’une crise religieuse
Seuil, mai 2015
243 p., 18 €
Photo : Wikimedia Commons