Article rédigé par Eugène Davidov, le 05 juin 2015
La crise ukrainienne a induit une dégradation des relations entre la Russie et l'Ouest en menaçant la sécurité de l'espace postsoviétique. Les manifestations de masse à Kiev en février dernier ont conduit à la chute du président Viktor Yanoukovitch et à la montée en puissance des nationalistes. Depuis, la situation a dégénéré en un conflit armé à grande échelle.
Les tensions ont principalement été causées par l'instabilité intérieure de l'État ukrainien. En effet, une partie de la population, notamment dans l'Est du pays, n'a pas supporté le nouveau régime et insisté sur la nécessite de prendre en compte l'opinion des habitants du Sud et de l'Est du pays. C'est la principale raison d’un conflit qui a fait 4000 morts selon l’ONU et 50 000 selon le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung, qui se fonde sur les sources des services secrets allemands.
La solution au conflit semble très difficile à atteindre. De fait, la crise comporte plusieurs dimensions imbriquées.
Les Ukrainiens, habitants des confins
Le nom d’Ukraine, comme l’écrit l’historien Andrei Sidorchik, dérive de l’ancien mot russe "Oukraïna", qui signifie "région frontalière". À la fin du XVIe siècle, une partie du territoire de la Rous kiévienne a été annexée à la Pologne-Lituanie. Certaines régions (de la Podolie à l'embouchure du Dniepr) ont acquis le nom "Ukraine" parce qu'elles se trouvaient sur la frontière du grand-duché. Les habitants de ces régions s'appelaient "ukrainiens" – c’est-à-dire peuple de la frontière.
L’Ukraine n’est devenue une notion géographique qu'au XVIIIe siècle. De fait, les Ukrainiens se considéraient non comme une nation séparée, mais bien comme une partie de la nation russe. L'émergence d'une nation ukrainienne séparée de la nation russe a eu lieu en Pologne après 1654, lorsque l’Ukraine a été intégrée à la Russie. Ce concept avait pour but de prévenir l'intégration des territoires peuplés de russes ethniques à la Pologne-Lituanie. Ce concept, totalement artificiel, a été employé par beaucoup d'adversaires de la Russie pendant près de trois cents ans, depuis le roi Charles XII de Suède jusqu'aux États-Unis d’aujourd’hui.
La résurgence des tensions religieuses
La diversité religieuse de l'Ukraine constitue un puissant facteur de tensions. Selon l'Institut sociologique de l'Académie nationale d'Ukraine, la majorité de la population appartient à l'Église orthodoxe d'Ukraine (patriarcat de Moscou) ou à l'Église orthodoxe ukrainienne (patriarcat de Kiev), née d'un schisme avec l'Église de Russie. Il y a aussi l'Église grecque-catholique ukrainienne, l'Église orthodoxe autocéphale ukrainienne, des protestants et des musulmans.
Depuis le début de l'année 2014, les églises orthodoxes russes d’Ukraine ont été attaquées : on a assassiné des prêtres, occupé les bâtiments et persécuté ces paroisses. D’autre part, le conflit a augmenté le nombre de sans-abris, de chômeurs, ou de personnes ayant perdu leurs familles.
Nombre d’entre eux ont été victimes des sectes. Les Témoins de Jéhovah forment par exemple une secte très dangereuse pour l'Ukraine. La vie religieuse en Ukraine est très politisée. Le Premier ministre Arsenyi Iasteniouk est un scientologue, le secrétaire du Conseil de sécurité nationale et de défense ukrainien Alexandre Tourtchinov est un baptiste, quant au ministre de l'Intérieur Arsen Avakov, c’est un adepte des romans du Cycle de Dune.
Un conflit géopolitique
En matière géopolitique, l’Ukraine cristallise un conflit entre les États-Unis et un monde multipolaire formé par la Russie, la Chine ou l'Inde. Pour ces protagonistes, il est essentiel de contrôler les régions économiques clefs. N’oublions pas que l’Eurasie constitue l’une des régions les plus riches en ressources naturelles, recelant 31 % des réserves de gaz naturel prouvées, 17% du pétrole, 23% du minerai de fer, 14% d'or et 7% du cuivre. Les États-Unis cherchent à contrôler ce continent afin d’atteindre l'autosuffisance économique.
« L’indépendance de l’Ukraine modifie la nature même de l’État russe […]. Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire en Eurasie », écrit Zbigniew Brzeziński, conseiller de Jimmy Carter dans son ouvrage Le Grand Échiquier. Il poursuit ainsi :
>>>« Nous devons être prêts à fournir des armes défensives à Ukraine, car si nous ne le faisons pas, Poutine pourra vaincre seulement par l'escalade du conflit. Nous devons être prêts à le faire. En même temps, il est nécessaire de rassurer la Russie de ce qu'une Ukraine démocratique et européenne ne serait pas un membre de l'OTAN. Elle serait comme la Finlande – un État européen libre et indépendant mais pas membre de l'OTAN. »
En poursuivant son plan géopolitique, la Maison Blanche aggrave la dépendance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis et affaiblit la Russie.
La dimension politico-militaire du conflit
La Russie estime que les actions des États-Unis et de ses partenaires de l'OTAN en Ukraine constituent une menace à sa sécurité militaire. En juin 2014, l'ambassadeur ukrainien en Biélorussie Mykhailo Yezhel a publiquement annoncé les consultations entre Washington et Kiev sur l'installation des éléments de défense antimissile américaine en Ukraine. Cela constitue une menace grave pour la Russie.
Or les États-Unis refusent de signer un traité, affirmant que ce système antimissile n’est pas dirigé contre la Russie. Selon Yaakov Kedmi, ancien chef de l'organisation israélienne Nativ, cela constitue pour Moscou un danger mortel et très difficile à éliminer.
L'accumulation de forces de l'OTAN en Ukraine par création d’unités mixtes constitue une autre source d’anxiété pour les Russes. Le Canada et la Grande-Bretagne ont déjà décidé d'envoyer en Ukraine des instructeurs militaires. Les États-Unis et d’autres pays occidentaux fournissent des armes à l'armée ukrainienne, et deviennent parties au conflit.
Cependant, certains Européens ne sont pas d'accord avec la rhétorique belliqueuse de l'OTAN. Un colonel de l'armée tchèque, Marek Obrtel, a demandé au ministère de la Défense de son pays de lui retirer ses décorations militaires reçues par l’OTAN pour sa participation aux opérations du Kosovo, d'Afghanistan et d'Iraq. Il a pris cette décision en raison de la situation de l’Ukraine et de l'hystérie antirusse qui s’est exprimée autour de la catastrophe du vol MH17 des Malaysia Airlines.
Quels enjeux économiques pour l’Ukraine ?
L’Ukraine possède des terres fertiles, un vaste territoire, une main-d'œuvre abondante, elle est riche en charbon, minerai de fer, manganèse, nickel, uranium, soufre, et mercure. On y extrait le pétrole et le gaz. Ces ressources intéressent les États-Unis et l'UE. De son côté, la Russie est intéressée au rétablissement de ses liens économiques avec l’Ukraine et à la création d'un espace économique commun. Moscou croit que l’on peut réaliser une coopération entre Kiev et l'UE sans porter atteinte aux intérêts de la Russie.
Ce conflit est très influencé par les conditions socio-économiques : la baisse du niveau de vie, la baisse des salaires, l’inflation croissante, les restrictions sur la vente des certain produits et l’augmentation des prix en général. Le pays est au bord de l'explosion sociale. Or l’unité historique et spirituelle entre la Russie et d'Ukraine, la lutte géopolitique entre les puissances mondiales et l'attractivité économique de la région contribuent dans la longue durée à l'intensification du conflit. À l’heure actuelle, les actions américaines risquent d’aggraver la situation.
Eugène Davidov est politologue, membre de l’International Association of Journalists, rédacteur en chef et analyste de la revue Russian peacekeeper.
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