Les sources de la ravageuse idéologie égalitariste à l'école
Article rédigé par Charles-Éric de Saint Germain, le 27 mai 2015 Les sources de la ravageuse idéologie égalitariste à l'école

L’auteur de La Défaite de la raison (Salvator) explique comment l'élitisme républicain est devenu l'ennemi à abattre de ceux qui préfèrent l'égalité dans l'inculture à « l'égalité des chances ».

EN 1984, personne ne s’offusquait, à gauche, d’entendre Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Éducation nationale, décréter qu’il fallait « apprendre pour entreprendre », ou défendre la notion « d’élitisme républicain », appliquée à l’école du mérite. En brandissant aujourd'hui la menace d’un « égalitarisme niveleur », Jean-Pierre Chevènement a fait écho à ce que ressentent les 60% de Français, désormais opposés à cette réforme du collège, qui est perçue comme un affaiblissement supplémentaire infligé à la maison France.

C'est cet « égalitarisme niveleur » qui semble être désormais le dénominateur commun de toutes les réformes entreprises à l'école, comme si l'école était aujourd'hui devenue le principal lieu de lutte contre les inégalités sociales. Mais le risque n'est-il pas alors d'instrumentaliser l'école à des fins strictement idéologiques ? Peut-on concilier « l'idéal méritocratique », longtemps mis en avant par l'école de la République, lorsqu'elle jouait encore pleinement son rôle d'ascenseur social pour des jeunes issus de milieux populaires ou défavorisés, avec l'exigence d'égalité dont notre gouvernement actuel a fait son unique mot d'ordre ?

Condorcet : l’excellence est un droit

Un rapide détour par l'histoire s'impose pour comprendre les évolutions suivies par l'école depuis quelques décennies, et de comprendre pourquoi, notamment, l'élitisme républicain, qui a longtemps fait du système éducatif français l'un des plus performants au monde, est devenu aujourd'hui l'ennemi à abattre pour tous ceux qui préfèrent l'égalité dans l'inculture, c'est-à-dire l'égalisation « de fait » des conditions, à « l'égalité des chances » — une « égalité des chances » que la méritocratie républicaine s'était donnée pour mission de promouvoir.

On sait que Condorcet, philosophe des Lumières, fut à l'origine de l'idéal méritocratique et de l'élitisme républicain. Chargé de rédiger un rapport Sur la nécessité de l’Instruction publique, Condorcet avait donné pour mission à l’instruction publique de diffuser le plus largement possible un « savoir élémentaire », censé assurer l’autonomie de chacun, grâce à la maîtrise de bases de l’écriture, de la lecture et du calcul, et lui offrir l’opportunité d’élargir ce savoir par la suite. 

Ce savoir élémentaire (que l’on retrouve aujourd’hui sous l’appellation de « socle commun de connaissances et de compétences », marqué par la maîtrise de la langue française, la pratique d’une langue étrangère, les principaux éléments des mathématiques, de la culture scientifique et technologique, la maîtrise des NTIC, la culture humaniste, les compétences sociales et civiques, l’autonomie et l’initiative) s’oppose aussi bien au refus rousseauiste d’instruire l’enfant avant un certain âge qu’au savoir cumulatif, tout aussi préjudiciable en ce qu’il préfère une tête bien pleine à une tête bien faite, confondant ainsi érudition avec éducation. Condorcet faisait ainsi reposer la nécessité de l’instruction publique, et donc la prise en charge de l’enseignement des jeunes citoyens par les pouvoirs publics, sur une double exigence :        

1/ d’une part, celle de diffuser partout les Lumières, pour rendre impossible cette confiscation du savoir entre quelques mains, et l’asservissement qu’elle entraîne. On dit en effet que le savoir libère, mais si je suis seul à disposer, avec quelques pairs, de ce savoir, il ne libère pas, il asservit. Pour autant, Condorcet ne veut pas supprimer toutes les inégalités. Car si je demande que tous possèdent, au même degré, ce savoir, je propose alors une utopie plus propice à conforter le despotisme qu’à émanciper réellement le peuple. Vouloir détruire complètement toutes les inégalités serait absurde et dangereux.

2/ d’autre part, si l’on veut prétendre donner à chacun la chance de jouir de ses droits fondamentaux, encore faut-il lui permettre de comprendre les enjeux de cette liberté et des choix qu’il a à réaliser. Si l’instruction doit donc être réellement ouverte à tous, c’est parce que cette disposition seule peut rendre réelle l’égalité stipulée par la loi et effective la jouissance des droits déclarés par la constitution. 

Au service de la nation

Reste que Condorcet ne tranche pas vraiment entre l’élitisme et l’égalitarisme, problème majeur sur lequel ne cessera de s’échouer l’école républicaine, mais il cherche plutôt à concilier les deux aspects. Car l’excellence est pour lui un droit, au même titre que l’instruction élémentaire pour tous. Si l’on doit aux droits de l’homme de faire sortir un être ignorant de son ignorance, on doit aux mêmes droits de donner à chacun la possibilité de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature. « Ce serait un amour bien funeste de l’égalité, dit-il, que celui qui craindrait d’étendre la classe des hommes éclairés ». Tous ceux qui nivellent l’esprit au nom de l’égalité lèsent un droit fondamental de l’individu : celui d’être aussi bon qu’il peut l’être, d’où l’impossibilité de déterminer a priori jusqu’où il serait bon de poursuivre l’instruction.

Loin d’être une injure à l’égalité et à la démocratie, l’élitisme républicain dont se prévaut Condorcet repose sur l’idée que les élites doivent se mettre au service de la République et du peuple, car leur supériorité doit éclairer et faire progresser une nation entière de citoyens, étant entendu que pour instruire le peuple, il faut les meilleurs esprits, l’inégalité des talents étant ici au service de l’égalité politico-juridique.

Bourdieu : un instrument de domination

Pourtant, c'est cet élitisme républicain qui est battu en brèche depuis des décennies. Deux ouvrages de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture (1964) et La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement (1970), vont prétendre que l’école a failli totalement à sa mission démocratique et que, loin de contribuer à promouvoir l’égalité des chances, en permettant à des élèves d’origine modeste de bénéficier de l’ascenseur social offert par l’école républicaine, elle ne fait, en réalité, que contribuer à la reproduction des inégalités sociales existantes.

L’école est donc un instrument caché de domination, car la culture scolaire, au lieu d'être neutre, est en réalité la culture de la classe dominante, transformée en culture légitime, objectivable et indiscutable. De fait, Bourdieu montre que cette culture est arbitraire, résultat d’une sélection qui définit ce qui est estimable, « distingué » ou, au contraire, vulgaire et commun. Dès lors, plus la distance sera faible entre la culture scolaire et la culture du milieu d’appartenance, culture liée à la socialisation, plus la réussite dans l’institution sera élevée. La réussite scolaire est d’autant plus probable que l’habitus des enseignants et des enseignés sont identiques et homologues.

On voit ainsi que pour Bourdieu, l’école sert d’instrument de légitimation des inégalités sociales. Loin d’être libératrice, elle est conservatrice et maintient la domination des dominants sur les classes populaires, qui sont soumises à une violence symbolique par la légitimation et la reconnaissance du savoir des classes dominantes, tout en déniant l’existence d’une « autre culture » qui n'est pas moins légitime, aux yeux de Bourdieu, que la culture transmise à l'école.

La pathologie de la nouveauté

Tel est sans doute le point le plus faible de la théorie bourdieusienne, contre lequel s'est insurgé notamment Alain Finkielkraut dans La Défaite de la pensée (1987). Partisan du « tout culturel », Bourdieu confond du coup la « culture de masse », celle dont le but est de divertir l'homme en donnant satisfaction au désir de nouveauté permanente qui l'habite, afin d'éviter que son désir ne se lasse, et ce que H. Arendt appelle la « haute culture » (qui est en réalité la vraie culture) dont le propre est de produire des œuvres durables, qui garantissent la permanence et la pérennité d'un monde habitable pour l'homme, et qui échappent à l'usure et au « phénomène de mode » qui caractérise au contraire les produits de la culture de masse, destinés à la consommation-destruction. 

C'est pourtant cette thèse de « l'arbitraire culturel » et du relativisme du « tout se vaut » (Finkielkraut disait ironiquement que pour Jack Lang, à l'époque ministre de la Culture, « une paire de bottes vaut Shakespeare » !) qui prédomine aujourd'hui dans l'esprit de nos élites bien-pensantes. Et comme la « haute culture » n'est pas accessible à tous les publics, mieux vaut renoncer à la transmettre, plutôt que de prendre le risque de créer des inégalités entre les élèves. Ce faisant, on commet, en réalité, une double erreur :  

1/ Tout d'abord, on peut penser que l’école n’est pas – et elle ne doit pas être – une sorte de laboratoire de la démocratie. Son rôle n’est pas de former des citoyens égaux (bénéficiant d’une formation identique), mais de former des citoyens éclairés, dotés d’un solide jugement critique, afin d'éviter que les enfants ne deviennent la proie de toutes les manipulations idéologiques.

Or on ne peut éclairer le jugement d’un élève sans lui donner la culture qui lui permettra de comprendre le monde, car on ne peut avoir accès aux clefs d'interprétation du monde sans savoir d'où l'on vient, et comment s'est façonnée, au cours des siècles, la figure de ce monde – d'où l'absurdité des pédagogies habitées par cette « pathologie de la nouveauté » et qui prétendent faire table rase du passé, privant ainsi l'enfant de sa propre capacité d'innover, en prétendant le faire à sa place. H. Arendt rappelait à ce sujet, dans « La crise de l'éducation » (in La Crise de la culture), que la tâche de l'école est essentiellement conservatrice : son but n'est pas d'innover, mais d'abord de transmettre un savoir dont le professeur est le garant, et qui fonde son autorité, car c'est le savoir (et non l'élève, comme le croient les pédagogies qui se réclament de Rousseau) qui doit être au centre de la relation pédagogique.

Que beaucoup d’élèves ne soient pas capables de s’approprier cette culture héritée du passé (qui est à la fois historique, sociologique, philosophique, artistique, etc.) est un fait que personne ne contestera, mais le rôle (le seul d'ailleurs) de la pédagogie n'est pas de renoncer à transmettre ce savoir — sous prétexte qu'il ne serait pas immédiatement assimilable par une bonne partie des enfants — pour se concentrer sur les « savoir-faire » (la tâche du maître se limitant désormais à montrer comment apprendre un savoir, et non à lui transmettre celui-ci, faisant disparaître alors le savoir et les contenus disciplinaires pour la pédagogie) il est, bien plutôt, de réfléchir aux modalités permettant de faciliter l'acquisition de celui-ci. Il serait donc dramatique de renoncer, au nom de la préservation de l’égalité, à ce patient travail de « déchiffrement » du monde.

La confusion entre l’école et la société

Or si l'on s'intéresse à l’idéologie qui sous-tend toutes les réformes scolaires qui ont conduit, depuis la réforme Jospin, à une démocratisation massive de l'école, on voit vite qu’elle participe d’une volonté de faire comme si l’école avait pour finalité de réduire les inégalités sociales, et que c’était là sa seule et unique vocation. Mais ces thèses inspirées de Bourdieu et Passeron reposent, en fait, sur une confusion entre l’école et la société.

Comme le rappelait Jean-Pierre Chevènement dans sa critique de la réforme du collège de Najat Vallaud-Belkacem, « l'école est un sanctuaire, il faut éviter que la société y pénètre trop, et aujourd'hui nous souffrons que la société veuille s'ingérer dans l'école à tout moment ». Or Bourdieu et Passeront reprochent à l’école sa cécité sur les inégalités sociales, sans prendre conscience de leur propre cécité sociale à l’égard des finalités de l’école.

Comme le rappelle Jean-François Mattéi dans La Barbarie intérieure, « on exige de l’école qu’elle donne un enseignement réellement démocratique. Si l’on entend par là que tous les enfants doivent aller à l’école dans les établissements fondés sur des institutions politiques démocratiques, alors, certes, l’école est démocratique. Si l’on demande que tous les élèves puissent recevoir la même formation et obtenir les mêmes résultats, en refusant de tenir compte, in abstracto, de leurs goûts, de leurs capacités et de leur réussite, alors non, l’école n’est pas et ne sera jamais démocratique ».

L’inverse du résultat recherché

2/ En outre, et de manière assez paradoxale, on peut observer que la démocratisation de l’enseignement et le refus de transmettre une culture jugée trop « élitiste » aboutit, dans les faits, à l’inverse du résultat recherché : en abaissant ses exigences (pour rendre le savoir accessible au plus grand nombre), l’école ne permet plus à certains talents de se révéler, car les élèves capables de réussir dans les concours des grandes écoles sont désormais ceux qui seront passés par d’autres voies que celles proposées par le système scolaire, ou qui auront eu accès à d’autres sources d’informations, celles transmises par le milieu familial ou par les réseaux de relations.

La démocratisation des études nuit ici à l’idéal démocratique : loin de réduire les inégalités sociales, en permettant à des jeunes issus de milieux défavorisés de bénéficier, grâce à l’école, d’un véritable ascenseur social, l’abaissement des exigences scolaires conduit, bien plutôt, à l’auto-reproduction des élites, comme si l’école ne parvenait plus à remplir aujourd’hui sa mission. Or nos « pédagogues » modernes, aveuglés par leur idéologie égalitariste, semblent ne pas voir que plus l'école renoncera à transmettre une culture et des connaissances structurées, plus elle favorisera la reproduction sociale là où la méritocratie républicaine, qui visait seulement l'égalité des chances (et non l'égalité tout court), rendait possible une réelle mobilité sociale.

Comme le souligne François-Xavier Bellamy, « Bourdieu a produit, au nom même de l’égalité, l’école la plus inégalitaire qui soit. À partir du moment où l’on interdit à l’école de transmettre la culture, au motif qu’elle est discriminatoire, on rend l’origine sociale des élèves plus déterminante que jamais. Puisque le savoir n’est pas transmis à l’école, seuls seront sauvés ceux qui le reçoivent dans leur famille…

La dernière enquête PISA, en 2013, a montré que nous avons désormais le système scolaire le plus inégalitaire des pays de l’OCDE, celui qui conserve le plus les inégalités sociales d’origine. Bourdieu a produit le système scolaire qu’il dénonçait » (F-X. Bellamy, « Bourdieu a créé l'école qu'il dénonçait », Causeur, 7 Novembre 2014).

Rendre l’école à sa vocation

Pour conclure, il serait grand temps de mettre fin à cette « idéologie égalitariste » qui détourne l'école de sa mission et de sa vocation première. Tant que l'Éducation nationale sera gangrenée par le règne des « pédagogues-démagogues », le « bateau ivre » du système éducatif français sera condamné à s'enfoncer toujours plus dans les profondeurs des classements internationaux.

On sait que, pour couler un pays, il faut toujours commencer par s'attaquer à ses élites. Espérons que nous aurons affaire un jour à des dirigeants suffisamment intelligents pour redresser la barre et nous éviter le naufrage...

 

Charles-Éric de Saint Germain est philosophe, professeur en école préparatoire. Vient de faire paraître La Défaite de la raison. Essai sur la barbarie politico-morale contemporaine (Ed.Salvator).

 

La Défaite de la raison
Editions Salvator, mai 2015
355 pages, 22 €

 

 

 

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