De la démocratie à l’autoritarisme ploutocrate : la fin du bien commun (VI/VI)
Article rédigé par Henri Hude, le 27 février 2015 De la démocratie à l’autoritarisme ploutocrate : la fin du bien commun (VI/VI)

Fin de l’étude sur la théorie postmoderne de la justice, machine à broyer les identités. En privatisant le bien, la démocratie se jette dans la ploutocratie. Pour rétablir la justice, il faut rendre sa force à la liberté au service du bien commun.

La « doctrine injuste de la justice » se présente comme la meilleure garantie possible du pluralisme politique raisonnable [1]. En théorie, les peuples auront toujours le choix, grâce à cette doctrine, entre plusieurs partis concurrents et entre plusieurs politiques concurrentes, inspirées par les intérêts économiques réels et les forces spirituelles vives de la société, tous et toutes respectueux des autres.

De la pensée unique au parti unique

Or, il s’agit encore là d’une mystification. En réalité, les anciens peuples libres, formatés ou manipulés par une idéologie unitaire, privés de classiques et de tradition, enfermés dans la bulle de la « Matrice » médiatique, enfumées par la « doctrine de la justice », n’ont plus le choix, aux élections, qu’entre des clones, réputés différents, d’une seule et même politique qui lamine tout sur son passage : culturellement amnésique, politiquement technocrate et oligarchique, économiquement ploutocratique – de plus sans aucun principe de moralité naturelle, et néanmoins moralisatrice, inhibitrice et culpabilisatrice.

De la privatisation du bien à la privatisation tout court

La privatisation du bien conduit donc en réalité à imposer une seule et même politique idéologique de privatisation maximale à l’univers entier et cela pour l’éternité.

En effet, comme nous l’avons noté [chap. 9 de la Nouvelle philosophie du décideur], le concept de bien est pour chacun d’entre nous le critère suprême impliqué dans toutes nos décisions, dans tous nos jugements pratiques. Or la doctrine injuste de la justice procède à la privatisation de ce concept. Elle pose comme critère unique, commun et public, c’est‑à-dire comme idée commune du bien, cette privatisation même. Le contenu d’une politique unique de privatisation intégrale est évidemment préformé en totalité dans le critère du bien ainsi privatisé.

Si en effet le principe (le bien) est radicalement privé, toute application, donc toute action, sera privée ; ainsi, la seule chose commune sera le principe du tout privé.

La doctrine (avec ou sans bémols qui ne sauraient engager à rien) représente donc comme seul juste un monde où la privatisation est universelle – autrement dit un monde à la culture ultralibérale et à l’économie ultralibérale, et où le politique ne sera plus là que pour administrer cette situation « normale ».

L’ultralibéralisme commence dans la culture par l’idéologie libertaire : relativisme absolutisé, scepticisme dogmatique, éthique libertaire, etc. Cette culture sert de fait à inhiber ou à rendre incohérente toute critique de l’ultralibéralisme en économie, parce qu’elle détruit au nom de l’individualisme pur toute revendication d’un principe populaire ou national, tout critère sérieux de justice et de morale, et qu’elle coupe à la racine la notion même de Pouvoir.

De la privatisation de tout à la privation de droits

Le politique étant vidé de son sens par l’absence de bien commun, le pouvoir effectif passe à la puissance économique la moins locale et la moins concrète qui soit – la finance – sous le parapluie de l’idéologie et de son Léviathan médiatique.

La « super-élite » cartellisée reste longtemps le seul pouvoir cohérent, face à un politique sans pouvoir, délégitimé. La doctrine injuste de la justice (justice as fairness = justice as foulness), démantelant le lien social, tuant le commun et faisant mettre le bien entre parenthèses, aboutit à donner tout pouvoir en théorie aux individus, en fait aux puissances privées les mieux organisées, au niveau mondial.

C’est ainsi que la démocratie libérale, formatée par cette doctrine injuste de la justice, se jette dans la ploutocratie, comme le fleuve dans la mer.

Quand le peuple comprend

Quand le peuple comprend pas que la théorie libérale de la justice est injuste, qu’elle n’est qu’un stratagème légitimant l’injustice, alors la démocratie sort de son tombeau, et le politique est à nouveau appelé en vertu du pacte social à opérer une action constituante et reconstituante.

Il met fin aux abus que sont les organisations internationales sous influence oligarchique, les banques centrales privatisées de fait au bénéfice d’une ploutocratie, les pouvoirs judiciaires usurpant la souveraineté, détruisant le droit par l’abus de droit et mettant la démocratie sous tutelle ploutocratique, au nom d’un prétendu contrôle de constitutionnalité, ou de conventionnalité, qui en fait n’est qu’un contrôle de docilité au principe du tout privé.

De la privation des droits à la guerre

À défaut, l’oligarchie libérale, de plus en plus impopulaire, devient impériale, de plus en plus belliqueuse et militariste.

Il lui faut, en effet, s’imposer de force, via la destruction des pouvoirs politiques nationaux, qui sont le seul niveau où pourraient être défendus les intérêts des peuples : solidarité sociale, culture non amnésique, développement économique local et possibilité d’être réellement défendu par un pouvoir politique souverain pouvant soumettre les oligarques.

La seule politique possible

Un jeune homme me parlait ainsi [en 2013] : la « seule politique possible », la « politique de progrès par définition », la « politique européenne nécessairement irréversible », etc. consiste à dire aux peuples européens qu’ils ne sont pas démocrates et ne méritent pas de se gouverner, s’ils acceptent :

"

1/ de laisser détruire leur tissu économique et industriel local au nom de la libre concurrence et de la supposée efficience économique au niveau global ;

2/ de se serrer la ceinture pour renflouer des banques, qui, pour adoucir le caractère ruineux de ce libre-échange (ou plutôt de ce serf-échange), ont procédé à une politique de crédit absolument insensée, tant aux États qu’aux particuliers ;

3/ de vendre à vil prix, pour cause de surendettement, toute sa propriété collective et commune à des monopoles, qui transformeront ainsi ce peuple en vache à lait ;

4/ de transférer toujours plus de pouvoir à des instances sans légitimité démocratique, à des niveaux d’organisation toujours plus élevés, où la toute-puissance des oligarchies est encore plus absolue et le contrôle démocratique encore plus aléatoire ; et

5/ de réélire jusqu’à la fin des temps au niveau national des clones de plus en en plus impuissants, incapables de penser et d’agir autrement qu’en valets de l’oligarchie et en fantoches de l’empire [2].

"

L’injustice fondamentale, celle qui détruit radicalement une société libre, c’est donc de refuser que le bien puisse être commun. Comprendre cela, c’est se dégager du libéralisme. Cette prise de conscience signifie qu’il a vécu.

S’en dégager, sans tuer la liberté, mais en la rénovant, rendre sa force et sa justice à la liberté, c’est le défi de nos sociétés.

 

Cet article est dédié à Yanis Varoufakis, en le remerciant pour son très bel article dans le NYT.

Henri Hude est philosophe, ancien élève de l’ENS, directeur du Pôle Éthique des Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Dernier livre paru : La Force de la liberté (Economica, 2013), dont cet article s’inspire (chapitre 10). Sur la question de la justice, on peut se rapporter aussi à L’Éthique des décideurs (2004), 2e édition, Economica, 2013, chapitre 3. 

 

Article précédents :
 Comment casser la machine à broyer notre identité (I/VI)
 Quand la tolérance finit en intolérance (II/VI)
 Comment les libéraux-libertaires imposent un ordre moral à rebours (III/VI)
 Peut-on sauver la théorie moderne de la justice ? (IV/VI)
 L’identité amnésique pour tous : que fera Jason Bourne ? (V/VI)

 

_________________________
[1] John Rawls, Political Liberalism, 1e partie, Leçon 1, §6 ; Leçon 4, §1, etc.
[2] La première fois que j’ai lu attentivement John Rawls, et que j’ai fait cours sur lui, j’ai cru retrouver (peut-être plus qu’il n’aurait fallu), l’image de l’Amérique que j’avais aimée, ou rêvée, dans ma jeunesse, lors d’études aux États-Unis – celle d’une société libre, dotée d’une culture politique non idéologique, permettant de se respecter mutuellement, mais sans communier dans un scepticisme de salon ; une culture atteignant par une voie originale à l’idée classique d’« égalité proportionnelle » et donnant l’idée de la structure de la justice ; une culture politique universaliste, mais qui reste celle d’une nation particulière ; une culture capable d’inspirer un régime mixte, à la fois république et démocratie ; une culture taillée pour un peuple d’élite ; une culture capable aussi d’articuler l’action d’une pluralité de cultures, sincères et honnêtes, tendant toutes vers le bien, vécues en famille et en communauté ; une culture où l’économie restait elle aussi encore largement constituée de small businesses, industrieux, modernes et dynamiques, encore familiaux et locaux ; une culture animée par un esprit créatif, patriotique et solidaire ; une culture où la famille était reconnue comme un lieu précieux de gratuité, transcendant largement la poursuite de l’intérêt personnel. En un mot, la culture politique qui a fait la grandeur des États-Unis d’Amérique et leur a donné leur aura. Une culture politique, aussi, qui tend à s’effacer et dont l’effacement coïncide pour eux avec un temps d’idéologie, de démesure et de déclin relatif.

 

 

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