L’identité amnésique pour tous : que fera Jason Bourne ? (V/VI)
Article rédigé par Henri Hude, le 12 février 2015 L’identité amnésique pour tous : que fera Jason Bourne ? (V/VI)

La théorie postmoderne de la justice est une machine à broyer les identités. Comment sa procédure du « voile d’ignorance » (Rawls) peut-elle neutraliser les conflits et les injustices ? En oubliant les identités. Comme si l’homme idéal devait être libéré de sa mémoire, à la manière de Jason Bourne… revisité.

BEAUCOUP ont vu au cinéma la trilogie avec Matt Damon, ou lu les bandes dessinées XIII. Le héros s’appelle Jason Bourne. C’est un amnésique, retrouvé sur une plage, blessé à la tête, porteur d’un étrange tatouage. Jason est en quête de son identité historique réelle.

En attendant, il a l’identité d’un amnésique, qui ne sait pas qui il est. Jason, insatisfait de sa situation, cherche à retrouver son identité historique. Ce faisant, il se heurte à de puissants intérêts (sans comprendre qui ils sont, ni pourquoi ils font ce qu’ils font). Et ces puissants intérêts cherchent à l’enfermer dans l’amnésie, ou même à le manipuler pour falsifier son identité.

Je vous propose une modification du scénario et un nouveau film pour illustrer la théorie post-moderne de la justice qui prétend, avec la procédure du « voile d’ignorance » sur l’identité de chacun (Rawls), créer les conditions de la tolérance et de la paix.

L’amnésie, c’est la liberté

Les ennemis de Jason ne veulent plus faire disparaître Jason, car ce n’est plus dans leur intérêt (par hypothèse), mais ils veulent le convaincre de se satisfaire de sa situation d’amnésie. Il faut qu’il adopte une identité d’amnésique. Il faut qu’il devienne raisonnable, se soumette, renonce à sa curiosité, découvre combien elle est dangereuse et malsaine.

« De quoi te mêles-tu, Jason ? Tu as pour identité nouvelle et définitive d’être un amnésique. Cette identité-là vaut bien toutes les autres. Quelle magnifique liberté ! Plus de passé derrière toi pour t’alourdir. Plus de racines pour t’attacher. Ne t’inquiète pas, nous avons moyen de te nourrir chaque jour de vent. Fais-nous confiance et tu n’auras plus que de l’avenir à écrire à partir de rien. N’as-tu pas envie de préférer ça ? 

« En plus, réfléchis. C’est pour ton bien. C’est pour la justice. Nous avons décidé de censurer ton identité historique et de t’imposer cette identité amnésique. Car, sans dévoiler toute ton histoire, que tu n’as plus le droit de connaître, car ce serait pour toi un crime capital, sache néanmoins que nous sommes infiniment plus justes que toi et tous tes pareils. Nous avons donc avec raison décidé de te révéler seulement ceci : dans le temps où tu connaissais ton identité, tu as été un monstre, Jason, un démon. Et tous ceux qui avaient une identité sur terre étaient comme toi.

L’amnésie, c’est la paix

« Tu dois nous croire sur parole, car qui peut écrire ton histoire, sinon nous seuls qui la savons, et qui avons décidé de l’effacer de ton esprit pour ton bien ? Ainsi donc, nous avons décidé de supprimer vos identités. Vous êtes tous devenus amnésiques. Et depuis, vous vivez en paix.

« Nous vous donnons, à vous tous, et pour toujours, une identité d’amnésique, la même pour tous. C’est elle qui vous rend bons. Une seule et même identité vide pour tous. Ainsi règnera la paix, la tolérance. Ainsi sera respecté le droit à la différence."

Comme Bourne hochait la tête, incrédule, ils ajoutèrent :

« Réfléchis, Jason. En acceptant de rester amnésique, tu gagnes le gros lot. Demande-toi seulement ce qu’est cette identité amnésique.

« Bien sûr, tu es amnésique, mais sans avoir perdu tes autres moyens intellectuels. Cet état se prolongera indéfiniment. À la fin, cette amnésie sera pour toi une seconde culture. Cette culture sera ta seconde et seule nature. Et cette nature sera ce que tu voudras.

L’amnésie, c’est le progrès

« Auras-tu perdu toute identité ? En un sens oui, mais en un autre sens, tu auras acquis une identité nouvelle et bien supérieure, infiniment plus agréable et libre – une nouvelle vie.

« Réfléchis : quand tu as oublié ta religion, quelle est ta religion ? Quand tu as oublié quel est ton sexe, quel est ton sexe ? Quand tu as oublié ton statut social, quel est ton statut social ? Quand tu ne sais plus si tu es marié ou célibataire, quelle est ton attitude relativement au mariage et au célibat ? Tu commences à comprendre ?

« Jason, sois heureux et fier. Réalise que tu vas t’installer à tout moment dans l’entre-deux, non pas nulle part, mais partout, dans un nouveau lieu universel, supérieur à tous les autres.

« La seule condition est de ne pas questionner. Tu ne sais plus et ne sauras jamais quelle est ta “conception du bien”, et surtout, tu ne dois jamais espérer connaitre, ni chercher, la vérité au sujet du bien (car ce seul effort te rendrait très vite la mémoire). Aussi cette réflexion t’est-elle interdite, parce que nous sommes meilleurs que toi et que cette recherche est injuste.

« Tu vas donc considérer à jamais toute idée du bien et toute idée de l’homme comme arbitraire. Tu vas t’installer indéfiniment dans cet état d’esprit. Ton amnésie durable est à ce prix.

« En quoi pourrait-on prétendre que tu aurais désormais moins d’identité qu’un autre ? Tu as toutes les identités, tu as acquis enfin une identité universelle, libre car négative, libre car transgressive, libre car plurielle et contradictoire, libre car autocréée. Libre, car elle élimine toutes les autres. Tolérante, car elle les aura bientôt éliminées."

L'histoire de Jason ne vous en rappelle-t-elle pas une autre ?
 Que ferait Jason Bourne ?
 Que feraient les pays d’Europe, sans racines ?
 Que ferait la France, sans mémoire ?
 Quels seront les entrepreneurs d’un avenir sans amnésie ? 

 

Henri Hude est philosophe, ancien élève de l’ENS, directeur du Pôle Éthique des Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Dernier livre paru : La Force de la liberté (Economica, 2013), dont ce scénario imaginaire, tiré d'une histoire vraie, est inspiré. 

 

Article précédents :
 Comment casser la machine à broyer notre identité (I/VI)
 Quand la tolérance finit en intolérance (II/VI)
 Comment les libéraux-libertaires imposent un ordre moral à rebours (III/VI)
 Peut-on sauver la théorie moderne de la justice ? (IV/VI)

Prochain article :
De la sensibilité démocratique à l’autoritarisme (VI/VI).

 

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http://www.henrihude.fr/mes-reflexions/50-democratiedurable/365-que-fera-jason-bourne-