Pourquoi “Charlie” ne peut pas être un symbole de la liberté d’expression
Article rédigé par Laurent Sentis, le 15 janvier 2015 Pourquoi “Charlie” ne peut pas être un symbole de la liberté d’expression

La liberté d’expression illimitée n’est pas une condition de la démocratie. Elle en est même le contraire, a fortiori si c’est l’État qui s’attribue le pouvoir d’en fixer les principes. Car c’est ainsi qu’on passe très facilement d’une liberté illimitée au despotisme d’une politique liberticide. Le peuple français s’en rend-il compte ?

À LA SUITE de l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo, de nombreux commentateurs ont développé l’idée qu’à travers ces dessinateurs, était visée la liberté d’expression. Or celle-ci étant un élément fondamental de notre société, c’est la démocratie elle-même qui était attaquée. Que veut-on dire par là ? Veut-on dire que notre société présuppose une liberté d’expression illimitée ? Et si l’on concède qu’il existe des limites à cette liberté d’expression, sur quoi se fonde cette limite ? Il semble nécessaire de méditer ces questions si l’on veut raison garder dans notre appréciation des événements.

I- La liberté d’expression est-elle illimitée ?

Poser la question c’est déjà y répondre. Car, de fait, aucune société n’a pu supporter une liberté d’expression illimitée. De façon générale, les incitations au crime sont toujours considérées comme des délits plus ou moins graves selon les circonstances. Notre société, qui se veut pourtant libérale et permissive, considère à juste titre, depuis1972, l’incitation à la haine raciale comme un délit.

La déclaration de 1789 a posé très clairement le principe d’une limitation de la liberté d’expression :

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Art. 10. - Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi.
Art. 11. - La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

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On remarquera que la Déclaration ne fait pas de la liberté d’expression un droit fondamental mais un droit précieux et confère à la loi le pouvoir de poursuivre un usage abusif de cette liberté. Mais comment établir que telle ou telle manifestation d’opinion trouble l’ordre public ?

II- La contradiction interne de la Déclaration de 1789

Si l’on se réfère à la déclaration de 1789 on voit que de façon générale « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (art. 4). Et il appartient à la loi telle que l’a établie la volonté générale de « ne défendre que les actions nuisibles à la société » (art. 5).

La loi, quant à elle, provient de la volonté générale. Elle provient du peuple agissant souverainement par lui-même ou par ses représentants (art. 6). Concrètement, dans les démocraties modernes, c’est le parlement qui est chargé d’établir les lois. Cela veut dire qu’il convient de promouvoir un débat, de permettre aux différentes opinions de s’exprimer et à une majorité de définir ce qui aura force de loi.

Ainsi, d’un certain point de vue, la liberté d’expression est une condition de possibilité du débat démocratique. Et d’un autre point de vue c’est au parlement de définir les limites de la liberté d’expression. On perçoit dès lors le danger qui menace une démocratie qui n’a pas d’autres références morales que l’exigence de « ne pas nuire à autrui ».

Dans la mesure où c’est la volonté générale qui définit ce qui nuit et ce qui ne nuit pas à autrui, on passe très facilement d’une liberté illimitée à la tyrannie d’une majorité parlementaire qui peut, au nom de ce qu’elle perçoit comme le bien commun, empêcher toute contestation de certaines de ses orientations.

III- Démocratie et liberté d’expression

Les remarques qui précèdent ne doivent pas nous conduire à récuser toute forme de démocratie parlementaire. Que des hommes libres puissent s’associer, débattre et décider selon des procédures de type parlementaire les règles qui doivent définir les droits et les devoirs de chacun, cela semble tout à fait légitime. Mais cela implique-t-il que tout puisse être soumis à un vote parlementaire ? De toute évidence, on ne peut soumettre à ce vote ce qui en rend possible les procédures. Or celles-ci semblent provenir d’une conviction simple : il appartient à des hommes raisonnables et libres de pouvoir s’associer et débattre entre eux sur les règles susceptibles de régir leur vie commune.

Mais pour accéder à la raison et à la liberté, l’homme a besoin d’une éducation morale. Cette éducation se réfère à un certain nombre de principes. Pour dire les choses avec plus de clarté, la liberté n’est pas d’emblée pleine et entière. Elle se développe en chacun de nous dans la mesure où s’enracinent en nous les diverses vertus et en particulier les vertus cardinales [1].

Ces vertus et les principes moraux qui en découlent permettent à la démocratie d’exister dans la mesure où ils permettent à chacun d’accéder à sa pleine humanité et à une liberté responsable. En tant que conditions de possibilité du débat démocratique, ils ne peuvent pas être remis en cause par une majorité parlementaire.

Il n’appartient pas au pouvoir politique de définir les principes moraux mais d’organiser la vie commune.

Nous pouvons en tirer les conséquences en ce qui concerne cette liberté d’expression qui est au fondement de nos sociétés. Celle-ci ne consiste pas à pouvoir publier n’importe quoi [2] [comme vient de le rappeler le pape François, Ndlr]. Mais elle est le pouvoir d’exprimer loyalement et respectueusement ses convictions en ce qui concerne cette organisation de la vie commune.

Dans la mesure où cette liberté d’expression est une condition de possibilité de la démocratie, elle n’a pas à être limitée par une majorité parlementaire. Une authentique liberté d’expression se développe donc sur la base du respect de notre prochain aussi bien dans la manière d’exprimer nos convictions que dans le contenu de ces convictions.

IV- Des publications à promouvoir, à réprimer ou à tolérer

Une société démocratique doit donc promouvoir la liberté d’expression comprise comme le pouvoir d’exposer ses convictions dans le souci de la vérité et le respect de ses interlocuteurs. Cette liberté contribue alors à la vitalité de la société. Mais la société doit aussi gérer l’abus qui peut être fait de cette liberté. Parfois, il faudra réprimer sévèrement certains fauteurs de troubles. Mais le plus souvent, il faudra renoncer à réprimer, c’est-à-dire tolérer des publications moralement répréhensibles, soit quant au fond soit quant à la forme.

En ce qui concerne Charlie Hebdo, cet hebdomadaire s’est fait une spécialité de tourner en dérision ce qui sert de raison de vivre à ses concitoyens. Cette dérision est incompatible avec une authentique liberté d’expression [3]. Loin de contribuer à fonder une démocratie véritable, elle détruit plutôt le lien social. Il est donc indécent de faire de cette revue un symbole de la liberté d’expression.

Certes, on peut estimer que la prohibition de ce type de publication serait davantage source de désordre que de paix sociale. Par ailleurs, répondre à l’injure par le meurtre est évidemment intolérable. Mais le fait de condamner sans réserves l’assassinat des dessinateurs ne nous conduit pas à nous identifier à une publication qui doit être dénoncée comme foncièrement immorale.

V- Le moral et le légal

La grosse difficulté à laquelle nous nous heurtons est que, pour beaucoup de gens, la distinction entre le légal et le moral est obscure. Ce que la société ne punit pas leur apparaît comme un droit. Incapables de percevoir que l’homme accède à son humanité grâce aux vertus, ils n’ont pas d’autre ambition que de se conformer à ce que la société dans laquelle ils vivent déclare légitime.

En fait il est clair que le pouvoir politique doit souvent tolérer un certain mal moral, c’est-à-dire renoncer à le réprimer. Mais cette tolérance est tout à fait autre chose que le respect dû à la légitime diversité des convictions et des opinions relatives à l’organisation de la vie sociale. Or nombreux sont ceux qui ne parviennent pas à faire cette distinction.

En ce qui concerne toute une presse de bas étage, il faut comprendre que le fait de la tolérer ne lui confère aucune dignité. Nous avons le droit et le devoir d’en dénoncer la sottise et la méchanceté. Nous pouvons, si nous jugeons que cela est avisé et utile, nous tourner vers les tribunaux pour obtenir réparation des injures subies.

On doit constater toutefois que de nombreux chrétiens de droite comme de gauche manquent de réalisme politique lorsqu’ils demandent à l’État d’imposer à nos concitoyens, par voie administrative ou répressive, un mode de vie conforme à l’ensemble des principes moraux auxquels nous sommes légitimement attachés. Ils ne mesurent pas les difficultés auxquelles sont confrontés les hommes politiques. Ils ont oublié l’enseignement de saint Thomas d’Aquin selon laquelle le pouvoir civil ne pouvant réprimer tous les vices doit se contenter de réprimer en priorité les comportements qui menacent la paix civile.

L’attitude intransigeante de ces chrétiens est contreproductive. Car elle les éloigne de ce qui demeure notre responsabilité qui est de distinguer le vice et la vertu et de faire usage de la liberté d’expression pour expliquer sans relâche en quoi la vertu conduit au bonheur et à la liberté et pourquoi le vice conduit au malheur et à la servitude.

VI- L’Évangile et le dynamisme humanisant

Dans l’effort pour déterminer ce qui est conforme à la dignité de l’homme, les chrétiens font œuvre de raison et peuvent se trouver en accord avec des hommes et des femmes qui ne partagent pas leur foi. Il faudra alors bien distinguer deux choses. D’une part la coexistence pacifique au quotidien, d’autre part la question de la vérité.

En ce qui concerne la vie quotidienne, il faudra bien accepter de respecter la diversité de nos convictions religieuses et philosophiques. Il faudra reconnaître que le dynamisme moral inscrit dans le cœur de tout homme conduit à cette coexistence pacifique et au respect mutuel.

L’effort entrepris à l’heure actuelle pour obtenir que nos compatriotes musulmans condamnent le terrorisme islamiste est méritoire. Pour qu’il porte du fruit il faut bien sûr que soit posée la question de l’interprétation du Coran. Mais il faut aussi que nous prenions conscience de ce que peut avoir d’odieux toute une « culture occidentale » qui se glorifie de tourner en dérision certaines réalités constitutives de l’humanité de l’homme.

Mais tout cela ne nous dispense pas d’annoncer l’Évangile. Notre désir de parvenir à une coexistence pacifique n’implique aucun relativisme. N’oublions pas que notre foi est une grâce qui n’est pas encore donnée à tous. Seule cette grâce permet de percevoir la vérité du christianisme. En tant que citoyens, nous affirmons la nécessité d’un respect mutuel et d’une neutralité de l’État. Mais cela ne nous empêche d’espérer que, Dieu aidant, nos concitoyens accèdent à la pleine vérité du mystère du Christ.

Pratiquement, que faire ?

1/ À court terme

L’analyse qui précède n’a pas d’objectif politique à court terme. Il n’est pas question de se désolidariser du mouvement de protestation contre le terrorisme ou de s’opposer à l’action du gouvernement. On peut, de façon légitime, déplorer le simplisme des slogans qui ont fédéré tous ceux qui ont participé d’une manière ou d’une autre aux manifestations. Mais les hommes politiques se trouvent confrontés à des situations d’urgence et savent qu’il va falloir intensifier la lutte contre le terrorisme islamiste.

Or ce qu’ils craignent par-dessus tout c’est d’avoir à affronter en plus de l’ennemi extérieur un ennemi intérieur. Ils ont perçu que l’occasion se présentait d’obtenir que la population de notre pays les soutienne davantage dans cette lutte et qu’un grand nombre de musulmans condamnent ces assassinats comme étrangers à l’islam. L’avenir dira dans quelle mesure ces objectifs ont été atteints.

2/ À long terme

Nous devons comprendre que l’action policière et militaire demeure et demeurera nécessaire mais ne peut à elle seule résoudre les problèmes posés par le terrorisme islamiste.

Deux points sont à mes yeux incontournables.

En ce qui concerne les musulmans. Il faudra bien que soit posée la question de l’interprétation du Coran. C’est une question que les autorités et les intellectuels musulmans ne peuvent indéfiniment esquiver. C’est une question qu’il faudra bien aborder dans l’indispensable dialogue avec les musulmans.

En ce qui concerne la culture occidentale. Nous devons nous aussi nous interroger sur notre propre tradition. Il faut que nous acceptions de nous interroger sur notre conception libérale de la liberté. Nous ne pouvons pas continuer à définir la liberté en disant que celle-ci « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas autrui » (article 4 de la déclaration de 1789). Nous ne le pouvons pas pour trois raisons :

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1/ Cette définition est insuffisante car l’homme n’accède à la liberté qu’en développant en lui la maîtrise de soi, la fermeté d’âme, le respect d’autrui et la clairvoyance sur ce qu’il a à faire.
2/ Cette définition est illusoire car elle ne donne aucune limite à la volonté de la majorité parlementaire et autorise toutes les restrictions venant du pouvoir politique.
3/ Cette définition est incompréhensible pour la multitude des hommes qui sont les héritiers d’autres traditions religieuses et d’autres sagesses que celles qui ont façonné la civilisation occidentale.

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Il est temps de remettre en cause la prétention de l’individualisme libéral à régenter la planète.

Il est temps de comprendre qu’il y a un dynamisme moral constitutif de l’humanité de l’homme et que l’on ne construira aucune société, aucune démocratie en méprisant ce dynamisme

Il est temps de percevoir que la liberté est la capacité d’initiative dans le bien.

 

Laurent Sentis est docteur en théologie, spécialisé en théologie morale catholique. Il travaille depuis longtemps pour montrer comment la vertu est le fondement de la liberté. On trouvera, sur cette question, des éclaircissements dans l’ouvrage intitulé De l’utilité des vertus (Beauchesne, 2004). Un ouvrage en préparation : La liberté qui nous est donnée. On pourra aussi télécharger diverses études sur le site : http://www.bibletcec.com/sentis.ws

 

 

 

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[1] Depuis Platon, la philosophie enseigne que l’homme accède à sa pleine humanité en développant la modération des désirs, la fermeté d’âme, la justice envers autrui et la sagesse pratique. Toutefois les vertus en question ne produisent qu’une liberté imparfaite. En effet la liberté n’atteint sa perfection que par le don de la grâce divine. Mais pour la vie politique ordinaire, les vertus cardinales suffisent.
[2] Car la liberté n’est pas le pouvoir de faire n’importe quoi, elle n’est pas le pouvoir de faire le bien ou le mal, elle n’est pas le pouvoir de faire tout ce qui n’est pas interdit par la loi. Elle est une capacité d’initiative dans le bien. Faire le mal n’est pas une caractéristique de la liberté mais plutôt une déficience qui nous conduit à une servitude morale et spirituelle.
[3] Il convient de distinguer du point de vue moral, l’humour, la plaisanterie et la dérision. L’humour est tout à fait estimable. La plaisanterie est comme on le dit souvent d’un goût douteux. La dérision est moralement inacceptable car elle offense délibérément le prochain.