Article rédigé par Charles-Eric de Saint Germain, le 12 janvier 2015
À travers l'odieux attentat contre Charlie Hebdo, c'est encore une fois la liberté de pensée et d'expression que l'on attaque, alors qu'elle constitue un droit fondamental de l'homme, de tout homme. Mais au-delà de cette tragédie, qui nous a laissé « sans voix », il faut aussi se demander ce qui peut pousser des fondamentalistes fanatiques à commettre des actes aussi barbares.
J'ai tendance à penser que le recours à la violence commise (et j'aurais aimé que tous ceux qui ont "suivi Charlie" manifestent également une solidarité semblable à l'égard des chrétiens massacrés dans les pays d'Orient par des fondamentalistes musulmans) est la réponse (inacceptable) à une violence subie, elle est une contre-violence, certes irrationnelle et inqualifiable, mais qui doit, si nous voulons éviter l'escalade de la violence dans la société, nous amener à réfléchir sur ce qui a pu générer une telle réaction à l'égard des journalistes de Charlie Hebdo.
Tout d'abord, je tiens à rendre hommage à leur courage : ils se savaient menacés, ils ont continué à faire usage de leur liberté de pensée et d'expression, au risque du martyre. Leur mémoire doit être honorée à ce titre. Mais une chose est de louer leur courage, autre chose de justifier leurs écrits : personnellement, j'ai toujours trouvé leurs caricatures de la religion grossières, et elles ne m'ont jamais fait rire.
Elles participent surtout de cette inculture religieuse galopante qu'elles contribuent à entretenir auprès des lecteurs de Charlie-Hebdo, et si l'on manque un peu d'humour pour prendre suffisamment de distance, certains croyants peuvent même se sentir profondément blessés par ce qu'ils vivent comme une véritable « agression » (ce qui est le cas pour certains musulmans qui n'admettent pas que l'on touche au « prophète », mais les chrétiens n'étaient pas en reste dans cette revue, qui ne cessait de s'en prendre, souvent plus bêtement que méchamment d'ailleurs, aux principaux dogmes de la religion chrétienne).
L'obscurantisme antireligieux
La question est de savoir comment gérer cette « violence » que génère la société actuelle vis-à-vis des religions quand on ne reconnaît plus (ce qui est malheureusement le cas aujourd'hui) l'apport fondamental des religions à la culture, et que l'obscurantisme antireligieux (bien qu'il prenne des formes fort heureusement plus douces), n'a finalement rien à envier à l'obscurantisme religieux, que sa propre ignorance du « fait religieux » ne fait en réalité qu'exacerber.
Certains objecteront, certes, que la religion semble avoir partie liée avec la violence, prenant appui sur certains versets isolés des textes sacrés. Et il est vrai qu'ils n'ont pas totalement tort, car la dimension sacrificielle est bien au cœur de toute religion. René Girard a d'ailleurs montré, dans La Violence et le Sacré, que les sociétés modernes ont trouvé le moyen de traiter la violence en punissant le vrai coupable là où les sociétés qui sont encore sous l’emprise de la religion archaïque font souvent appel à un « bouc émissaire », c’est-à-dire à une victime innocente que l’on sacrifie pour purifier la société de ses maux, l’harmonie de la société ne pouvant se rétablir qu'en déchargeant sa colère vengeresse sur ce « bouc émissaire ».
L’exception chrétienne
Le christianisme constitue, de ce point de vue, une exception, il faut bien le reconnaître, puisque dans cette religion, c'est Dieu lui-même qui, en offrant sa vie en sacrifice expiatoire pour le pardon des péchés, va catalyser sur sa personne la violence sociale : celle-ci, en se déchaînant sur cette « victime innocente », va néanmoins permettre de réconcilier définitivement les hommes avec Dieu, moyennant la foi dans la valeur rédemptrice de ce sacrifice puisque rachetés par le sang précieux du Christ versé pour le pardon des péchés, les hommes pourront, par la foi, s'approprier la justice que le Christ leur aura acquise sur la Croix et seront désormais vus « en Christ » (graciés) et non « en Adam » (reconnus coupables).
C'est ce qu'on appelle la « théorie de la substitution pénale » : par son sacrifice, une victime innocente se substitue aux pécheurs coupables, pour satisfaire à la justice divine, qui exige le châtiment des coupables (les hommes, en tant qu'ils ne cessent de transgresser la loi divine).
Ce qu'on oublie de dire, c'est qu'en accomplissant « une fois pour toutes » le « sacrifice parfait », le Christ a mis définitivement fin à la dimension violente et sacrificielle des religions : ayant réalisé l'offrande parfaite pour le pardon des péchés, on ne peut plus désormais que commémorer ce sacrifice, et plus personne ne pourra désormais se réclamer de Dieu ou de la religion pour commettre des actes de violence ou des actes sacrificiels sans renier et trahir du même coup la parfaite suffisance du sacrifice accompli par le Christ sur la Croix.
Toutes les religions ne se valent pas
Voilà pourquoi le christianisme ne prêche pas la violence, ni la vengeance, mais à la « loi du talion », il oppose l'amour de ses ennemis, et à la place de la vengeance, il ouvre la porte à la miséricorde et au pardon pour l'homme qui se repent de ses péchés et croit au sacrifice du Christ pour l'expiation de ceux-ci. En mettant un terme au cycle sans fin de la vengeance et de ses représailles, le christianisme a donc aboli la violence puisqu'il la désarme à sa racine même.
Force est de reconnaître que, de ce point de vue, toutes les religions ne se valent pas, et que la culture du relativisme propre à notre démocratie actuelle tend à nous cacher cette évidence : une religion qui appelle à la vengeance ne vaut pas une religion qui place l'amour et le pardon au cœur de son message, quand bien même ce message aurait été trahi, au cours des siècles — et à de multiples reprises ! — par ceux qui se sont pourtant réclamés du christianisme.
Une laïcité complice
Mais la société française à tout intérêt à faire elle-même son autocritique, en se demandant si elle n'a pas une responsabilité complice dans la violence qui sévit aujourd'hui en son sein. Car nul ne peut contester que la sphère médiatico-politique véhicule aujourd'hui, à l'égard des religions, une « culture du mépris » (quand ce n'est pas de l'ignorance pure et simple) qui ne peut engendrer, à terme, qu'une escalade de la violence, et les journalistes de Charlie Hebdo ont largement été complices, il faut bien le reconnaître, de cette « culture du mépris » à laquelle ils ont sans doute eu le tort de contribuer par leur propre inculture religieuse, même si le caractère satirique et humoristique de leurs propos peut éventuellement valoir pour absolution.
La « laïcité française » aurait néanmoins tout intérêt à tirer les leçons de cet épisode sanglant, et à se demander si elle laisse une place suffisante aux religions et à la liberté d'expression religieuse, afin de ne pas attiser, justement, la violence que ce « mépris » ne peut manquer de susciter chez les croyants, en particulier ceux qui, en mal d'intégration, ne parviennent pas à vivre pleinement le « message évangélique ».
Comment se manifeste cette « culture du mépris » des religions ?
Outre le caractère de plus en plus agressif de la laïcité vis-à-vis des religions, qui sont souvent caricaturées, comme on l'a vu plus haut, y compris dans des lieux (comme celui de l'école) qui devraient plutôt avoir la mission de faire ressortir leur apport à la culture (qui est considérable, au moins pour ce qui concerne le judéo-christianisme), le mercantilisme de la société de consommation qui est la nôtre, en évacuant toute dimension de transcendance sacrée, ne peut que faire violence à l'humanité de l'homme, dont la nature spirituelle est de plus en plus méconnue ou étouffée, au profit d'une réduction de l'humain à la seule logique du marché et de la consommation de masse.
Or quand le croyant ne peut plus faire entendre sa voix dans l'espace public, ou quand celui-ci n'est plus que l'expression monocorde d'un conformisme idéologique « convenu », il ne faut pas s'étonner, même si on doit bien sûr le déplorer, que la violence et l'humiliation subie ne puisse que générer une réaction violente en retour, car faute de pouvoir dire et exprimer publiquement cette frustration par la parole, la violence physique est parfois l'ultime « moyen d'expression » qui reste à ceux qui ne partagent pas les « valeurs » de cette société de consommation où la mort de Dieu conduit nécessairement aussi à la mort de l'homme lui-même.
Le débat et le dialogue ont pourtant toujours été les moyens de conjurer la violence, en substituant le « choc » et le « heurt des idées » à la seule nudité de la violence physique. La démocratie, il faut le rappeler, se nourrit de ces heurts et de ces contradictions, car ce sont les régimes non-démocratiques qui refusent ces « tensions » au profit d'une pensée unique et monolithique.
Quand cette confrontation n'existe plus vraiment dans l'espace public, parce qu'il n'y a plus de « contradicteurs », ou qu'on ne laisse plus vraiment de « place » à la contradiction, les conditions d'un authentique débat pacifique et démocratique ne sont plus réunies, et seule reste alors (pour ceux qui ne partagent pas cette vision de la société ayant évacuée toute dimension spirituelle de son horizon) l'expression de la violence à l'état brut, dans son « fanatisme meurtrier ».
Laïcité ou liberté
Pour mettre fin à cette violence, il faut refuser que l'espace public soit monopolisé par une tendance à imposer une vision du monde « unique » (que ce soit celle de l'idéologie mercantile libérale, ou celle que les partisans de l'islam voudraient lui opposer) et restaurer la nécessaire pluralité que la démocratie doit théoriquement garantir, ce qu'elle ne fait plus aujourd'hui.
Restaurer une liberté d'expression et de pensée pour tous, que l'on soit croyant, agnostique ou athée, dans le respect des convictions propres à chacun, tel serait le seul moyen d'exorciser la violence que génère une vision « monolithique » du monde pour ceux qui n'en partagent pas les valeurs.
Condamner ouvertement le « fondamentalisme religieux » sans remettre en cause ce qui peut générer la violence chez ce fondamentalisme ne fera malheureusement pas avancer les choses d'un pouce. Et si la société française ne parvient pas à remettre en cause sa propre violence idéologique, il est à craindre qu'elle ne puisse trouver de remède à cette violence (terrible dans l'histoire de Charlie Hebdo) qu'elle a subie par contre-choc, et d'une manière particulièrement barbare, il faut bien le reconnaître.
Charles-Eric de Saint Germain est professeur agrégé de philosophie. A paraître : La défaite de la raison : Essai sur la barbarie politico-morale contemporaine (Salvator, mai 2015).
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