Le suicide français : morne plaine et décadence
Article rédigé par Laurent Ottavi, le 05 décembre 2014 Le suicide français : morne plaine et décadence

Loin d’être une charge dirigée contre les femmes ou les immigrés, le nouvel essai d’Éric Zemmour, le Suicide français, offre une méticuleuse analyse, quoique désenchantée, des maux dont souffre le « cher et vieux pays ».

LA FRANCE est née de l’effondrement de Rome, dont elle s’est voulu l’héritière catholique. Elle s’efface aujourd’hui dans un processus fort semblable à celui qui emporta le glorieux Empire. Le terme de crise ressassé depuis quarante ans par les élites médiatiques ne saurait correspondre au diagnostic. Éric Zemmour lui préfère logiquement celui de décadence.

Il l’avait déjà brillamment analysée dans le cadre de Mélancolie française. Il consacre cette fois-ci un livre entier, résultat de trois ans de travail, à la descente aux enfers que le peuple subit depuis quatre décennies. Le Suicide français est moins essentiel que son livre sur l’histoire de France qui montrait les causes profondes et invisibles du mal, mais il est plus concret. Il porte en quelque sorte sur la partie émergée de l’iceberg.

A la croisée de Karl Marx et de Jacques Bainville

Le travail de l’auteur est plus celui d’un historien, voire d’un homme politique que d’un journaliste. Il est d’une grande intelligence au sens étymologique du terme de « relier les choses entre elles ». La chronologie est ainsi constamment utilisée pour montrer les liens de causalité et de conséquences entre les nombreux phénomènes étudiés, qui vont du productivisme au développement du charity business. Mais c’est dans les analogies géopolitiques entre les époques qu’Éric Zemmour excelle, à la manière d’un autre journaliste-historien, Jacques Bainville.

Le Suicide français est aussi le livre d’un homme féru de bataille idéologique et donc conscient des rapports de force, même quand ceux-ci se parent des atours du sentimentalisme. Il y a un côté marxien [1] chez Éric Zemmour : chaque classe défend ses intérêts. On aurait tort de jeter Karl Marx avec l’eau communiste, tant celui-ci avait prédit la victoire du capitalisme mondialisé à laquelle faisaient autrefois obstacles la famille, l’Église, l’école et la nation. Éric Zemmour pèche cependant par systématisme à quelques reprises, en prêtant à des chanteurs ou des cinéastes des intentions qu’ils n’avaient peut-être pas.

Dans une double démarche, à la fois historique et marxienne donc, Éric Zemmour entreprend de « déconstruire les déconstructeurs ». Il retourne ainsi leurs propres armes contre ceux qui ont façonné le monde d’aujourd’hui : les intellectuels de la french theory des années 1960 (Deleuze, Guattari) pour lesquels tout étant culturel tout peut être déconstruit (même le langage) c’est-à-dire détruit (le sens des mots) ; puis les démocrates-chrétiens et socialistes (Delors, Lamy) à l’origine de la dérégulation de l’économie mondiale dans les années 1980, via l’Union européenne ou les structures internationales. Tout se passe comme si la France, faute d’avoir connu l’âge d’or de son modèle romain, souhaitait emporter le monde dans sa chute … 

La mort du père, le triomphe du capitalisme

À la fin des années 1960 le général de Gaulle faisait encore obstacle à l’effacement de la France. Il l’avait réintégrée dans le concert mondial des nations (Marché commun, sortie du commandement intégré de l’OTAN, bombe atomique), alors qu’elle n’avait pas été invitée, terrible humiliation, à la conférence de Yalta qui décidait du partage de l’Europe en février 1945. Devant Alain Peyrefitte, il résumait à plusieurs reprises son action en ces termes : « J’ai fait comme si » ; comme si la France avait encore les moyens de peser sur le destin du monde à l’heure où les Empires le dominent [2]. Le politique était pour lui l’instrument du refus de la fatalité.

La parenthèse gaullienne, cependant, était vite refermée. Seul Georges Pompidou s’opposa à la révolution en cours qui ne disait pas son nom, que Jacques Delors avait baptisée « nouvelle société ». À sa mort, un boulevard s’ouvrit pour les nouveaux maîtres, déjà tombeurs du général de Gaulle, qu’ils soient libertaires héritiers de Mai 68 ou libéraux représentés par Valéry Giscard d’Estaing [3]. L’alliance objective entre ces deux faces, le droit et le marché, d’une même monnaie libérale est l’histoire de nos quarante dernières années.

Elles ont en commun le même rejet symbolique du père, chef de famille, auquel elles opposent les desiderata de l’individu. Désormais tous les sujets dits « sociétaux » seraient pensés à partir de postulats individualistes, de l’IVG au mariage homosexuel, au détriment des approches collectives (démographie, droit de la filiation). L’assimilation, cassée par une immigration familiale source d’une nouvelle répartition des territoires où « minorité et majorité sont relatives » (Christophe Guilluy), serait également abandonnée au nom d’un discours différentialiste.

L’État était mis au service de cette « transmutation ». D’un État-père, que la France avait mis 1000 ans à forger, on passa progressivement à un État-mère. Le premier mettait ses pouvoirs régaliens au service de l’unité nationale. Le second, dépossédé de ses attributs de souveraineté (battre monnaie, décider de la paix et de la guerre, faire les lois) par l’inféodation à l’Union européenne était vidé de sa substance. L’État n’est plus aujourd’hui qu’une structure désacralisée, impuissante face aux flux économiques et migratoires, au service d’intérêts particuliers, distributeur de droits et d’aides sociales.

Des historiens loués par les médias avaient préparé le terrain idéologique à la disparition du politique : Robert Paxton dans ses travaux sur Vichy et François Furet sur la Révolution. Tous deux étaient hostiles à la souveraineté nationale.

Lassitude populaire

L’histoire échappe désormais aux idéologues progressistes, comme une machine infernale échappe à son créateur. À une société capitaliste, déchristianisée et infantilisée, qui rejette l’autorité paternelle, l’islam oppose un contre-modèle transcendant au risque du communautarisme. « Détruisez le christianisme et vous aurez l’islam » avait annoncé Chateaubriand il y a deux siècles. L’islam est ainsi, écrit Éric Zemmour, à la fois un révélateur et une des causes du mal français.

Face au spectacle déshonorant qui se joue sous ses yeux, le peuple relégué en périphérie et revenu des illusions qu’on lui faisait miroiter semble partagé entre deux attitudes : un ré-enracinement patriotique et une lassitude profonde, voire même une résignation. Il semble avoir déjà intégré la fin de la France. Pas étonnant donc qu’Éric Zemmour achève son livre sur ce constat : « La France se meurt, la France est morte ; nos élites politiques, économiques, administratives, médiatiques, intellectuelles, artistiques crachent sur sa tombe et piétinent son cadavre fumant. »

Serrés dans leur manteau de nostalgie, les Français pleurent leur madone disparue…

 

 

Le Suicide français
Albin Michel534 pages, 22,90 €

 

 

 

______________________________
[1] Le marxien s’oppose au marxiste en ceci que, s’il partage des analyses faites par Karl Marx, il refuse les solutions du philosophe.
[2] Jean-Michel Quatrepoint, Le Choc des Empires, Gallimard, 2014.
[3] Le « non » de Giscard au référendum de 1969 provoqua la démission, certes calculée, de De Gaulle.***