Article rédigé par Thomas Flichy de La Neuville, le 28 novembre 2014
Rien n’est plus contraire à l’esprit français que la forme symétrique des jardins de Versailles. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cet esprit n’est en rien l’héritier d’une manie d’alignement mathématique ou de normalisation abstraite : aussi fantasque que spirituel, ce génie est né d’une contradiction inhérente à l’héritage culturel du chevalier chrétien dont la culture aristocratique exalte simultanément l’honneur et le divertissement, le désintéressement et la légèreté, l’eau et le feu.
Cet esprit rebelle engendre naturellement les divisions, il est hostile à tout abus de pouvoir, surtout lorsque les autorités prétendent brider son inventivité vitale. Comment se fait-il que cet esprit ait quasiment disparu du champ de notre conscience ?
Au fil de l’histoire, l’esprit français a été subverti progressivement par son faux-jumeau : l’esprit d’ordre et d’abstraction qui prétend incarner l’âme de la nation.
Cette subversion s’est opérée en trois actes.
L’esprit de système
Au premier acte, la monarchie administrative brise l’inventivité aristocratique qui menace son existence même. Dans ce contexte, les efforts démesurés consentis par Louis XIV afin d’attirer les artistes à la Cour n’ont d’autre but que de monopoliser l’inventivité afin de saper définitivement toute concurrence déloyale. Les arts sont clairement mis au service de la monarchie. L’esprit français, fondé sur l’honneur et le divertissement est alors concurrencé par un esprit tout opposé, épris de justice et de travail. Toutefois, de par la place qu’elle occupe dans la société française, la noblesse continue à donner le ton en insufflant son esprit vivifiant.
À l’acte deux, la Révolution de 1789 brise la coquille vide d’une monarchie gagnée à la fascination pour l’ordre. L’esprit de système, né à la Renaissance et ancré au cœur de l’État au XVIIe siècle, triomphe inversé. Ainsi, au-delà du renversement politique et philosophique du monde, la Révolution se présente comme l’aboutissement d’une subversion née deux siècles plus tôt.
L’âge de l’inhibition
Au XIXe siècle triomphe le faux-jumeau de l’esprit français alors même que le véritable se réfugie dans des conservatoires culturels comme celui des armées.
Puis vient l’acte trois, celui au cours duquel les élites nihilistes proclament l’inexistence des cultures nationales avant de les détruire méthodiquement. Ce troisième âge est celui de l’inhibition. L’esprit français semble éteint alors qu’il ne fait que couver sous la cendre. Son raffinement est insupportable à l’industrie médiatique de la vulgarité, sa liberté de ton odieuse aux technocrates ayant érigé la servilité en ultime vertu, son inventivité suprêmement déroutante pour les disciples du rationalisme procédurier.
Les minorités innovantes
Compte tenu des attaques qu’il a subi au cours des quatre derniers siècles, comment expliquer que l’esprit français n’ait totalement disparu de notre conscience ? C’est qu’il est cultivé par les élites vivantes du pays, celles qui transmettent la culture avec la vie.
Les minorités innovantes ont beau être dispersées, elles savent se trouver lorsque le besoin s’en fait sentir. Tout particulièrement en temps de crise où elles retrouvent naturellement leur rôle d’impulsion. D’aucuns pourraient penser qu’après l’âge des derniers feux (le XVIIIe) [1], celui de la relégation (le XIXe) et celui de l’inhibition (le XXe), pourrait advenir l’âge de l’extinction de l’antique esprit français. Nous laisserons cette chimère aux adeptes de la croyance en la fin des cultures.
En réalité, tous les indicateurs montrent à l’inverse que les cultures sont en train d’opérer un retour. Cela signifie que l’esprit français connaîtra une renaissance. Celle-ci est d’ailleurs souhaitable mais ne sera possible qu’en renouant avec le fil de l’histoire.
Thomas Flichy de la Neuville est historien. Vient de faire paraître avec Olivier Hanne, L'Endettement ou le Crépuscule des peuples (L’Aube, septembre 2014). À paraître : Géoculture, plaidoyer pour une civilisation durable.
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[1] Au XVIIIe siècle, l’esprit français peut se résumer en seize mots : certains expriment l’honneur (noble, brave, impétueux, hardi, aisé, libre enjoué, vif) et d’autres le raffinement (poli, spirituel, agréable, gai, brillant, léger, inconstant, extravagant).
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