Article rédigé par Denis Lensel, le 10 novembre 2014
Il y a vingt-cinq ans, dans la nuit du 9 novembre 1989, le Mur de Berlin tombait : il s’effondrait sous la poussée d’un peuple avide de liberté, le peuple de cette Allemagne de l’Est que le régime communiste le plus stalinien de tout le bloc soviétique avait si étroitement verrouillée et noyautée…
Le monde entier y a vu, non sans raison, un formidable symbole : quelques années après l’« été polonais » de l’épopée pacifique de Solidarité née le 31 août 1980 dans les chantiers navals de Gdansk sous la haute protection du pape Jean-Paul II depuis Rome ; et après l’effet de souffle ravageur de l’explosion de la centrale électronucléaire Lénine de Tchernobyl en avril 1986 en Ukraine, ce tombeau de la volonté de puissance démesurée de la Russie soviétique promise à sa perte, le système du Bloc de l’Est se fissurait, puis éclatait.
Bâti sur la violence la plus terrible qui fût, après la Révolution de 1917 et après la guerre idéologique et militaire hégélienne mi-fratricide, mi-étrangère Hitler-Staline de 1941-45, le système politique le plus redoutable de l’histoire de l’humanité se disloquait sans aucune effusion de sang collective, sans guerre mondiale atomique. « Un miracle », dira Vaclav Havel…
À la lumière des Béatitudes de l’Évangile, c’était la victoire posthume de Gandhi, lecteur de ce même Évangile et apôtre de la non-violence, dont un jeune prêtre polonais, Karol Wojtyla, avait été un lecteur attentif dès 1946, avant de devenir le pape Jean-Paul II, pasteur de l’Église universelle et protecteur de ses frères des peuples de l’Est… et de l’Ouest, au risque de sa vie, atteint dans sa chair, à l’image du Christ.
Une grande lueur d’espérance s’était levée à l’Est de l’Europe : heureux étaient ceux qui y avaient cru avant même de l’avoir vue, et qui avaient combattu pour l’avènement de ce moment de liberté, comme Vaclav Havel et ses compagnons de lutte à Prague dès 1977…, à l’heure de la Charte 77, signée notamment par des prêtres et des pasteurs clandestins pourchassés par la police politique aux ordres de Moscou, et parfois assassinés ou gravement blessés.
Des hommes de bonne volonté ou de simple bon sens
Mais de part et d’autre, des vieux clivages idéologiques nés d’un passé marxiste à la fois irréalisable et révolu, des hommes de bonne volonté, ou du moins de simple bon sens, ont agi peu à peu, et ont bloqué les rouages de la machine totalitaire de l’impérialisme soviétique : à Moscou même, au Kremlin, devant Jean-Paul II à Rome, et face à l’appareil bureaucratique communiste sclérosé, corrompu et grippé, face à la faillite économique et morale de l’URSS, face à l’échec de l’aventure militaire de l’Armée Rouge en Afghanistan, Mikhaïl Gorbatchev s’est résolu à l’idée de desserrer l’étau et de jouer la carte de la libération conditionnelle des Pays de l’Est…
Resté théoriquement communiste, il voulait changer le système sans changer de système : mais le système lui a échappé des mains, et les peuples se sont engouffrés dans les brèches qu’il a laissé s’entrouvrir.
Et, avant même la brèche du Mur de Berlin, le monde stupéfié — MM. Mitterrand et Chirac les premiers à Paris… — a assisté à l’autodestruction du Rideau de fer dès le printemps 1989 par le régime postcommuniste hongrois peu à peu dégrisé idéologiquement depuis le début des années 80 : en échange de capitaux allemands et autrichiens, les héritiers magyars postmarxistes de l’ancien Empire austro-hongrois ont découpé à la cisaille les barbelés rouillés de la frontière anachronique qui séparait de l’Autriche mutilée depuis l’insane Traité de Versailles de 1920 de la Hongrie écrasée et humiliée par Moscou depuis la cruelle répression de 1956.
Vers 1980, le dirigeant soviétique Brejnev avait lancé à son vassal communiste hongrois Janos Kadar : « Vous pratiquez le socialisme du goulasch », et Kadar, une sorte de kapo du camp totalitaire à l’esprit tourmenté mais ironique, lui avait rétorqué : « C’est mieux que le socialisme du Goulag ». Une réponse sans réplique ! Mais pas sans lendemain…
Car le lendemain allait déchanter pour les impérialistes soviétiques, même si aucune hégémonie n’est destinée à durer ici-bas, qu’elle soit venue de l’Est ou de l’Ouest, qu’elle soit militaire ou économique, ou même culturelle…
L’Occident « libéral » triomphait à tort
Mais l’Occident « libéral » triomphait à tort, trop vite et trop tôt, notamment aux États-Unis : après avoir été cru pouvoir être courageuse jusqu’au dernier Polonais, cette bourgeoisie matérialiste pensait devenir seule maîtresse à bord dans un monde devenu apparemment unipolaire après l’éclatement de l’URSS en 1991…, semblant ignorer la montée en puissance de la Chine, de l’Inde et des autres pays émergents, et sans compter le réveil guerrier progressif de l’islam.
Certes, les peuples de l’Est venaient de franchir à leur façon un nouveau « Passage de la mer Rouge », en quittant l’esclavage des nouveaux Pharaons des empires communistes de l’Europe marxiste athée du XXe siècle… Mais ils allaient s’engager dans une traversée du désert encore inachevée à l’heure actuelle : il s’agit en effet de la traversée d’un désert jonché à la fois des débris de l’athéisme lugubre d’un marxisme intellectuel moribond mais rémanent, des leurres du matérialisme pratique occidental au cynisme mortifère dans sa culture abortive et anticonceptionnelle, et des illusions des fausses spiritualités de l’imposture des sectes d’un « Nouvel Age » prétendant se substituer à l’ère chrétienne…
Et cela sans compter le retour de flamme des canonnades des guerres nationalistes en Europe de l’Est, où de l’ex-Yougoslavie des années 90 à l’Ukraine sinistrée de 2013-2014, des régimes de l’époque néosoviétique s’acharnent à rejouer de vieux scénarios de reconquête militaire dans des Stalingrad imaginaires aux fantasmes inutiles et meurtriers, au prix de guerres civiles fauteuses de victimes innocentes et de torts partagés dans des flaques de sang.
Et puis, voici monter à l’horizon, un peu partout, aux quatre points cardinaux de la planète, dans le no man’s land d’un terrorisme insaisissable et d’autant plus pervers dans sa lâcheté redoutable, le djihad islamique, longtemps encouragé par l’impérialisme soviétique contre l’Occident, par exemple au Liban, et parfois manipulé, avec quelle légèreté, par certains services secrets occidentaux, par exemple en Afghanistan, contre… une URSS à bout de souffle…
Cet « islamisme » radical est apparemment semblable à l’Hydre de Lerne dont les têtes repoussent à mesure qu’on les coupe… Il faudra du temps pour en arriver à bout. Plus de temps, à coup sûr, qu’il n’en faut pour célébrer les 25 ans de la « chute du mur » à Berlin et ailleurs.
Denis Lensel est journaliste, écrivain. Il a publié notamment Le Levain de la liberté - les totalitarismes et l’Église au XXe siècle (Regnier, 1996), Le Passage de la Mer Rouge. Le rôle des chrétiens dans la libération des pays de l'Est, 1945-1990 (Fleurus, 1991).