Arnaud Teyssier : « La cruauté de Richelieu est un mythe »
Article rédigé par Arnaud Teyssier, le 04 novembre 2014 Arnaud Teyssier : « La cruauté de Richelieu est un mythe »

Avant d’interpréter son action, si l’on prêtait plus d’attention aux écrits du cardinal ? C’est la démarche d’Arnaud Teyssier dans son Richelieu, l’aigle et la colombe (Perrin). Comme l’historien allemand Jörg Wollenberg (Les Trois Richelieu), il met l’accent sur la dimension religieuse du “principal ministre”, indissociable de son œuvre politique.

Liberté politique. — On prête à Richelieu une grande cruauté. Est-elle justifiée ?

Arnaud Teyssier. — C’est un mythe. Les condamnations prononcées l’étaient pour des crimes de lèse-majesté dans la plupart des cas. Elles concernaient les grands du royaume. On dénombre 27 exécutions capitales pendant le ministériat du Cardinal. La France n’était donc pas un vaste champ couvert de sang. La répression était très encadrée sur le plan judiciaire, le roi assumant ses prérogatives.

Au contraire, ces exécutions montrent que la haute noblesse n’était pas à l’abri des lois. À partir de 1630, des révoltes comme celles des Nu-Pieds sont survenues à cause de la pression fiscale, dans le contexte de conflits extérieurs. La répression fut sévère, mais légitime en tant de guerre.

Jacques Bainville, après avoir décrit l’œuvre de Richelieu, annonce : « Le siècle de Louis XIV est là ». Enclenche-t-il la modernité politique ?

L’influence des écrivains comme Machiavel est forte en Europe, mais c’est Richelieu qui donne à la notion d’État sa vision la plus moderne : création d’intendants de justice et de finance, volonté d’avoir des représentants royaux dans les provinces… La conceptualisation de l’État faisant prévaloir les intérêts publics sur les intérêts privés est très profond chez Richelieu.

Toutefois, il y a une grande différence avec le règne de Louis XIV. On reste dans une société d’ordres, et Richelieu ne fait pas un mouvement de centralisation mais d’unification du royaume. Le Roi Soleil règne après Mazarin sans principal ministre, et il n’est pas sûr que la monarchie absolue lui serait convenu. De plus, Richelieu a quelque chose de propre qui s’arrête avec lui : une vision simple et religieuse des affaires humaines.

Il existe un autre parallèle entre Richelieu et Louis XIV : leur politique envers les protestants…

Lors de la révocation de l’édit de Nantes en 1685, des protestants en exil font publier le Testament politique de Richelieu. À l’esprit d’intolérance qu’ils prêtaient à Louis XIV, ils voulaient opposer la tolérance de Louis le Juste et de Richelieu. Il y a un aspect utopique chez Richelieu, à penser que la conquête des âmes protestantes est réalisable.

Malade, alors que la France est en guerre, il travaille sur le ralliement des protestants à l’Église, en essayant de prouver que les points de litige avec ces derniers ne sont pas si nombreux. En 1685, on ne veut plus se bercer d’illusions en quelque sorte.

S’il a combattu les protestants à l’intérieur du royaume, Richelieu s’est allié avec eux à l’extérieur. Quel bilan peut-on tirer de sa politique étrangère ?

Pour Richelieu, la puissance espagnole n’est pas du tout mue par l’intérêt de l’Église et du christianisme. Les Habsbourg défendent une vision de la monarchie universelle : ils veulent réduire la France à une position mineure, voire la subordonner. L’alliance avec les protestants est donc nécessaire. Les Espagnols eux-mêmes ne sont pas toujours regardants dans leurs propres alliances.

Richelieu a convaincu le pape Urbain VIII que les causes de l’Espagne et de l’Église n’allaient pas de pair. Il souhaite une Europe équilibrée, comme il l’a développée dans sa pièce Europe à la fin de sa vie. Son premier objectif est d’empêcher l’encerclement de la France par l’Espagne, et ensuite vient la réunion des Églises.

Un des grands chantiers du ministériat concerne la politique maritime. Quels en étaient les objectifs ?

Richelieu est en guerre continentale avec les Habsbourg, mais il note que l’Angleterre — qui a soutenu les protestants de La Rochelle — et l’Espagne sont des puissances maritimes. Si la France veut s’imposer en Europe, elle se doit de l’être aussi. Il développe donc la marine de commerce et la marine militaire. Il lance aussi la colonisation du Canada dans une perspective religieuse — bien que ce ne soit pas la seule.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

 

LA FOI AU SERVICE DE L'UNITE

Richelieu

Dans la biographie qu’il consacre à Richelieu, l’historien Arnaud Teyssier insiste sur l’unité trop souvent ignorée entre l’homme de foi et l’homme d’État, restituant ainsi la cohérence de l’action du Cardinal.

« Si Dieu s’est incarné, si le Christ est mort sur la croix, ce n’est pas pour perdre les hommes pour peu de choses » (Richelieu).

Le romantisme l’avait immortalisé, dans la lignée de ses contemporains pamphlétaires, comme un ambitieux à la main de fer. Ce n’est pas le moindre mérite d’Arnaud Teyssier, déjà auteur d’un ouvrage sur la puissance de gouverner de Richelieu, que de briser cette légende. À partir des grands écrits théologiques et du Testament politique de Richelieu, l’historien éclaire l’illustre homme d’État d’une lumière nouvelle sans être démystifiante pour autant. Il replace ainsi la foi catholique au cœur de la pensée et de l’action du principal ministre de Louis XIII.

Le jeune Armand, troisième d’une famille noble peu fortunée, se préparait à la carrière des armes. On aurait tort cependant de voir dans son entrée dans les ordres un quelconque arrivisme, accusation qui lui est faite depuis 400 ans, là où il faut voir une vocation. Richelieu n’a pas l’âge requis lorsqu’il prend la charge de l’évêché familial de Luçon, « le plus crotté de France » selon sa propre expression, qu’avait délaissé son frère. Paul V lui accorde une dérogation, sans qu’Armand ait besoin de mentir sur son année de naissance comme il a été si souvent affirmé. Ainsi commence pour Richelieu une carrière ecclésiastique aux allures de destinée, porté qu’il est par l’idéal de l’unité catholique. Celui-ci le portera logiquement à la tête de l’État.

L’honneur du chrétien dans l’ « embarras du monde »

Dès son premier sermon, en décembre 1608, le jeune évêque fait preuve d’une force de caractère toute en puissance morale. Il se réfère aux « aigles et aux colombes » de saint Augustin qui donnent le titre au livre d’Arnaud Teyssier, c’est-à-dire aux lettrés et aux simples d’esprits auxquels il faut savoir adresser le même message de charité chrétienne, dont la finalité est le service d’autrui. Plutôt que la contemplation, qui ne doit être confondue avec la méditation, Richelieu en « homme d’énergie et de constance » prône l’action. Il s’impose ainsi une exigence des plus sacerdotales, malgré une santé toujours fragile.

On aurait tort de calquer sur son époque une vision postmoderne et sirupeuse du catholicisme (les fameuses « idées chrétiennes devenues folles »). Richelieu sait que l’Enfer est pavé des meilleures intentions et qu’il faut avoir la force de sa foi. La faiblesse, au contraire, peut s’avérer criminelle, surtout lorsqu’il s’agit de personnes publiques : « Pourvu qu’un prélat soit chaste et qu’il donne l’aumône, il pense que Dieu lui en doit le reste ; et cependant une négligence de sa charge, un seul péché d’omission le damnera » (Traité de la perfection du chrétien).

Le catholicisme permet aux hommes de les élever en exprimant leur pleine humanité, tout en leur évitant de succomber au mythe d’Icare. Il échappe aux extrémités que sont l’abus de pouvoir et le manquement à sa charge. Richelieu se confronte ainsi à l’opposition protestante avec une double nécessité. Il condamne ce que nous appellerions aujourd’hui le communautarisme, l’État dans l’État que forme la religion dite réformée dans le pays : c’est tout le sens du siège de La Rochelle. En revanche, il refuse de convertir de force les protestants, préférant user de la persuasion. Il travaillera jusqu’à sa mort au ralliement pacifique à l’Église de « ceux qui s’en sont éloignés », notamment par l’écriture, inachevée, d’un livre. Louis XIV fera preuve de moins de mansuétude.

Au service de la couronne et de Dieu

La conception que le Cardinal a du pouvoir s’inscrit dans le cadre universel d’une vision religieuse du monde. L’exercice du pouvoir, lui aussi, est sacerdotal, aux origines chrétiennes, sur le modèle eucharistique. Richelieu, entré sur la scène politique à l’occasion des états généraux de 1614, n’a pas une religion de l’État, mais l’État est au service de la religion en tant qu’il permet ordre et justice par la défense des intérêts publics. Il est lutte permanente contre la faiblesse des gouvernés et des gouvernants : la sienne propre, celle du roi et de son entourage.

Richelieu déploie toutes ses aptitudes psychologiques rationnelles pour tenter de réconcilier Louis XIII et sa mère Marie de Médicis, deux caractères inconstants. Il résiste, aussi, aux nombreuses calomnies qui naîtront de cette mésentente familiale et de sa politique. Lui seront ainsi imputées à tort des répressions sanglantes et des exécutions pour de basses raisons, alors qu’il ne punissait que des ennemis de la Couronne. Louis XIII fera même souvent preuve d’une plus grande sévérité que son ministre, par exemple en refusant sa grâce à un puissant qui s’était prêté aux duels interdits par Richelieu.

Le Cardinal est un réaliste. Sa pensée en action le porte vers un unique objectif : l’unité du royaume et de l’Église. L’une ne va pas sans l’autre[1]. La caricature de Richelieu imposant sa volonté à un roi faible pendant les dix-huit années de son ministériat ne tient pas non plus à l’épreuve de la réalité, comme l’a montré l’historiographie récente — tombant parfois dans l’excès inverse. Le principal ministre s’efforce d’élever le souverain, au tempérament faible bien que sensible aux devoirs de sa charge, à la hauteur de son trône. L’autorité royale dans l’esprit de Richelieu étant le pivot autour duquel l’unité tant désirée pourra se réaliser.

Toujours pour asseoir l’emprise du roi, le Cardinal anticipe sa succession en favorisant l’ascension de Mazarin. Il transmet également son art du gouvernement à Louis XIII dans le Testament politique. Le Cardinal tisse ainsi un fil invisible que reprendront Bonaparte puis De Gaulle pour sauver la France de la guerre civile. Comme un symbole, le portrait de Richelieu par Philippe de Champaigne, propriété du recteur de l’académie de Paris, sera profané en mai 1968. Dans un monde où tout se délite, Richelieu incarne plus que jamais l’unité qui a forgé la France.

Laurent Ottavi

 

Richelieu, l’Aigle et la Colombe
Perrin, 2014
526 pages, 24,50 €

 

 

 

[1] Il tient également à l’unité de la langue, c’est la fonction même de l’Académie française dont il est le créateur, afin de faire du Français le « latin des modernes » (Malherbe).