S'engager en politique (II/IV) : la fin du monde libéral
Article rédigé par Henri Hude, le 29 septembre 2014 S'engager en politique (II/IV) : la fin du monde libéral

Suite de la communication de l’auteur à l’université d’été de la Sainte-Baume 2014. Après avoir évoqué la nécessité d’élargir nos thématiques, le philosophe invite à élargir notre vision du théâtre d’opération, caractérisé par la fin du monde libéral.

II- Second point de méditation : « Elargir notre vision »

Pour entrer dans la méditation de notre second point, je pose la question suivante : « L’élection du pape polonais en 1978 a marqué le début de la fin du communisme. Est-ce que l’élection du pape argentin ne marque pas le début de la fin du libéralisme idéologique dans le monde ? »

Nous sommes en train de vivre une grande révolution. Il s’agit de la grande crise du libéralisme. C’est un événement plus énorme encore que la chute du communisme. Plus généralement, nous vivons la fin de cette ère des Lumières, qui a été exclusivement dominée par le concept de liberté et par les idéologies de la liberté.

Nous avons l’impression que l’idéologie n’a jamais eu de triomphe aussi éclatant, mais nous nous trompons. Elle est comme une Super Nova, dont nous percevons encore l’explosion gigantesque, qui a accompagné sa mort, mais dont il n’existe plus en réalité que les débris.

Voyons donc ce que le libéralisme n’est pas, ce qu’il est, ses formes et ce qui va lui succéder.

Ce que le libéralisme n’est pas

Le libéralisme n’est pas le capitalisme. Le libéralisme économique mondialisé libertaire n’a plus rien à voir avec une économie libre, respectant et utilisant les ressources de l’initiative individuelle (et qu’on appelle, faute de mieux, capitalisme). Au contraire, il ne tend qu’à l’institution de cartels et de monopoles s’appropriant la puissance publique, manipulant la démocratie, détruisant la création et l’homme.

Le libéralisme libertaire voudrait discréditer toute critique à son endroit en les présentant comme du communisme, du collectivisme, du socialisme. En réalité, les critiques sensées observent que le libéralisme (libertaire) n’a plus rien à voir avec le capitalisme, si l’on entend par ce dernier terme :

  • une économie libre, innovante, créatrice, qui investit et développe ;
  • une économie inscrite dans le processus de civilisation, c’est-à-dire faite pour être insérée dans des cadres culturels et politiques étatiques et nationaux, capables de les réguler sans les paralyser, en cohérence avec les exigences de la morale et de la solidarité ;
  • une économie voulant donner un avenir économique à la jeunesse ;
  • une économie de bien commun, appelant une politique capable de changer les règles pour remettre de la justice et rouvrir l’avenir.

1/ Il faut donc distinguer le libéralisme, en tant qu’idéologie économique et politique, d’avec le capitalisme, en tant que simple système de liberté d’entreprise et de propriété privée. Le capitalisme est une dimension nécessaire de toute société libre et une condition nécessaire du développement économique et du progrès social. Sans cette distinction, toute opposition au libéralisme sombre dans l’utopie, puis dans l’autoritarisme.

2/ Le capitalisme peut être détourné par l’idéologie. Il devient alors un capitalisme libertaire (= libéralisme économique libertaire), purement financier, oligarchique et malthusien, dont les résultats effectifs, quand on oublie la propagande, sont l’inégalité, la pauvreté et la corruption des démocraties. Le capitalisme industriel et entrepreneurial, ainsi que les peuples, sont les premières victimes du libéralisme idéologique.

3/ L’idéologie libérale-libertaire est aujourd’hui solidaire du système économique et financier mis en place au cœur de l’empire américain. Critiquer ce système, ce n’est pas être antiaméricain, pas plus que ce n’était être antirusse que de critiquer le communisme, ou être anti-français que de s’opposer à Napoléon. Car ce système d’oligarchie impériale n’est pas fondé sur les vraies valeurs des États-Unis. Il va au contraire à l’encontre des intérêts vitaux de leur peuple et de ses valeurs traditionnelles – valeurs de libre-entreprise, de famille, de religiosité, de droits civiques, et de confiance dans l’avenir.

Le pouvoir spirituel mondial de l’idéologie libérale-libertaire se trouve incarné aujourd’hui dans l’empire mondial des USA. Mais, cet empire n’est pas celui du peuple des États-Unis d’Amérique, plutôt celui d’une association de monopoles, qui s’est emparée du pouvoir aux États-Unis. Une corporation de Madoff aux abois, qui ne peut s’en sortir, peut-être, que par la guerre.

Ce qu’est le libéralisme. Sa définition

Le libéralisme n’est donc ni l’affirmation de l’individu, ni celle de la personne, ni celle de sa liberté. Tout cela, ce n’est que l’orientation générale de la civilisation occidentale et peut-être du développement humain tout entier. Il n’y aurait rien à redire au libéralisme, s’il n’était que cela, ou si c’est là ce qu’une personne entend par ce mot. En effet, l’affirmation de l’individu se produirait alors avec mesure, dans le respect des devoirs, du bien commun et de toutes les conditions ou nécessités de l’ordre.

Mais, le plus souvent, on parle de libéralisme pour désigner une affirmation de l’individu démesurée, désordonnée, irrationnelle. Le libéralisme, comme idéologie, est ainsi une affirmation unilatérale et monstrueuse de l’individu et de sa liberté. Elle peut sans doute réagir à une affirmation inverse et non moins unilatérale de la société et de l’autorité, soit prémoderne, soit socialiste. Toutefois, le libéralisme aboutit, sous prétexte de liberté individuelle, à privatiser le bien commun, à rétablir l’état de nature hobbésien, le droit du plus fort et à légitimer une foule d’injustices.

Cette tendance asociale se projette aussi dans le domaine moral et intellectuel. Elle y sépare la raison du vrai, la volonté du bien. Elle démolit le bon sens, la culture fonctionnelle et toutes les traditions respectables, aboutissant à un nihilisme dogmatique et indéfiniment transgressif.

Il y a autant de nuances de libéralisme, qu’il y a de formes ou de degrés de contamination de l’affirmation de la liberté individuelle par les tendances asociales et égoïstes.

Trois grandes formes de libéralisme. Points d’histoire

Nous n’avons pas vécu la fin des idéologies, mais l’établissement du monopole de l’idéologie libérale, devenue libertaire. Toutes les idéologies issues des Lumières, jacobinisme, fascisme [1], communisme, libéralisme, se sont combattues en des guerres inexpiables. Une seule, le libéralisme, a fini par demeurer maîtresse du terrain, ayant éliminé les autres. Mais ce n’est plus une culture fonctionnelle, tant son évolution l’a éloignée aussi bien de la grande culture classique, que du christianisme, même protestant, et de la moralité kantienne laïque. Certains libéraux ajouteraient : éloigné aussi des meilleurs auteurs de sa tradition (Jean-Baptiste Say, Bastiat, etc.).

Quelles sont les trois grandes formes du libéralisme ? L’individualisme libéral fut d’abord protestant, religieux, surtout calviniste ; ensuite, « éclairé », moraliste et rationaliste ; enfin, de plus en plus relativiste, libertaire et nihiliste. Je ne vois pas là une évolution inévitable d’un unique libéralisme, mais plutôt trois formes libérales distinctes.

1/ Le libéralisme protestant. Pour Calvin, l’individualisme n’a rien d’anarchique. Le respect de la personne et de sa liberté responsable fait corps avec le respect des devoirs et droits dérivant de la loi morale naturelle. L’individu a une mission dans le monde. Ce genre d’individualisme appelle la société et requiert de l’homme une vie bonne en société – tout ceci serait aussi bien catholique. Calvin enseigne la discipline et une stricte obéissance au pouvoir civil. Ces éléments d’ordre viennent se combiner aux éléments de liberté, au sein d’une population en majorité aisée qui se conçoit comme une libre aristocratie, ennemie de la licence populaire.

Le sens aigu de la prédestination correspond à un élitisme théologique prédisposant moins à la démocratie qu’à l’aristocratie (sous forme républicaine), ou à l’oligarchie.

Toutefois, un catholique estime en général que la Réforme, en éliminant radicalement l’autorité de l’Église, a rompu dans le fond des âmes l’équilibre anthropologique entre l’individuel et le collectif. C’est en cela qu’elle a semé les germes d’individualisme et de subjectivisme qui ont pu se développer ensuite dans des directions qu’elle désapprouve. Prenez la Réforme, ôtez la foi, restent les Lumières.

2/ Le libéralisme des Grandes Lumières. Il trouve son modèle chez Kant. Il ne doit pas être caricaturé. Il repose sur deux piliers, la Raison et la Morale. La loi morale, au fond, nous impose le devoir d’être libre, mais cette liberté consiste, inversement, à être autonome grâce à l’obéissance à la loi. Le Droit est l’ensemble des règles permettant à de telles libertés de s’exercer en coexistant côte à côte. Une République (avec ou sans monarque) est un État de Droit. Cette loi universelle a un principe et un contenu.

Le principe, c’est la Raison et le contenu, c’est encore la rationalité, c’est-à-dire la cohérence (non-contradiction) et l’universalité des lois auxquelles est soumise la vie humaine. Kant estime que de ces principes se tire un contenu de règles morales universelles et déterminées. Ces préceptes de la morale « éclairée » de Kant sont matériellement les mêmes que ceux de la morale chrétienne. Rien de tout cela ne doit être rejeté, ni admis, sans discernement.

Chez Kant, l’esprit de la morale est différent, même si le contenu des préceptes est souvent le même. Avec l’absence de la notion de grâce, de béatitude, d’amour, la morale devient un moralisme. Ce moralisme devient de plus en plus névrosant. Il cause un malaise dans la civilisation. Il provoque un rejet de la raison et une révolte contre la morale.

Ce rejet se tourne en général, en France, contre la religion catholique, mais cette hostilité n’est pas équitable. Les réformés reprocheraient plutôt au catholicisme d’être trop indulgent, voire laxiste. De fait, c’est seulement dans la mesure où le catholicisme se laisse pénétrer de calvinisme, de jansénisme ou de kantisme, qu’il peut participer à la production de ce malaise dans la civilisation. C’est à cause de ce malaise que les Grandes Lumières, qui sont libérales, cèdent la place aux Petites, qui sont libertaires. Le moment historique du basculement, c’est 1968. 

3/ Le libéralisme libertaire. Prenez donc les Lumières, ôtez la Raison et la Morale, reste le libéralisme libertaire. Celui-ci, tout en conservant la rhétorique, le lexique et les formes extérieures du républicanisme moral kantien, se réduit de plus en plus au défoulement dans tous les domaines de l’égoïsme individuel et de son arbitraire.

Le libéralisme s’identifie alors de plus en plus à une brutale ploutocratie planétaire, justifiée par une éthique libertaire de la complexité, c’est-à-dire la conjonction entre une phraséologie kantienne et une absence complète de règles universelles et de cohérence existentielle. En un mot, la morale est devenue le droit et le devoir de faire n’importe quoi, et la République est devenue le régime où s’exerce au nom du Droit le despotisme de toutes les cliques transgressives.

Ce dernier libéralisme, trahison complète de l’idéal des Lumières, procède au rétablissement de l’état de nature dans un monde de plus en plus hobbésien. Il détruit le Droit par l’abus de Droit. En prenant son virage libéral-libertaire, il devient peu à peu un libéral-fascisme — ploutocratique, inhumain, impérial, amoral, dogmatique, moralisateur à l’envers, belliciste, policier, etc.

L’arbitraire intellectuel installe la culture dans la contradiction la plus éhontée. Par exemple, qu’est-ce que l’Homme ?

  • D’un côté, le matérialisme réducteur : l’homme est un robot, un primate, ou les deux à la fois.
  • De l’autre côté, la matière a cessé d’exister : dans les théories du « genre », il n’y a que des « représentations », le réel est socialement construit, la culture est toute puissante, c’est l’idéalisme absolu.

Quelle cohérence là-dedans ? Aucune ? Si. Celle d’une passion libertaire, qui a besoin, d’un côté, de nier l’esprit et de se plonger dans l’animalité en affirmant le naturalisme ; de l’autre, besoin de nier l’idée de nature et de loi naturelle pour justifier des aberrations.

Les hommes sont des robots, mais les animaux sont des personnes. Et demain, seuls les fascistes refuseront les droits de l’homme aux singes et aux chats. Rousseau, ce jour-là inspiré, écrivait dans l’Émile : « Ils donneraient de l’esprit aux pierres, plutôt que d’avouer que nous avons une âme. » Cet arbitraire intellectuel sans consistance fait de l’Opinion un dogme pulsionnel qui peut changer comme le vent. Il devient citoyen d’avoir un esprit faux, d’être un perroquet doublé d’une girouette. Impossible de conduire une société rationnellement dans ces conditions. L’Occident postmoderne est un bateau ivre.  

Après le libéralisme, quoi ? La chute prévisible du libéralisme ouvre trois possibilités :

  1. une régression dans le chaos de la violence pure et la guerre mondiale postmoderne ;
  2. un retour à l’état social par la réinstauration des pouvoirs hobbésiens réprimant l’individu ;
  3. un renouveau de la grande tradition de l’humanisme civilisé, assumé par un concert de nations civilisées.  

C’est dans cette perspective culturelle profonde et de très longue durée, que nous devons inscrire notre effort de réforme pour la justice politique et économique. C’est aussi en elle que nous pouvons articuler la recherche de l’absolu de la Vérité, le respect pensif des traditions, la liberté religieuse et le témoignage explicitement rendu à l’Homme-Dieu Jésus.

Forces et faiblesses du libéralisme

Le libéralisme fut une réaction de l’individu à une société hiérarchique et d’autorité, structurée autour de l’idée du bien commun, que ce fût dans la cité antique classique, ou dans la chrétienté médiévale. La liberté n’était qu’un corolaire, une conséquence du bien. Un moment vint où l’humanisme du bien risquait de mourir de son succès, ayant développé la liberté sans lui avoir donné une reconnaissance suffisante, et recourant trop à la coercition face aux oppositions. Le libéralisme se produisit comme une antithèse à cette situation.

Le défaut du libéralisme, c’est que cette réaction s’est faite en déséquilibrant au profit exclusif de l’individu le rapport nécessaire en l’homme entre la personne et la communauté.

Trop uniquement réactif au pouvoir en général, on voulut structurer la société autour de la seule idée de liberté individuelle et de ses droits. Or, ce principe ne permet pas de produire durablement les autres valeurs indispensables d’une société libre (responsabilité, autorité, solidarité, etc.). Celles-ci doivent être « importées » de modes de vie communautaires, et de traditions non libérales, que le libéralisme économique et philosophique, avec son intolérance fourbe et implacable, marginalise et détruit.

Le libéralisme ne peut jamais exister durablement qu’en symbiose et en compromis avec des cultures sérieuses qui lui fournissent l’élan spirituel, les vertus morales et civiques, dont par lui-même il est dépourvu, et sans lesquels aucune société civilisée ne peut subsister.

Malheureusement, animé par sa propre logique de méfiance et sa tendance asociale, il tend continuellement à marginaliser toutes les autres traditions culturelles. Il scie alors la branche sur laquelle il est assis et finit par tomber dans le nihilisme libertaire. Il meurt à la fois de son succès et de son intolérance. Et nous en sommes là.  

Tant que perdure la symbiose avec la chrétienté, ou avec la culture classique, ou avec les Lumières morales, le libéralisme peut se confondre en partie avec la pleine reconnaissance de la personne, de sa dignité et de ses droits. Mais quand il a tout dévoré, quand il ne reste plus rien d’autre que lui au pouvoir, alors il n’est plus que le défoulement illimité de l’égoïsme et n’a plus rien à voir avec un personnalisme moral.

Trois âges de l’Histoire ?

En résumé. Il y eut, d’abord, l’âge du bien ; mais le bien ne suffit pas à produire indéfiniment de la liberté, si celle-ci ne fait pas l’objet d’une valorisation explicite ; et le bien sans liberté n’est pas complètement le bien, voire il est rejeté comme un mal.

Il y eut ensuite, et il y a encore, l’âge de la liberté ; cet âge est en train de finir dans la non-liberté et dans le mal (c’est le libertaro-fascisme). Il est désormais clair, que sans alliance avec le bien, la liberté est mauvaise et tyrannique.

Il y a donc, enfin, et nous y entrons, l’âge du bien et de la liberté, ou, si l’on préfère, l’âge de la liberté et du bien.

 

HH-Liberté

Henri Hude est philosophe,
 directeur du pôle "Ethique" des Ecoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan,
 ancien élève de l'ENS.

Dernier ouvrage paru : La Force de la liberté (Economica, 2013)

 

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Illustration : La liberté éclairant le monde, par Auguste Bartholdi, New York, 1886.

 

Pour en savoir plus :
  http://www.henrihude.fr/mes-reflexions/50-democratiedurable/338-sengager-en-politique-1

 

[1] Le philosophe italien Augusto Del Noce a montré dans un livre très solide, Giovanni Gentile. Per una interpretazione filosofica della storia (de l’Histoire) contemporanea, Il Mulino, 1990, que le fascisme est une idéologie de matrice hégélienne de gauche, exactement comme le marxisme, mais dont le développement obéit à des passions différentes et à des intérêts de classe différents.

 

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