Article rédigé par Thibaud Collin, le 18 juin 2014
Texte de la communication du philosophe Thibaud Collin lors de la soirée des Veilleurs de Versailles, le 10 juin 2014, sur le thème simultané dans toute la France « Altérité et identité ». Comment accepter de recevoir d’un autre son identité ? Comment penser l’identité et l’altérité comme des limites créatrices ?
Mes chers amis… pourquoi « amis » ? Parce que nous partageons un souci commun, le souci d'un bien qui dépasse chacun et que l'on ne peut atteindre qu'en coopérant avec d'autres : le bien commun. Cette forme d’amitié est ce qu’Aristote appelle l’amitié politique. Une société sans amitié politique est une société dans laquelle chacun voit ses concitoyens comme des rivaux ou des moyens dans la poursuite de son bien propre, une société où le bien commun a disparu au profit de la juxtaposition plus ou moins conflictuelle d’intérêts singuliers. Tous ceux qui ont à cœur de poursuivre le bien de la vie commune sont des amis. Soyons animés de cette bienveillance fondamentale qu’engendre la poursuite du bien de notre pays !Th. C.
Un après le vote de la loi Taubira
Mes chers amis, je veux commencer en vous disant ma joie de me trouver là parmi vous un peu plus d'un an après le vote de la loi Taubira, loi que nous avons combattue avec acharnement. Nous avons certes perdu la bataille législative. Mais nous ne croyons pas au sens de l'histoire tel que certains voudraient nous le présenter, à savoir comme inéluctable et irréversible. L’histoire est faite par des êtres libres ; ce que certains ont fait, d’autres peuvent le défaire. Une iniquité comme l’est la loi Taubira reste une iniquité même un an après… même deux, dix ou cent ans après !
Les questions essentielles sont pérennes. La question de la justice n’est pas réglée par le temps comme voudraient nous le faire croire certains « progressistes » qui ont une vision cumulative de l’histoire. Il y a une contemporanéité de Jeanne d'Arc, de Socrate et de Vaclav Havel dans la lutte pour la justice ; c’est dans cette perspective que nous nous situons avec résolution. Pour cela il faut veiller comme vous le faites depuis déjà un an et pour encore longtemps. L’espérance, tel est le secret de votre longévité.
Nous consacrons cette veillée au lien entre altérité et identité : deux « gros mots » de la tradition philosophique qui peuvent faire peur mais que je vois plutôt comme des sondes permettant d'aller au cœur de notre expérience humaine : ces deux termes sont en effet des éléments essentiels de la charpente du monde humain, de l'institution (stare : tenir debout).
1/ L'altérité à l'origine de l'identité
Notre époque est traversée par cette inquiétude identitaire : « Qui suis-je ? », « Que suis-je ? » Ces questions résonnent aussi bien dans notre vie personnelle que dans notre vie collective. Il y a deux manières d’y répondre, soit en s’orientant « vers l’aval », soit « vers l’amont ».
La première consiste à dire : je suis ce que je décide d'être et je construis mon identité en m’agrégeant à tel ou tel élément de la vie sociale. C’est l’identité élective des minorités postmodernes. Je peux ainsi répondre que je suis catholique ou breton ou gay, etc. C’est le principe du communautarisme qui n’est qu’une manifestation de l’individualisme. Mon identité est relative à moi-même et, du coup, je peux avoir des identités multiples selon les heures de ma journée, mes fréquentations, etc.
La deuxième réponse est de considérer l’identité comme d'abord réceptive. Je me reçois d'une source qui est autre que moi (orientation vers « l'amont ») : de mes parents, de ma nation, de Dieu. Voilà ce qui me constitue fondamentalement. Je suis né comme être humain. Comme vous le savez, il y a un lien intime entre les mots naissance et nature. Dans la naissance, je suis donné à moi-même comme ayant telle nature (humaine), comme étant fils ou fille de mes parents, appartenant à telle nation (là encore on retrouve la même étymologie renvoyant à la naissance, c’est-à-dire à la réceptivité et à la croissance).
Peu à peu, je découvre ce que je suis et qui je suis en étant capable de m'approprier cette origine, en y consentant : tel est le grand mouvement de la culture dont le cœur est le culte comme le rappelle le philosophe allemand, ami de Benoît XVI, Joseph Pieper dans un beau livre Le Loisir comme fondement de la culture (Ad Solem). Pieper a écrit ce livre au lendemain de la guerre dans une Allemagne ravagée par la catastrophe et il part à la recherche du fondement sur lequel reconstruire un monde authentiquement humain.
Seul notre accueil du don premier, celui que Dieu nous fait, nous permet de nous identifier, de découvrir notre identité. Or comment se nomme cet accueil si ce n’est le culte par lequel non seulement nous rendons à Dieu ce qui lui est dû, mais aussi par lequel nous nous rendons disponibles à ce qu’Il veut nous donner. L’ouverture à ce qui est le plus Autre nous met donc en contact avec notre identité. Cette réponse au don reçu est la grande source de l'inédit dans nos vies. Lorsque la liberté répond au don, elle est pleinement responsable et de là jaillit sa réelle fécondité. Les saints restent le modèle de cette liberté pleinement responsable des dons de Dieu, de la nature et de la culture.
En effet, plus je me reçois d'une source autre, plus je peux moi-même devenir source pour autrui : c’est la joie de la transmission que nous pouvons expérimenter dans l’éducation de nos enfants, dans nos liens d’amitié, etc. Cette fécondité présuppose ce temps d’appropriation libre de ce que nous avons reçu, une véritable maturation personnelle. Ce moment d’appropriation est essentiel. Le négliger engendre une forme d’instrumentalisation des personnes qui sont réduites à n’être que des canaux de transmission. Cela engendre dès lors un durcissement. C’est ainsi que des cultures deviennent des folklores sans vie, des objets de musée.
Nous voyons donc que la véritable identité n’est pas repli sur soi, enfermement autonome ; elle est dépendance radicale de notre être à plus grand que lui. Mon identité personnelle est celle d’un être de nature humaine qui a reçu l’existence.
Enfin au niveau non plus ontologique mais psychologique, l'identité personnelle se structure par différentes phases d'identification. Par exemple, la juste intégration de mon identité sexuelle exige que je m’identifie à mon père si je suis un garçon et à ma mère si je suis une fille et que je me différencie de l’autre sexe.
Il existe ainsi différents niveaux d’identité exigeant de se situer par rapport à ce qui m’est différent : personnelle, sexuelle mais aussi d’espèce, pensons à l’importance de la confrontation aux animaux pour la croissance de l’enfant. L'autre est donc support, médiateur me permettant peu à peu d'advenir à moi-même. Mais il peut bien sûr aussi m’éloigner de moi-même s’il n’assume pas sa responsabilité, ne tient pas sa place. Or telle est bien une des propriétés de l’esprit de notre époque.
Ce qui nous conduit à la deuxième question.
2/ Indifférenciation et bénédiction des limites
Notre époque est traversée par le vertige de l'indifférenciation : haine des limites, des frontières vues comme responsables de la discrimination, de l'exclusion, etc. Un des signes de cette tendance est l’apologie du trans (transgression, transsexuel, transgenre, transfrontière, transhumanisme, etc.). On perçoit là l’influence de Nietzsche qui fait l'éloge du chaos, du multiple et du devenir : la vie n'est qu'un champ de flux qu’il faut laisser nous traverser ou sur lesquels il s'agit de « surfer ».
C’est le diagnostic établi par le sociologue britannique Zigmunt Bauman qui parle de « société liquide » ; liquide car les grandes différences charpentant le monde humain ont été comme liquéfiées ; on dit aujourd’hui « déconstruites ». Ce sont des thèmes qui ont été développés et « mis en musique » par des auteurs comme Deleuze ou Foucault, autorités tutélaires de l’époque.
Il est vrai qu’il y a une ambivalence sémantique du mot diviser : ce terme se retrouve dans diabolos le diviseur qui installe la zizanie voire la guerre. Mais dans diviser on peut aussi entendre ce qui permet d’ordonner. Pour mettre chaque chose à sa place, il faut préalablement distinguer ces choses. Notre monde ne retient que la première connotation sémantique ; pensons au mot discrimination qui désigne dans le langage courant discrimination injuste alors que ce terme signifie « distinguer avec précision ». Or Dieu crée en divisant ; dans le livre de la Genèse à partir du tohu-bohu, chaque jour le Créateur divise (le jour de la nuit, la terre de la mer etc.).
À ce grand geste d’ordonnancement de la création correspond aujourd'hui ce que Péguy nomme la décréation : obscurcissement des grandes différences constitutives du monde humain : homme/animal, féminin/masculin, parents/enfants, citoyen/étranger, ami/ennemi. Soit dit en passant, nous voyons ici que notre époque est postchrétienne, c’est-à-dire qu’elle est une perversion interne du christianisme. Par exemple, saint Paul dit aux Galates : « Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ » (3, 28). Aujourd'hui on oublie la fin pour ne retenir que le début : c’est la grande soupe primitive de l'indifférenciation, du métissage universel. Le relativisme présuppose que le réel est en fait n’importe quoi !
Ce nivellement anthropologique est le moment où le projet démocratique sort de son lit pour envahir le champ de la société. De politique, il devient social : démocratisme que Tocqueville et Péguy ont identifié. Je vous renvoie par exemple au texte admirable de la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne à propos de cette « universelle interchangeabilité » qu'est l'argent... écrite il y a juste cent ans (mais cela est d’une actualité prodigieuse !).
Cette crue de la démocratie en dehors des limites du politique est suicidaire. Un régime politique ne peut pas nier ses propres fondements humains sans se condamner. Face à cette folie, répond Aristote qui nous dit justement que « le propre du sage est d'ordonner » (Métaphysique, 982, a17), c'est-à-dire de distinguer, d'oser hiérarchiser.
À tous les relativistes et sophistes de notre époque, rappelons inlassablement qu’une thèse ne peut pas en même temps et sous le même rapport être vraie et fausse. Si par exemple, je dis « cette loi est juste », je ne peux pas soutenir en même temps et sous le même rapport qu’« elle est injuste ». C’est le principe central de la vie de l'esprit car c'est la structure même du réel. Pour définir, je délimite, je cherche où est la frontière entre différents éléments, etc.
Osons refaire l’éloge de la frontière comme l’a courageusement fait Régis Debray. La frontière n'est pas un mur mais une interface entre l’intérieur et l’extérieur, comme la peau, la membrane, la gaine, la gousse, la coquille. Il ne s’agit pas de se couper des autres ; il s’agit de réguler l'échange avec eux. Il est d’ailleurs évident que je ne peux me tourner vers l'autre que si je suis tel être bien identifié ; sinon je tombe dans la fusion et la fascination perverse qui finit toujours par la mort. Ce sens de la frontière auquel la démesure transgressive s’oppose se manifeste aussi dans la reconnaissance du sacré, de ce qui est mis à part et distinguer du profane. Là encore, osons nous opposer au mouvement de profanation sans précédent du nihilisme actuel (le « pourquoi pas ? » qui cherche à culpabiliser la limite) : esprit de ricanement qui cherche à ridiculiser la virginité, l'innocence, le mariage, la grandeur nationale, la piété naturelle et surnaturelle. Comme le dit admirablement Régis Debray « là où il y a du sacré, il y a une enceinte, et là où il y une enceinte, il y a de la vie ».
Trois remarques conclusives.
Je crois qu’il est nécessaire de nommer son ennemi. Si le Christ nous dit d’aimer nos ennemis, c’est qu’il présuppose que nous en avons ! Le modérantisme ou l’irénisme refuse de nommer l’ennemi car il refuse de recevoir son identité. L’ennemi est l’autre auquel je m’oppose pour des raisons fondamentales et irréductibles. Je peux m’y opposer tout en le respectant comme personne humaine dans la mesure où je ne l’identifie pas à la cause pour laquelle il combat. C’est d’ailleurs dans cette lumière plus large que je peux vouloir sa « conversion » tout en continuant à combattre les raisons objectives qui en font un ennemi.
Vous, Veilleurs vous ne continuerez à veiller que si vous êtes fidèles au lien intrinsèque entre culture et vérité d’une part, et culture et courage d’autre part. La culture digne de ce nom est le déploiement des capacités naturelles de l’homme. Si l’homme ne recherche pas la vérité sur lui-même, il ne se cultivera pas. Une culture qui se détourne de l’homme est une aliénation. Sous bien des rapports, l’esprit de notre époque éloigne l’homme de lui-même, le rend étranger à lui-même. Cultivons donc ce sens de la vérité. L’altération du goût de la vérité est le principe de la catastrophe idéologique.
Enfin, la culture exige du courage, vertu permettant d’affronter les obstacles sur le chemin vers le bien désiré. Pour déployer ses capacités proprement humaines et personnelles, il faut paradoxalement se battre contre soi-même, contre sa paresse à se contenter de ce que l’on a dans l’immédiat. Refuser de vivre en sous-régime, c’est, aiguillonné par le désir de la vérité, chercher à être à la hauteur des dons que l’on a reçus. Rien de plus exigeant ; rien de plus exaltant !
Thibaud Collin est philosophe, membre du conseil éditorial de Liberté politique. Dernier ouvrage paru : Sur la morale de M. Peillon (Salvator, 2013).
Photo : Place du Marché, Versailles, 10 juin 2014 (Liberté politique).
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