Article rédigé par Thibaud Collin, le 25 avril 2014
« Pierre, tu es pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église. » Le Christ, Verbe fait chair, a appelé Karol Wojtyla à être Pierre au tournant de ce millénaire. En vingt-six années de pontificat, Jean Paul II a enseigné à ce monde toujours plus tenté par le matérialisme le vrai sens de la “matière”, créée et aimée par Dieu.
La “matière” est riche de sagesse pour l’homme qui veut bien l’accueillir et l’écouter. L’incompréhension entre l’Occident et le vieux pape est allée en s’accentuant : la matière naturelle n’est-elle qu’un matériau totalement malléable aux désirs de l’homme ou bien lui enseigne-t-elle des limites permettant de s’orienter et de découvrir son bonheur ?
Tout commence dans le corps humain, sommet du monde matériel. Dieu a inventé le corps sexué pour donner la vie, c’est-à-dire pour associer la matière à son acte créateur. Les anges, créatures purement spirituelles, ne donnent pas la vie. Satan hait la matière, car cet humus, Dieu a le dessein de s’y unir. L’orgueil démoniaque n’aura donc de cesse de rendre opaque ce signe et cet instrument de l’humilité, disposition spirituelle qu’il exècre.
Face aux idéologies du mal
En perdant Dieu, les « idéologies du mal » perdent la mesure permettant à cet être matériel qu’est l’homme de se réaliser. L’idéologie, produit de la pensée, tend à ne considérer la nature que comme un réservoir du travail humain. Le marxisme pensait la matière à partir du travail, mais aussi le travail à partir de la matière. Seule, paradoxalement, la puissance de la pensée idéologique pouvait faire tenir ensemble ces deux réalités chargées de s’engendrer mutuellement ! Cet homme soi-disant créateur de lui-même, chargé de se libérer de toutes les aliénations, allait s’épuiser après avoir sacrifié des millions d’innocents à cette réalisation idéale d’une Humanité niant la sagesse des limites.
Jean Paul II a traversé les profondeurs de ce siècle qui, au nom de l’idée d’homme, a par deux fois (nazisme et communisme) détruit tout ordre naturel. « Les deux systèmes totalitaires […], j’ai pu les connaître, pour ainsi dire de l’intérieur. On comprend donc aisément mon attachement à la dignité de toute personne humaine et au respect de ses droits, à commencer par le droit à la vie [1] ». Le droit à la vie pour un embryon de quelques jours, pour un vieillard ou un trisomique repose sur l’accueil de cette matière humaine, faible et tordue, et sur la saisie que le Dieu créateur y est présent.
Jean Paul II a affronté de manière radicale cette nouvelle tentation de l’Occident, de cet Occident pourtant vainqueur des deux totalitarismes. « Que pouvons-nous donc apprendre de ces années dominées par les “idéologies du mal” et de la lutte contre elles ? Je pense qu’avant tout nous devons apprendre à aller jusqu’aux racines. Alors seulement le mal causé par le fascisme ou par le communisme pourra en un sens nous enrichir, pourra nous conduire vers le bien, et tel est, sans doute, le programme chrétien [2]. »
La relecture de l’histoire que fait Jean Paul II est lumière pour notre siècle commençant. Ce que l’Occident démocratique supporte de moins en moins, c’est ce discernement qui dénonce son aveuglement : l’aliénation de l’homme peut se faire au nom des droits de l’homme, de même que les totalitarismes cherchaient eux aussi, par leur idéologie politique, à sauver l’homme ! Parlant de l’avortement et de la revendication homosexuelle, le Pape se demande « s’il ne s’agit pas, ici encore, d’une nouvelle “idéologie du mal”, peut-être plus insidieuse et plus occulte, qui tente d’exploiter, contre l’homme et contre la famille même, les droits de l’homme » (id. p. 25). Et un peu plus loin, il réitère son questionnement : « Face à tout cela, on peut légitimement se demander si ce n’est pas une autre forme de totalitarisme, sournoisement caché sous les apparences de la démocratie » (p. 64).
Du corps sexué à la nation
Le matérialisme contemporain ne respecte pas la matière, humaine mais aussi naturelle. Si Dieu est mort, l’homme est seul avec lui-même ; dans quoi peut-il alors investir son désir d’absolu ? Dans la jouissance de sa propre capacité à produire.
Toute production présupposant un matériau, la matière naturelle est alors réquisitionnée, comme faire-valoir de la puissance humaine. Le constructivisme démocratique ne perçoit plus la présence de la sagesse créatrice dans les dynamismes matériels, et d’abord dans le corps sexué. Or tout l’ordre humain s’enracine là. Perdre le sens conjugal du corps, de sa finitude ouverte à la communion (« ils ne feront plus qu’une seule chair »), c’est très radicalement perdre l’origine. Le constructivisme, de la contraception aux bio-technologies, en passant par leur justification juridique ou scientifique, rend opaque le corps comme signe et instrument de communion.
Jean Paul II réfléchissant sur les liens entre nation et patrie dit ceci :
"En Polonais, le terme nation (na-rod) dérive de rod (génération) ; patrie (ojczy-zna), par contre, a sa racine dans le mot père (ojciec). Le père est celui qui, avec la mère, donne la vie à un nouvel être humain. À cette génération du père et de la mère se rattache le concept de patrimoine, qui est sur l’arrière-plan du terme « patrie ». Le patrimoine et avec lui la patrie sont donc, du point de vue conceptuel, étroitement unis à l’acte de génération : mais le terme « nation » a aussi, du point de vue étymologique, un rapport avec le fait de naître [3].
"
Du corps sexué à la famille, et de la famille à la patrie, l’accueil de la matière dans ses limites rend possible la vie commune et ultimement la communion.
Il est très significatif que Karol Wojtyla ait choisi de dire sa première messe dans la crypte de la cathédrale de Cracovie, où sont enterrés les rois qui ont fait la Pologne.
"Je voulais marquer mes liens spirituels particuliers avec l’histoire de la Pologne dont la colline du Wawel présentait comme une synthèse emblématique. Mais il y avait autre chose. Ce choix avait aussi une portée théologique particulière ; j’avais été ordonné la veille, le jour de la Toussaint, jour où l’Église donne une expression liturgique à la doctrine de la communion des saints. Les saints sont ceux qui, ayant adhéré dans la foi au mystère pascal du Christ, attendent maintenant la résurrection finale. Les personnes dont les restes mortels reposent dans les sarcophages de la cathédrale du Wawel attendent, elles aussi, la résurrection. Toute la cathédrale semble redire les paroles du symbole des Apôtres : « Je crois à la résurrection de la chair et à la vie éternelle. » Cette vérité de la foi éclaire aussi l’histoire des nations. Ces personnes sont comme les « grands esprits » qui guident la nation à travers les siècles [4].
"
L’eucharistie requiert pour exister le pain et le vin ; le baptême, l’eau. Dieu se donne dans et par la matière. Dieu a choisi cet homme façonné par le travail manuel, ce poète goûtant le sens des mots à partir de leur racine :
Blocs de pierre liés ; le fil de basse tension
entaille profondément leur chair, fouet invisible.
Les pierres connaissent cette violence.
Quand un souffle intangible taille
leur très vieille cohésion,
les arrache à leur éternité élémentaire,
les pierres connaissent cette violence.
Pourtant le courant seul n’abolirait pas leur puissance,
sans celui qui tient cette force dans ses mains :
l’ouvrier.
« La carrière », Poèmes, 1979
Dieu a choisi ce pasteur qui a inlassablement enseigné le livre de la Genèse, là où « Dieu vit que cela était bon, très bon » ; qui a su remonter à l’origine, là où la matière créée par Dieu s’offre à l’homme dans toute sa luminosité. Dieu a choisi ce philosophe et ce spirituel pour alerter l’homme plongé dans le matérialisme ; en perdant le sens de la matière, tu te perds toi-même.
Peut-être que telle est la tâche que nous transmet Jean Paul II et donc le combat qu’il nous invite à poursuivre : annoncer à temps et à contre-temps le Christ Sauveur des hommes et Seigneur du cosmos.
Thibaud Collin est professeur agrégé de philosophie, dernier ouvrage paru : Sur la morale de M. Veillon (Salvator, 2013).
Extrait de Liberté politique n. 30, « Hommage à Jean Paul II, un maître pour l’histoire ».
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[1]. Ma vocation - don et mystère, 1988, p. 80-81
[2]. Mémoire et Identité, 2005, p. 65.
[3]. Op. cit., p.86-87.
[4]. Ma vocation…, p.60-61.