"Mariage" entre personnes de même sexe : deux nouvelles affaires devant le CEDH
Article rédigé par Grégor Puppinck, le 15 avril 2014 "Mariage" entre personnes de même sexe : deux nouvelles affaires devant le CEDH

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, Strasbourg) a décidé d’examiner deux affaires mettant en cause la définition hétérosexuelle du mariage en vigueur en Italie ainsi que l’absence de contrat d’union civile de la législation italienne. L’arrêt que rendra la Cour dans ces affaires aura une portée importante, au-delà de l’Italie. L'ECLJ-European Centre for Law and Justice a été autorisé par la Cour à soumettre des observations écrites dans ces affaires, comme tierce partie.

Dans la première affaire (Oliarai et autres contre Italie et Felicetti et autres contre Italie, n°36030/11 18766/11), deux couples de même sexe se plaignent de ce que la législation italienne ne leur permette pas de se marier ou de contracter une forme d’union civile et estiment subir ainsi une discrimination en raison de leur orientation sexuelle en comparaison avec les couples hétérosexuels.

Dans l'autre affaire (Francesca ORLANDI et autres contre Italie, n°26431/12…), six couples de même sexe se plaignent du refus des autorités italiennes de reconnaître leur mariage contracté à l'étranger, ainsi que, plus généralement, de l'impossibilité d'obtenir la reconnaissance de leur relation. Dans les deux cas, les requérants invoquent l'article 8 protégeant la vie privée et familiale et l'article 12 garantissant le droit de se marier et de fonder une famille, combinés avec l'article 14 interdisant la discrimination.

La question posée par ces affaires est celle de savoir si tout couple menant, selon la Cour, une « vie familiale » doit, sans discrimination basée sur sa composition sexuelle, avoir la faculté d’obtenir une reconnaissance officielle de sa relation dès lors qu’une reconnaissance est proposée à certains couples par le mariage. Répondre positivement impliquerait que soit établie une double similitude : d’une part entre le mariage et le partenariat civil, et d’autre part entre les couples homme-femme et les relations homosexuelles. Le constat d’une discrimination obligerait les pays européens qui ne permettent pas le mariage homosexuel à proposer aux personnes entretenant une relation homosexuelle stable une forme de statut alternatif et similaire au mariage, tel que l’union civile.

Concernant le « droit au mariage »

Il est bien établi que la Convention ne peut être interprétée comme contenant une obligation pour ​​les États d'étendre le mariage aux couples de même sexe, car la Convention garantit exclusivement à l’homme et à la femme le droit de se marier et de fonder une famille. La Cour a d’ailleurs rappelé fermement dans l’arrêt Schalk et Kopf contre Autriche (n°30141/04) « que la Convention forme un tout, de sorte qu'il y a lieu de lire ses articles en harmonie les uns avec les autres.

Eu égard à sa conclusion ci-dessus, à savoir que l'article 12 n'impose pas aux États contractants l'obligation d'ouvrir le mariage aux couples homosexuels, l'article 14 combiné avec l'article 8, dont le but et la portée sont plus généraux, ne sauraient être compris comme imposant une telle obligation » (§ 101). En l’absence de droit au mariage entre personnes de même sexe, il ne saurait y avoir d’obligation pour un pays de reconnaître de tels mariages contractés à l’étranger par ses ressortissants.

Il est fort improbable que la Cour condamne l’Italie – et avec elle la majorité des pays européens – parce qu’elle n’a pas révolutionné la définition du mariage afin de la rendre indépendante de l’identité sexuelle des époux.

Si les requêtes se limitaient à mettre en cause le caractère hétérosexuel du mariage, elles seraient manifestement mal fondées et auraient mérité d’être rejetées sans examen comme la plupart des requêtes adressées à la CEDH. Le fait que la Cour ait accepté de statuer sur ces affaires montre en soi que la Cour y voit un intérêt et une violation potentielle d’un droit garanti par la Convention.

Concernant la « reconnaissance officielle » des relations homosexuelles

A la lecture des faits produits par la Cour, il semble que le Greffe de la Cour souhaite, au-delà de la question du mariage, mettre en cause l’impossibilité pour les requérants de bénéficier d’une reconnaissance officielle de leur relation par l’État. Cette nouvelle approche, sous l’angle de l’article 8, permet de contourner l’obstacle de l’article 12 et de placer les couples homosexuels dans une perspective favorable à la reconnaissance progressive de droits identiques à ceux des couples hétérosexuels mariés.

Ces requêtes italiennes se placent dans le sillage d’un récent arrêt (Vallianatos et autres contre la Grèce, n° 29381/09 et 32684/09) ayant posé les bases d’un droit à bénéficier « d’une reconnaissance officielle de leur relation par l’État » (§ 81). La Cour avait alors estimé que la Grèce avait discriminé et violé les droits des couples homosexuels au respect de leur vie familiale en réservant aux seuls couples hétérosexuels la faculté de conclure un contrat d’union civile. Pour juger ainsi, la Cour a estimé que « les couples homosexuels sont, tout comme les couples hétérosexuels, capables de s’engager dans des relations stables » qu’ils ont « les mêmes besoins de soutien et d’aide mutuels que ceux des couples de sexe opposé » (§ 81). Par suite, l'intérêt de ces couples à « revêtir leur relation d’une forme reconnue par la loi » (§90) est une composante de leur vie privée et familiale garantie par l'article 8 de la Convention.

Dans cette affaire, la Cour n'a pas dit que l'État a une obligation générale de proposer une reconnaissance officielle aux couples homosexuels (§ 74), mais qu’il a une obligation particulière d’y pourvoir, au regard du principe de non-discrimination, dès lors qu’il propose une telle reconnaissance aux couples de sexe différents.

Dans les affaires italiennes, la Cour pourrait créer une obligation générale de proposer un cadre juridique permettant aux couples homosexuels d’organiser leur vie commune et d’obtenir une reconnaissance officielle symbolique de leur mode de vie. A cette fin, elle pourrait estimer que les couples de même-sexe sont discriminés par rapport aux couples hétérosexuels dès lors qu’ils ne peuvent faire reconnaître leur relation et que l’État n’avance pas d’autre argument convaincant, lié à la sexualité, pour justifier cette impossibilité. Un tel constat obligerait alors tous les pays européens qui ne permettent pas le mariage homosexuel d’établir un statut d’union civile ouvert aux couples de même sexe.

Si la Cour établit un tel droit au partenariat civil, l’étape suivante dans le déploiement des « droits LGBT » sera de rehausser les droits attachés à ce partenariat au niveau de ceux attachés au mariage. Au final, ces deux statuts se distingueront moins par les droits que par les devoirs qui demeurent plus importants dans le mariage. Telle est en tout cas la perspective dans laquelle s’inscrit la jurisprudence de la Cour, au moins depuis l’arrêt Schalk et Kopf contre Autriche de 2010 dans lequel elle établit que deux adultes homosexuels mènent une vie familiale, c'est-à-dire sont une famille comme les autres.

La CEDH comme instrument d’actualisation idéologique des législations nationales

Dans l’affaire Vallianatos, la Cour a posé le principe suivant lequel tout État européen, lorsqu’il légifère en matière familiale, « doit » dorénavant tenir « compte de l’évolution de la société ainsi que des changements qui se font jour dans la manière de percevoir les questions de société, d’état civil et celles d’ordre relationnel, notamment de l’idée selon laquelle il y a plus d’une voie ou d’un choix possibles en ce qui concerne la façon de mener une vie privée et familiale » (§84).

La Cour juge ainsi l’adéquation du droit national à sa perception de l’évolution souhaitable de la société, c'est-à-dire à l’aune de ses choix de valeurs. Ce procédé interprétatif s’appuie sur l’idée que la Convention signée en 1950 serait un « instrument vivant », c'est-à-dire un corpus intrinsèquement évolutif, ayant un dynamisme interne branché sur la société permettant d’étendre et d’actualiser les obligations des États sans leur consentement explicite.

Dans les domaines en forte évolution, et en particulier sur les questions de société, la Cour européenne déploie ainsi d’arrêt en arrêt une doctrine qui est déjà largement contenue dans une conception progressiste des droits de l’homme. Cette conception, les choix des valeurs de la Cour existent indépendamment des affaires à l’occasion desquelles la Cour les exprime. La Cour reconnaît d’ailleurs que la mise en œuvre de cette vision, de ce « progrès », est une question de « timing », afin ne pas brusquer outre mesure les gouvernements et les opinions publiques nationales (voir affaires Schalk et Koppf contre Autriche et S. H contre Autriche). 

Cela étant, une partie de la Cour demeure attachée à la définition de la famille établie en droit international comme « unité fondamentale de la société et milieu naturel pour la croissance et le bien-être de tous ses membres, et en particulier des enfants » (Convention internationale des droits de l’enfant). Selon cette compréhension de la famille, la reconnaissance accordée au couple par la société résulte en fait de sa contribution au bien commun par la fondation d’une famille, et non pas de ses sentiments qui relèvent de sa vie privée. Selon le droit international, la famille précède et constitue la société dont émane l’État, elle ne procède pas de l’Etat qui, par son emprise sur la société, aurait le pouvoir de définir la famille.

La réponse point par point de l’ECLJ

L’ECLJ a rappelé que la Convention européenne des droits de l’homme ne reconnaît pas de droit au mariage entre personnes de même sexe. S’agissant de la « reconnaissance officielle » des couples non-mariés, l’ECLJ a indiqué qu’un tel droit ne peut pas être déduit du texte de la Convention. D’ailleurs, lors de la rédaction de la Recommandation CM/Rec(2010)5 sur les droits LGBT, les États membres n’ont pas souhaité recommander une telle obligation. De plus, moins de la moitié des États membres (21 sur 47) prévoient la possibilité pour les couples de même sexe de se marier et/ou de contracter un partenariat civil.

L’ECLJ a également noté que le droit italien permet déjà aux couples non mariés, y compris homosexuels, d’organiser leur vie commune par la voie légale ou contractuelle.

L’ECLJ a également montré que les couples de même sexe ne sont pas discriminés car ils ne sont pas dans une situation comparable aux couples homme-femme. Ils ne sont pas dans la même situation, tant d’un point de vue privé que public, car les relations homosexuelles ne sont pas naturellement procréatrices, et donc susceptibles de fonder une famille. Or, l’institution du mariage vise à conférer un cadre juridique protecteur à la famille, en particulier aux enfants.

Les couples homme-femme et ceux composés de personnes de même sexe ne pourraient être considérés comme similaires et comparables que si l’on confond l’identité avec l’orientation sexuelle, et si l’on estime que le mariage est indépendant de la famille.

En matière de famille comme de filiation, c’est l’identité sexuelle qui importe, et non pas l’orientation. L’abandon de l’altérité sexuelle comme fondement de la famille conduit nécessairement à l’abandon (fictif) de cette altérité comme fondement de la procréation, ce qui implique d’accepter la procréation médicalement assistée pour les couples de femmes et la gestation par autrui pour les couples d’hommes.

Enfin, même s’il convient d’interpréter la Convention à la lumière des conditions actuelles, ces conditions ne donnent qu’un éclairage et ne peuvent pas se substituer à la Convention comme référence principale. Autrement, la Cour se transformerait, en particulier sur les sujets de société, en instrument d’actualisation idéologique des législations nationales, ce qui l’amènerait bien au-delà de sa compétence.

La Cour risque donc d’être une nouvelle fois fort divisée, à l’image de la société européenne. Dans plusieurs affaires récentes, une faible majorité de juges n’a pas hésité à imposer ses vues extrêmes sur des sujets polémiques, au prix de l’unité de la Cour et de l’esprit de retenue consensuelle qui l’animait autrefois (voir en particulier les arrêts X et autres contre Autriche et Gross contre Suisse).

 

Gregor Puppinck est docteur en droit et directeur du European Centre for Law and Justice.

 

 

 

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