Pourquoi la peur de l’engagement politique
Article rédigé par Jean-Michel Castaing, le 11 février 2014 Pourquoi la peur de l’engagement politique

Pourquoi nous engageons-nous si peu en politique ? Les causes d'un déficit qui peut nous être fatal.

« COMBIEN de choses faut-il ignorer pour agir ! » Cette exclamation de Paul Valéry expliquerait-elle le déficit d'engagement politique de la part de nos concitoyens que nous constatons aujourd'hui en France ? Hormis une frange importante de la population que sa foi religieuse ou ses convictions anthropologiques ont fait sortir du bois à l'occasion de projets de lois « sociétales », la grande majorité des Français dédaignent en effet de s'investir durablement dans les affaires publiques, alors que les débats qui lui sont liés continuent à les passionner.

Comment expliquer cette contradiction entre une envie très forte de politique, et une inhibition à s'engager ? Une déception serait-elle à l'origine de cette bouderie ? Ou bien notre incapacité à agir serait-elle due, comme Valéry le pensait, à un excès de clairvoyance, de perspicacité ?                   

Dépréciation des grandes valeurs

L'homme postmoderne a la passion de la lucidité. Revenu de tout, on ne « la lui fait plus ». Ne lui demandez pas de souscrire aux croyances des « gens du peuple ». Il désire peut-être défendre la cause de ces derniers contre les puissants qu'il exècre, ou qu'il jalouse, dont il envie la position éminente, mais de là à partager la foi des humbles...Très souvent la défense du peuple ne représente pour lui qu'un prétexte pour assouvir son ressentiment. La preuve en est fournie par le dédain qu'il affiche envers les croyances de ceux dont il feint de prendre la défense. Mi-amusé, mi-excédé, il laisse ces articles de foi aux générations en déficit d'instruction, chez lesquelles la crédulité entretenait encore trop d'illusions.    

Si notre homme désabusé, revenu de tout, éprouve les pires difficultés à trouver en lui les ressources nécessaires pour faire le grand saut du dévouement au bien public, c’est qu’il a arrêté de vibrer à l’évocation de ce qui est sublime, grand, magnanime. Les grands idéaux ont perdu de leur lustre. Dans son esprit les grandes valeurs sont des vues de l'esprit, voire des constructions idéologiques que les pouvoirs ont utilisées au long des siècles afin de tenir en respect les ferments révolutionnaires des sociétés. Rien de moins. D'ailleurs, notre homme ne parlera plus de croyances. Désormais, c'est du terme de « valeur » qu'il désignera les idéaux, les grandes causes au nom desquelles ses aïeux se sont mobilisés collectivement, de sorte à en désamorcer la charge révolutionnaire, à en faire de simples constructions humaines qui ne résisteront pas à la première récupération politicienne

« Trop beau pour être vrai ». Nos sociétés séculières ont fait de la lucidité comme un signe, une preuve qu'elles sont encore vivantes, au milieu des décombres de l'ère post-idéologique. L'incrédulité de l'homme postmoderne lui tient lieu de pass pour accéder au nirvana festif des mort-vivants de la société de consommation. Ainsi, passées au crible du soupçon, les « valeurs » ne serviront plus de stimulant à une hypothétique mobilisation. Le dernier homme pourra dormir tranquille. La mauvaise conscience de son inaction ne viendra pas gâcher son sommeil. 

Cependant, en retirant sa croyance aux grandes valeurs, ce n'est pas seulement à celles-ci que la modernité tardive refuse droit de cité dans l'aire philosophique et politique. C'est l'homme tout entier qu'elle racornit significativement. En effet le pauvre hère, privé désormais de « grandes valeurs », va devoir se rabattre sur de « petites ». Pourquoi ? Parce qu'il n'aura pas le choix. L'homme vit de « valeurs ». S'il délaisse les grandes, les petites ne tarderont pas à lui faire les yeux doux. Et la promotion de ces dernières n'est pas propice à redonner goût à l'engagement au service des affaires publiques.

Le règne de l'instant

Entrer en politique demande de la santé, du courage, des convictions. Or l'homme postmoderne est fatigué, quoique surexcité. S'il ne veut plus du Bien, du Vrai, c'est qu'il ne sent plus en lui-même la force d'y adhérer. Il est trop en déficit d'estime de soi pour confesser l'existence de ce Bien, de ce Vrai. Pour trouver en soi les ressources psychologiques de croire en l’engagement politique, il est en effet nécessaire de s'aimer a minima, sans verser néanmoins dans la fatuité ni l'orgueil.

L'homme occidental est devenu (pardons pour ce terme trop fort pour nos chastes oreilles) un décadent, c'est-à-dire un être fatigué moralement, qui sent ses forces spirituelles décliner. Trop de tentations, trop de mauvais maîtres, trop de mensonges ont affaibli, débilité ses capacités dans ce domaine. Les « grandes valeurs » lui semblent maintenant hors de portée de son intériorité dévastée. Manifestement, il n'est pas taillé pour l'héroïsme du Grand Siècle. Polyeucte, Cinna, les héros cornéliens, tout comme la virilité de l'école française de spiritualité, les Bérulle, les saint Vincent de Paul, lui semblent des astres à des années-lumière de son prurit de télé-réalité. Sans aller si loin, la simple morale laïque de Jules Ferry lui fait l'effet d' une nourriture trop consistante pour son palais habitué aux bouillies inconsistantes du manichéisme éthique des codes de « respect » des cours d'école, ou de la purée de « la lutte contre toutes les discriminations ».                                     

À l'heure du règne de l'Instant, du multi-média, maintenant que les facultés de concentration, de patience, d'endurance font défaut chez la plupart de nos adolescents, trouver des points fixes où se raccrocher devient une gageure. Nos cerveaux sont des éponges qui absorbent des flux continus d'images, d'informations entre lesquelles il devient difficile d'opérer un tri pertinent. Sur quels critères choisir de retenir ceci, de rejeter cela ? La vérité nous a filé entre les doigts, et avec elle notre capacité de trancher, de « discriminer », de hiérarchiser les priorités, et au final d'arrêter un engagement.

Tout finit par se valoir à la longue. Rien ne reste, rien n'est stable dans nos esprits. Aussi ce que nous n'arrivons plus à discerner en nous-mêmes, nous peinons à en reconnaître l'existence objective à l'extérieur de nous. « La vérité n'existe pas parce que je n'arrive pas à en trouver la trace en moi » : ainsi parle le dernier homme. Ce qu'on ne peut plus faire sien, plus s'approprier, on tend immanquablement à le déprécier. Et l'aveu de la non-existence des « grandes valeurs » constitue le stade suprême de cette dépréciation. C'est ainsi que les comiques ne font plus office de critiques, d'aiguillons ironiques dans nos sociétés. Ils possèdent désormais un magistère moral et culturel à part entière. La Dérision n'est plus un passe-temps, un divertissement, une soupape de sécurité : elle est devenue un Credo.

L'« indignation » ne suffit pas

L'estime de soi en berne, l'homme postmoderne ne peut plus compter sur la croyance en l'existence objective de ce qui serait encore capable de stimuler son engagement dans la cité. L'intérieur comme l'extérieur ont été dévastés par son nihilisme. Ses poussées intermittentes d' « indignation » seront-elles suffisantes pour pallier cette carence ? C'est oublier qu'un engagement se bâtit sur la durée, qui elle-même a besoin de fondements solides.

Aussi respectable que soit une saine « indignation », elle n'est pas en mesure de tenir lieu de programme, encore moins de motivation, à un investissement sur le long terme. Si le but, et la force de l'atteindre, manquent, le moralisme ne  suppléera pas bien longtemps à leur absence. Il ne suffit pas de se draper dans sa vertu, que les événements auraient « offensée », pour se transformer subitement en citoyens modèles, pour faire de vous une « conscience ». L'indignation n'est souvent qu'un feu de paille que la dernière nouvelle people suffit à éteindre. Elle fait penser à ces oiseaux qui sautillent de branche en branche, dont le chant nous enivre, mais dont on finit par ne plus prêter attention aux paroles. L'« indignation » n'est souvent que le cache-misère de notre désertion du champ politique.

Une réaction, même dénuée d'arrière-pensées, n'est pas l'action. Tout au plus peut-elle lui servir de détonateur, de condition, non suffisante, de possibilité. C'est d'autant plus vrai que les capacités de réactivité morale peuvent très bien co-exister, chez la même personne, avec un vide intérieur stupéfiant – ce qui ne les déprécie pas, mais leur ôte néanmoins cette force qui permettrait à notre « indigné » de se projeter dans la réalité autrement que sous la forme d'incantations pieuses.     

Excès de lucidité, désappointement, papillonnage intellectuel, dérision, déficit de concentration, de force, de vertu, moralisme à la petite semaine, complaisance dans le matérialisme, le bien-être (si tout dépend de l'économie, à quoi bon m'impliquer puisque je n'y entends rien ? Autant laisser la besogne aux experts !), mépris de soi (et des autres) : toutes ces causes ont leur part dans le phénomène inquiétant du désengagement en politique. De même qu'il sape à la racine l'inclinaison religieuse en l'homme, le nihilisme n'est pas neutre non plus sous le rapport du civisme.

L'engagement ne dépend pas seulement des bonnes intentions. Faudra-t-il s'attendre alors à ce qu'il décline dans les prochaines années ? L'état spirituel de notre pays ne prête pas à l'optimisme en ce domaine. Rien n'est irréversible toutefois. Davantage que « l'offre » politique, ce sont les ressources spirituelles de nos concitoyens qui au final en décideront.

 

 

Jean-Michel Castaing vient de faire paraître 48 Objections à la foi chrétienne et 48 réponses qui les réfutent (Salvator).

 

 

***