Un nouveau souffle pour l’Europe (2/2)
Article rédigé par François Martin, le 23 février 2012 il faut instaurer un « Schengen économique ».

L’Europe, nous l’avons vu, souffre à la fois d’un manque d’âme et d’identité, mais aussi, gravement, d’une dérive du fonctionnement de ses institutions, dont il faut impérativement clarifier les pouvoirs. Mais un autre grief lui est communément fait : celui de ne pas avoir été construite, sur le plan économique, au service de ses citoyens, celui d’être non pas un « rempart », mais plutôt un « cheval de Troie » du libéralisme. Qu’en est-il ?

Tout d’abord, une grave erreur a été commise, après le Traité de Maastricht de 92, instituant l’Euro. Alors que l’on sait que la fluctuation de sa monnaie est, pour un pays, une variable essentielle, lui permettant de compenser, quand c’est le cas, son manque de compétitivité (et donc le déficit de sa balance commerciale), par une baisse de celle-ci, cela veut dire a contrario que si un certain nombre d’entre eux s’engagent à renoncer à cette flexibilité, il est impératif que des politiques non seulement de maîtrise des déficits, mais bien plus encore, de restauration de la compétitivité des plus faibles (avec un vrai contrôle de ce qui est fait) et, plus généralement, d’harmonisation des politiques économiques, soient instaurées, faute de quoi la monnaie commune, loin d’être un instrument bénéfique au service de la protection de tous, deviendrait au contraire un avantage pour les plus forts et un poids insupportable pour les plus faibles. Or rien de tout cela n’a été fait :

  • Certains pays, dont la France, se sont affranchis des règles de maîtrise des déficits qu’ils avaient eux-mêmes instaurées.
  • On a prêté sans contrôle à des pays comme la Grèce, qui ont eu, durant les années 2000, la plus forte croissance du PIB[1], alors même que leur économie était basée, plus que d’autres pays, sur la grande exportation [2], ce pourquoi une monnaie forte était d’autant plus pénalisante. Cette contradiction n’a, visiblement, étonné personne…
  • Pendant ce temps, un pays comme l’Allemagne, achetant principalement dans les pays d’Europe Centrale et vendant sur le marché européen, bénéficiait à fond du système de monnaie forte instauré [3]. Rien d’étonnant à la crise actuelle [4]
  • De plus, on semble découvrir aujourd’hui la gabegie et la falsification des comptes publics grecs. Cela veut dire qu’il n’existe pas, au niveau européen, de contrôle digne de ce nom en contrepartie des prêts qui sont accordés [5]… 

Tout se passe donc, si l’on regarde bien, comme si les pays européens qui vendent surtout sur l’Europe et profitent du système de monnaie forte, et en premier lieu l’Allemagne, avaient tout fait pour « doper » leurs clients et les conserver « en mode payeurs » [6], sans exiger qu’ils se restructurent, le plus longtemps possible [7]. C’est suicidaire, nous le savons maintenant. Mais c’est aussi de la concurrence interne, en profitant de la « déprotection » que le système européen instaure, sans règles véritables au service de tous. C’est l’inverse d’une économie équilibrée et au service des peuples. 

Un Schengen économique

Un autre élément concerne les pays qui pratiquent le dumping fiscal et social, l’Irlande et le Royaume Uni en premier lieu. Lorsqu’on instaure un « grand marché », c’est l’évidence même que les règles fiscales et sociales doivent être harmonisées, faute de quoi ceux qui baissent au maximum les taxes pour « voler » les industries et capitaux étrangers, ou bien qui emploient massivement des travailleurs étrangers au salaire le plus bas ont sur les autres des avantages insupportables. On ne peut à la fois demander l’ouverture des marchés et refuser l’instauration de règles strictes sur ces deux points essentiels. Dans ce cas, il faut instaurer un « Schengen économique ». Cela n’a pas été le cas. Ici aussi, l’Europe a été comprise comme un vaste marché dérégulé tel « que le meilleur gagne », mais sans véritablement fixer de règles, plutôt que comme une économie organisée telle que puisse s’appliquer la devise du commerce « vivre et laisser vivre ». Pour ce qui est de l’Irlande, la crise de 2008 a montré la fragilité de ce type de « course à la croissance »…

Un troisième élément concerne le développement durable et la pauvreté. Nous pouvons analyser cet aspect à partir du projet de traité constitutionnel négocié en 2006, suite au NON français et hollandais de 2005.     

Points faibles du traité de Lisbonne

En Juin 2006, les chefs d’Etat et de gouvernements avaient décidé de relancer le processus de ratification de la constitution européenne. L’objectif était de présenter en 2008 un nouveau texte au vote des deux pays qui avaient dit non et à ceux qui ne s’étaient pas encore prononcés.

La revue « Futuribles » d’avril 2006 contenait un très intéressant article expliquant les raisons des « non » français et néerlandais à la constitution, à partir de sondages, et non pas sur la base de simples conjectures. Parmi ces raisons en figuraient deux principales :

  • le refus du chômage et de l’insécurité sociale
  • le rejet de l’ultra libéralisme économique

Il aurait suffi à l’époque de répondre à ces deux aspects pour pouvoir le présenter à nouveau. Pour cela, la première chose à faire était de définir clairement un projet consensuel, mobilisateur et simple pour l’Europe des vingt-cinq. Il pouvait se résumer en deux objectifs :

  • L’Europe, comme modèle de paix et de respect de l’autre, dans sa différence,
  • L’Europe, comme modèle économique, social et environnemental (développement durable)

Ce projet n’était pas une révolution. Il était implicitement contenu dans l’article 3, mais il devait être écrit plus clairement. Pour doter l’Union Européenne des outils permettant de réussir ce projet, il n’y avait pas lieu de bouleverser le texte du projet de constitution. Il suffisait de quelques lignes, mais essentielles sur le fond. Plus précisément, il s’agissait de compléter quelques dispositions lénifiantes par des engagements fermes, comme pour les chapitres consacrés à l’économie.

En effet, le modèle économique, social et environnemental européen était décrit dans les articles 2 (les valeurs) et 3 (les objectifs). Mais ces deux articles étaient loin d’être aussi engageants que les nombreux articles (plus de 100) concernant l’économie et la finance. Les dispositions relatives au social et à l’environnemental étaient sympathiques, mais vagues, et surtout non contraignantes. Là est sans doute la ligne de divorce entre l’ambition des français pour l’Europe et le texte qu’on leur avait proposé.

Pour corriger cette situation, il aurait suffi d’introduire une précision (mais une précision de taille !) aux articles relatifs aux grandes orientations et à la coordination des politiques économiques (articles 15, 178 et suivants).

Il aurait été indiqué que ces grandes orientations économiques fixées chaque année par le Conseil des Ministres comprendraient des objectifs mesurables en termes :

  • de progrès économique,
  • de lutte contre la pauvreté, dans le but d’éradiquer la grande pauvreté et ses causes et de prévenir les précarités,
  • d’amélioration de l’environnement,
  • de développement de la recherche.

Des critères précis pour chacun de ces objectifs auraient pu être fixés par le Conseil des Ministres de l’Union, et la Constitution aurait également pu prévoir un Rapport Annuel, qui aurait été présenté par la Commission Européenne devant le Parlement Européen et devant le Conseil Economique et Social Européen, sur les performances et les progrès des Etats dans ces domaines.

Au pied du mur

Pour que les citoyens s’approprient l’Europe, il suffisait en réalité de prouver que l’article 3, en visant notamment le développement durable et l’éradication de la pauvreté, ne se limitait pas à de bons sentiments, mais se déclinait en objectifs bien précis. Comme on le sait, cela n’a pas été fait.

Nous le voyons donc, sur le plan économique, tout comme sur le plan de l’âme et de la culture, et aussi celui des institutions, la construction européenne n’a pas été pensée comme une Europe au service des nations et des peuples, mais trop souvent, avec des arrière-pensées soit collectives soit nationales, pour détourner la construction au service d’intérêts spécifiques. Ceci était bien en contradiction avec la vision humaniste et même chrétienne des « pères fondateurs » [8]. A la réflexion, si ces dérives sont difficiles, certainement à corriger, du moins elles sont, à notre avis, assez faciles à identifier. Ce qui manque, c’est deux choses : en premier, une philosophie plus altruiste [9], en second, une volonté politique. La crise nous aide, car elle nous met au pied du mur. De plus, ces changements sont voulus par les peuples. Courage !

 

François Martin est l'auteur de Mondialisation sans peur (www.mondialisationsanspeur.com)

 

Retrouvez tous les articles de la présidentielle sur l'Europe dans notre dossier :

 

[1] Cf Document « Approche de la compétitivité française » p 59 – PIB/habitant http://www.cfdt.fr/content/medias/media33056_JWaoeNcYuIyitQT.pdf. Alors que la moyenne de la zone Euro se situe à + 0,6%/an, et la France à + 0,5%/an, le PIB/habitant grec a crû entre 2000 et 2009 de 3,5 %/an. Un record européen absolu ! Les grecs ont très bien profité de la décennie 2000… à crédit. On ne le sait pas forcément…

[2] En effet, deux éléments forts de l’économie grecque, le tourisme et le trafic maritime, sont payés en devises étrangères. Plus sa monnaie est forte, moins cela rapporte.

[3] En effet, L’Allemagne a instauré un modèle intelligent de délocalisation de ses produits de sous-traitance (et non pas de ses usines) dans les pays d’Europe centrale (Cf interview de JL Guigou – Parie 2 – à venir). Par contre, 80% de son commerce extérieur se fait avec l’Europe et la zone Euro. http://euro-crise.over-blog.com/article-le-commerce-exterieur-allemand-en-2010-la-zone-euro-represente-55-de-l-excedent-commercial-et-l-europe-80-71076111.html. Elle achète en monnaie faible et vend en monnaie forte. Le système de l’Euro lui convient donc parfaitement.

[4] On peut en déduire aussi que, malgré ce qu’elle proclame, l’Allemagne finira par soutenir la Grèce. En ne le faisant pas, elle joue en effet avec le feu, car si l’Euro s’écroule, elle perd toute sa clientèle qui paye aujourd’hui en monnaie forte. En réalité, dans cette négociation, ce n’est pas la Grèce qui est piégée, c’est l’Allemagne…

[5] Dans une configuration comme celle-là, dans un pays « normal », le Ministre des Finances responsable d’un tel manque de contrôle aurait été sanctionné. Mais les commissaires et le Président de la Commission ne sont pas révocables ad nutum. Cf « Un nouveau souffle pour l’Europe (1) ».

[6] En plus, la Grèce empruntait sur les fonds communautaires, alors que les bénéfices des exportations allemandes(ou autres) étaient nationaux. Mutualiser les risques et nuisances, et privatiser les profits. C’est « tout bénef’ »…. pour le temps que ça dure !

[7] C’est le même processus qui se passe avec la France, avec un déficit commercial France/Allemagne qui ne cesse d’augmenter. L’Allemagne représente notre 2ème déficit commercial après la Chine. Sauf que la France met plus de temps que la Grèce à exploser… http://lekiosque.finances.gouv.fr/APPCHIFFRE/Etudes/tableaux/apercu.pdf

[8] Cf « Un nouveau souffle pour l’Europe (1)», et en particulier la NDBP N°2

[9] Lorsqu’on intègre une coopérative, on peut se dire soit « j’y vais pour servir la coopérative », soit « j’y vais pour que la coopérative me serve ». Dans le premier cas, il est possible que la coopérative réussisse, dans le deuxième, c’est la faillite assurée. Dans la « coopérative » européenne, on a essayé, jusqu’ici, d’éviter ce choix. On a tenté de concilier l’un et l’autre, de « servir l’Europe » tout en n’oubliant pas que « l’Europe nous serve ». En réalité, il n’y a pas véritablement d’Europe, au sens de l’altruisme, ou pas encore. C’est LE problème européen. Or, ce n’est pas possible : il faut choisir. Nous y sommes…