Le rapport demandé par le Premier ministre à François Baroin se présente comme une tentative de diagnostic et des propositions de remèdes. Nous sommes dans un genre bien connu et sur un sujet qui ne l'est pas moins en France : la crise de la laïcité ! Il s'agit de comprendre comment celle-ci est toujours plus utile pour le monde contemporain et néanmoins comment celle-ci paraît en décalage.

Ce que cherche à promouvoir François Barouin, c'est une "nouvelle laïcité" qui serait ajustée aux enjeux et aux attentes ambivalentes du monde d'aujourd'hui.

La présence récurrente de l'islam dans les questions nationales et internationales, la recrudescence des actes racistes, eux-mêmes signes de la communautarisation de certaines couches de la population, le développement des revendications identitaires, voilà autant de symptômes que le projet laïque se prétend apte à diagnostiquer et à traiter. En effet, son objet historique est la coexistence pacifique des hommes de religions différentes. Cependant ce projet semble en panne, inefficace à intégrer dans la République des citoyens issus de cultures étrangères, et apportant par là dans la société civile française des composantes mettant l'identité de celle-ci en danger.

Le rapport Baroin veut donc résolument affirmer la nécessité d'une nouvelle laïcité elle-même élément central d'un nouvel humanisme. Des mots archi-connus dans le lexique intellectuel et politique. En quoi y a-t-il donc nouveauté ?

Notons tout d'abord que ce rapport est à considérer dans un ensemble idéologique plus vaste ; c'est celui de la majorité présidentielle actuelle, auto-baptisée "droite de mai", sous la houlette de Jean-Pierre Raffarin, lui-même inspiré par Luc Ferry. Pour comprendre le rapport Baroin, il faut lire du Premier ministre Pour une nouvelle gouvernance (L'Archipel, 2002) et de Ferry, Qu'est-ce qu'une vie réussie ? (Grasset, 2002).

Tout d'abord le rapport lui-même, contrairement à ses prétentions, limite le champ de la nouveauté à des propositions concernant les moyens. Ainsi, un code de la laïcité est demandé, de même la création d'une Faculté de théologie musulmane, un Conseil consultatif des religions, une loi interdisant les signes religieux à l'école ou dans la fonction publique ou bien la reconnaissance fiscale d'un don " spiritualité ". Tout ceci suffit-il à redessiner une nouvelle laïcité ou un nouvel humanisme ? On en doute, quant on sait que la laïcité est un dispositif lié à la résolution d'un problème posé après la Révolution : la seule possibilité pour promouvoir du nouveau serait de redéfinir les termes du problème et ses présupposés. Ce que ne fait pas le rapport Baroin.

On peut même dire qu'il persévère dans une ambivalence qui semble intrinsèque au projet laïque français. Certes, nous n'en sommes plus à Combes et on peut se réjouir de la fin de l'anticléricalisme de la IIIe République dans un gouvernement dont le Premier ministre cite Maritain et dont le ministre de l'Éducation fait l'éloge des Journées Mondiales de la Jeunesse autour du Pape. Mais il faut aller plus loin. Cette "nouvelle" laïcité est la stricte reconduction du projet d'Edgar Quinet (1803-1875) et de Ferdinand Buisson (1841-1932).

Le retour du refoulé

En effet, pour Buisson et Quinet, la laïcité était déjà le cœur d'un humanisme qui devait assumer le meilleur de l'héritage chrétien en le coupant de son origine surnaturelle. C'est à l'homme de se construire lui-même en s'émancipant de tout donné particulier. L'homme se définit par cette émancipation toujours à reprendre, par cette lutte continuelle contre le clerc enfoui au plus profond de la conscience. L'identité de l'homme ne se reçoit pas d'un Créateur ni d'une nature humaine, dont les lois pourraient indiquer sa finalité et le chemin pour s'y conduire librement.

Ce projet laïque ne pense l'universel que comme le résultat d'une abstraction de toute particularité, qu'elle soit religieuse, familiale ou sociale. Mais comme il récuse un donné universel antérieur à la liberté humaine (sa condition de créature humaine), il n'obtient cet universel qu'en se coupant de tout contenu concret dont pourtant la vie des hommes est constituée. Il est par là fragilisé dès que le moment "mystique" d'auto-position de l'homme et d'arrachement retombe dans les exigences de la vie quotidienne. Les individus se retrouvent alors face à une séparation que le rapport Baroin pointe comme autant de symptômes : communautarisme, fondamentalisme, repli identitaire.

En fait, ce n'est que le retour du refoulé temporairement occulté par cet humanisme pensant la liberté non pas comme accueil du donné humain dans toute sa complexité mais négation de celui-ci.

Là où ce rapport entre dans l'ambivalence voire la confusion assez typique de cet humanisme promu par Luc Ferry, c'est que le projet d'émancipation laïque que nous désignons "mystique" pour manifester sa sublimité (issue de Fichte, reprise par Sartre) est censé accoucher d'une vie meilleure... concrètement identifiée au confort petit-bourgeois ! Qu'on en juge : "La République ne tient plus ses promesses. Tant que certains Français pourront penser qu'ils ne sont pas des citoyens comme les autres et que du fait de leurs origines ils ne peuvent accéder aux meilleures formations, aux emplois bien rémunérés et au style de vie européen, la tentation du repli identitaire aura de l'avenir et la République sera en échec." Une telle ambivalence est signe d'aveuglement car si on pense que le soi-disant repli identitaire des musulmans n'est dû qu'à leur ressentiment social et économique et qu'il sera résorbé par la promotion de la laïcité, c'est faire un double contre-sens : sur la nature de l'homme et sur la laïcité.

Sur la nature de l'homme, car c'est dénier que celui-ci est un animal religieux en quête de vérité sur son origine et son salut. Ramener, comme le fait le projet de l'humanisme laïque, la religion à la croyance, la croyance à l'opinion et l'opinion à l'autonomie de la conscience vue comme principe, c'est refuser que la liberté ne soit que la modalité, certes essentielle, d'une recherche d'Absolu, objet d'un désir qu'Abraham et Platon partageaient.

Sur la laïcité, car c'est ne faire de celle-ci qu'un moyen de promotion socio-économique après l'avoir prise comme valeur ultime de l'humanité se forgeant elle-même. On comprend que certains nostalgiques de la révolution soixante-huitarde crient au détournement d'héritage !

Ainsi le rapport Baroin, au-delà de quelques aménagements dus à la situation actuelle de la société, ne propose pas, contrairement à son titre, une nouvelle laïcité pour un nouvel humanisme. Il en reste aux données du problème, dont les présupposés sont historiquement situés, même si la solution à ce problème, l'humanisme laïque, se veut universelle et décontextualisée.

Au lieu de profiter des nouveaux défis pour mettre à plat le rapport de l'homme à cette inclination naturelle vers la vérité et l'Absolu, ainsi que et la manière d'en tirer des règles politiques pour aujourd'hui, le rapport Baroin épouse la laïcité du XIXe siècle en l'orientant vers la promotion d'un style de vie qui ne répond certainement pas à la soif d'Absolu de l'homme d'aujourd'hui.

En cela, il représente une occasion manquée, la rencontre possible entre des politiques prenant au sérieux la dimension humaine de leur mission et les signaux qu'envoie une société civile largement déboussolée.

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