Certains non-événements culturels récents invitent à réfléchir sur une question nouvelle : assiste-t-on à la naissance d’une catégorie, celle que l’on pourrait nommer le blasphème culturel, attaché à l’expression publique de ce que certains appellent la cathophobie ? Dans le blasphème, considérons sa qualification religieuse et morale, puis sa signification culturelle.

Quant à sa qualification religieuse et morale, le blasphème s’oppose au deuxième des dix commandements de Dieu. Il vaut donc, dans les mêmes termes bibliques, pour les juifs et les chrétiens. En voici la définition chrétienne et l’extension, selon le Catéchisme de l’Église catholique :

« [2146] Le deuxième commandement interdit l’abus du nom de Dieu, c’est-à-dire tout usage inconvenant du nom de Dieu, de Jésus Christ, de la Vierge Marie et de tous les saints […].

[2148] Le blasphème s’oppose directement au deuxième commandement. Il consiste à proférer contre Dieu – intérieurement ou extérieurement – des paroles de haine, de reproche, de défi, à dire du mal de Dieu, à manquer de respect envers Lui dans ses propos, à abuser du nom de Dieu. Saint Jacques réprouve “ceux qui blasphèment le beau Nom (de Jésus) qui a été invoqué sur eux” (Jacques 2, 7). L’interdiction du blasphème s’étend aux paroles contre l’Église du Christ, les saints, les choses sacrées. Il est encore blasphématoire de recourir au nom de Dieu pour couvrir des pratiques criminelles, réduire des peuples en servitude, torturer ou mettre à mort. L’abus du nom de Dieu pour commettre un crime provoque le rejet de la religion. Le blasphème est contraire au respect dû à Dieu et à son saint nom. Il est de soi un péché grave [1].

[2149] Les jurons, qui font intervenir le nom de Dieu, sans intention de blasphème, sont un manque de respect envers le Seigneur. Le second commandement interdit aussi l’usage magique du Nom divin. Le Nom de Dieu est grand là où on le prononce avec le respect dû à sa grandeur et à sa Majesté. Le Nom de Dieu est saint là où on le nomme avec vénération et la crainte de l’offenser [2]. »

Longtemps, dans une société chrétienne, le blasphème s’est grosso modo limité au juron ordinaire (d’où sa définition ci-dessus). Ce domaine des écarts individuels explique le peu de souci des pasteurs à son sujet. Aujourd’hui, dans un monde qui cherche culturellement à s’affranchir du christianisme, son statut change : le blasphème prend volontiers une dimension publique de provocation. Essayons d’en établir les paramètres.

La culture relativiste qui ne veut plus dépendre du christianisme ne cesse toutefois de lui rendre un hommage inversé en s’occupant de lui, ce qui en dit plus long sur elle que sur lui. Ce nihilisme collectif est bien sûr caractéristique d’une caste sociale aisée, dont la vie confortable est en elle-même un déni de nihilisme. En outre, l’acharnement culturel anti-chrétien apparent manifeste paradoxalement que, à la différence d’il y a trente ou quarante ans, seul le domaine religieux est encore revêtu d’une dimension sacrée, le politique étant désormais désacralisé. En France, seul le christianisme semble attaqué à un tel niveau, et non le judaïsme ou l’islam, encore moins le bouddhisme, ce qui annule la part supposée de courage et de subversion de ce type d’acte culturel [3].

Qu’en est-il de l’intention de l’artiste ? Devrait-on aller la chercher ailleurs que dans l’œuvre, donc dans l’arbitraire de chacun ? Non, l’intention artistique d’un auteur est attachée à son inscription dans l’œuvre. On juge l’œuvre elle-même, telle que l’intention s’y manifeste, par son sujet, la façon dont il est traité, le but auquel elle conduit, les actions, les gestes, les mots. D’où l’importance de voir l’œuvre en question et de l’analyser, de préférence par soi-même et non par la rumeur, pour autant qu’elle mérite une analyse. Cet acte d’intelligence donne le droit de critiquer et conduit souvent à nuancer le propos. La subversion publique du religieux chrétien (puisque c’est directement la figure du Christ qui est souvent en cause) peut n’être pas un blasphème de la part de son auteur (envers Dieu, le Christ, l’Église, les chrétiens, etc.), par exemple si elle entend en réalité représenter le nihilisme contemporain, en tant que celui-ci se structure comme un blasphème.

La posture de la représentation relève du second degré, elle est un acte artistique qui peut, au contraire, porter à la réflexion et à la distance. Ce n’est pas parce qu’Hercule Poirot se délecte des petits meurtres entre amis que l’univers d’Agatha Christie est une apologie du crime. Peut-être est-il au pire une délicieuse subversion de la bonne société, vue par une Anglaise dont la vie fut plus aventureuse qu’on ne croit. Il convient donc de se demander si l’on se trouve, dans telle œuvre, face à un blasphème ou bien face à une représentation de blasphème ; s’il s’agit d’une volonté directe de blesser ou bien au contraire d’une analyse distanciée du désespoir contemporain. On tâche ainsi d’éviter aussi bien la surcharge moralisante (voir un blasphème où il ne se trouve pas) que la naïveté (devenir la victime de la rouerie du discours pseudo-intellectuel qui accompagne souvent l’art dit contemporain). En bref, il faut se demander, pour ce type de production culturelle, au cas par cas, s’il s’agit d’un acte de blasphème ou bien d’une représentation du blasphème, en l’espèce celui de notre société nihiliste.

Soyons subversifs : la subversion actuelle se montre fort peu subversive, elle a en général le souffle court. Elle manque trop pour cela de profondeur religieuse. Impuissante, stérile, laide par choix et ridicule malgré soi, elle est désamorcée par sa propre superficialité et son côté grand guignol. Toutefois, elle contribue à scandaliser. Elle apparaît en effet comme un acte de mépris envers les petits : petits au plan social, culturel, financier, sans parler du respect des convictions religieuses, mépris dont le risque n’a pu échapper à son auteur. À cette échelle, un tel risque ne peut être involontaire. Ce mépris culturel des petits est en même temps cautionné par les pouvoirs publics (et l’argent du contribuable), sous couvert de liberté d’expression, laquelle est par ailleurs à sens unique. Il y aurait parfois lieu de s’interroger sur le rapport entre culture subventionnée (pensée par la gauche, financée par la droite) et mépris des pauvres.

Un acte culturel doit être jugé culturellement. Or nous sommes souvent confrontés à des médiocrités, qui utilisent le scandale et l’impact médiatique d’une désacralisation pour conférer un caractère d’événement à une production artistiquement faible et périssable. Pourquoi un chrétien s’interdirait-il de s’en faire juge publiquement ? Peut-être parce qu’il a perdu l’habitude d’être mis au pilori et d’exprimer les causes d’une telle stigmatisation, ainsi que d’apprécier les produits culturels. Ce qui est offert au public peut être jugé publiquement par lui, c’est la démocratie même. Rien n’oblige à entrer dans le jeu d’une violence contre une autre, bien au contraire.

C’est pourquoi les réactions parfois primaires de certains chrétiens, lors de tels événements spectaculaires et volatils, peuvent s’expliquer par deux raisons, dont la première n’est peut-être pas la principale : 1/ le caractère religieux, supposé ou réellement blasphématoire, d’une œuvre ; 2/ surtout, le sentiment d’une dépossession culturelle. La culture financée par l’État et encensée par la critique officielle leur apparaît comme une plate-forme unilatérale de dérision, aux mains d’une caste sociale au pouvoir et culturellement méprisante, qui ne cesse de vivre de l’héritage qu’elle dénonce, celui de la culture chrétienne. Or les chrétiens eux-mêmes sont encore peu habitués à cette exclusion culturelle. Pourtant, l’« exculturation » ne fait pour eux que commencer.

En outre, la productivité nihiliste devrait enfin s’avouer comme le nouvel art officiel : académique, pompier, snob (snob au sens de mondain, et aussi au sens originel de ce qui est dépourvu de noblesse) et surtout tyrannique. L’art officiel est devenu tyrannique, c’est-à-dire universel (la déconstruction a envahi l’expression artistique), obligatoire (il est impossible pour un artiste qui envisage une carrière de faire autre chose) et distributeur d’interdits (s’est mise en place une police de la pensée, qui élimine par le déni intellectuel et aussi financier toute autre source d’inspiration).

En définitive, le blasphème culturel n’est rien d’autre qu’un épiphénomène, artistiquement misérable, à la provocation sans courage, religieusement et philosophiquement sans profondeur. Il s’érige toutefois en symptôme du bord décomposé de la société postmoderne et profite de la marginalisation des chrétiens et de leur silence culturel. Il mérite donc l’examen, mais nous n’avons pas encore toutes les clefs pour en juger. Surtout, le blasphème n’est après tout qu’un péché, même grave, même public. Les chrétiens en ont vu d’autres. Il leur revient de répondre aux provocations avec la sagesse du fort et non l’agitation du souffreteux. Ils ne feraient que confirmer ce qu’on attend d’eux : l’expiration. Ils ont plutôt le pouvoir de réagir en paix et le devoir de ne pas s’inquiéter. Une fleur blanche déposée devant un théâtre est une protestation qui vaut mille cris de colère.

Attendons de vraies œuvres et méprisons les autres. Celles qui font l’actualité périssent de leur propre inanité. Elles n’auront réussi qu’à remplir Notre-Dame de Paris à ras bords pour une veillée de prière, acte culturel qui n’était peut-être pas prévu au programme des artistes ni des pouvoirs publics. Ces derniers, en conviant tant de chrétiens à se rassembler pacifiquement pour montrer qu’ils sont chrétiens, auraient-ils franchi la barrière de la laïcité ? Impensable.

 

*Thierry-Dominique Humbrecht est religieux dominicain de la province de Toulouse.

Photo : Le Blasphémateur lapidé, Gérard Hoet et Abraham de Blois, Figures de la Bible, P. de Hondt éditeur, La Haye, 1728

 

[[1]] Cf. Code de droit canonique, canon 1369.

[2] Saint Augustin, Serm. Dom. 2, 45, 19 : PL 34, 1278.

[3] On peut en dire autant de la musique dite « gothic » ou « metal », comme Marylin Manson, dont la volonté sacrilège est encore plus cultivée, dans les textes, la mise en scène, tout cela au détriment des symboles chrétiens (le Christ en croix dévoré par le serpent, en couverture de CD) et, bien sûr, catholiques les plus romains (le pape, l’eucharistie, etc.). Accordons à ces arguments la clarté sur l’objectif visé.