Depuis le 1er février, il est donc interdit de fumer dans les lieux publics. C'est fou comme un petit objet cylindrique, blanc, extrêmement léger, qui disparaît dans le vaste ciel en quelques aspirations bien contrôlées – c'est fou, donc, comme un tube de papier plein des senteurs du Vieux Sud virginien peut cristalliser les questions essentielles dont dépend l'avenir de la quatrième – cinquième ? douzième ? – puissance mondiale.

Première question : est-ce à l'État seul de délivrer les laisser-passer dans les lieux publics, de dire qui ou quoi peut y entrer ? Dans ce domaine, ce que nous pourrions appeler une méfiance libérale est de rigueur. Les contribuables n'ont pas à payer l'inconséquence des fumeurs atteints de cancers ou qui peinent à décrocher (remboursement des médicaments de sevrage), les non-fumeurs ont le droit de refuser les entrecôtes assaisonnées aux Marlboro : la réglementation étatique dans ce domaine paraît donc juste, même si d'autres formules non réglementaires auraient pu être explorées (logique libérale d'un label Air frais délivré par l'Union des métiers et industries de l'hôtellerie, par exemple).

À chaque fois que les autorités de la République impliquent l'espace dans leurs projets, il convient de dresser l'oreille. Pour des raisons métaphysiques – à chaque nature sa fin, à chaque être matériel son lieu –, pour des raisons anthropologiques – l'homme appréhende le monde à partir d'une habitation disait Lévinas –, pour des raisons juridiques – le droit de propriété est au fondement de toute cité –, et enfin pour des raisons politiques – la pente naturelle d'un État, comme l'a montré Hannah Arendt, est de tout assujettir. Tout, y compris le lieu de tout.

Voici donc la cigarette qui nous ramène aux questions essentielles : on en retiendra deux : qu'est-ce qu'un espace public ? à qui ou à quoi donner droit de cité dans l'espace public ?

Lieux publics et bien public

Lieux publics : telle est l'expression très vague utilisée par les médias et les autorités gouvernementales (cf. le site officiel http://tabac.gouv.fr) pour désigner les espaces où il est désormais interdit de fumer, en vertu du décret n° 265 publié au Journal Officiel le 16 novembre 2006.

Une telle imprécision semble renvoyer à l'idée que la question des limites du territoire de l'État, détenteur du monopole de la violence légitime (Max Weber), ne se pose pas. Peu importent les mots, pour ses sectateurs, l'État est comme le bon Dieu du catéchisme de saint Pie X : au ciel, sur terre et en toutes choses ! Voilà bien l'idée qui imprègne les temps modernes : l'homme n'est pas une créature politique, il est la créature d'une politique.

Discuter la question de la souveraineté territoriale de l'État est moins anodine qu'il y paraît. D'abord parce qu'en l'espèce, des problèmes on ne peut plus concrets se posent depuis l'instauration de la nouvelle règle : un chauffeur routier peut-il fumer dans son camion ? Le camion doit-il être considéré comme un lieu de travail ou un outil de travail ? Est-il un outil de travail simplement parce qu'il n'est pas assuré comme un établissement foncier ? Que dire alors des bateaux-mouches ? Et si quelqu'un d'autre que son conducteur habituel utilise un camion aux moquettes imprégnées de tabac, pourra-t-il porter plainte ? Bref, il n'est pas seulement question ici de considérations philosophiques.

Par ailleurs, si les ministres et les brochures parlent de lieux publics, le décret, lui, parle de lieux affectés à un usage collectif. À bien y réfléchir, on comprend bien que ce n'est pas la même chose. Et d'ailleurs, dans ce décret, il n'est question que de lieux :Lieux fermés et couverts accueillant du public ou qui constituent des lieux de travail, dans les établissement de santé, dans l'ensemble des transports en commun, et dans toute l'enceinte (y compris les endroits ouverts telles les cours d'écoles) des écoles, collèges et lycées publics et privés, ainsi que des établissements destinés à l'accueil, à la formation ou à l'hébergement des mineurs.Quant aux aboiements des cafetiers, victimes du décret à partir de l'année prochaine seulement, ils perdent de leur puissance d'effroi à la lecture de la suite : leur sursis doit leur permettre l'aménagement, éventuel, d'un emplacement fumeurs. Rien de bien nouveau, donc, par rapport à la loi Evin et ses différentes modifications.

Enfin, dernière raison de s'intéresser à la question des rapports entre loi et territoire – sans adhérer pour autant aux théories du complot-État-contre-individu : à chaque empiètement sur l'espace correspond bien souvent un empiètement sur l'esprit. D'abord, nous l'avons vu, l'expression lieux publics est une notion juridiquement instable. Ensuite, l'État ne saurait, en toute justice, se considérer comme souverain potentiel sur tous les centimètres carrés qui constituent son – notre ! – territoire. Même au nom du bien public. Surtout au nom du bien public. Parce que le bien public, qui appartient à tout le monde sans appartenir à personne, n'est qu'un hologramme juridique, l'acmé de la pratique politique apophatique. Il n'existe qu'en négatif, à condition qu'existent les hommes qui (se) le représentent.

Ce qui existe en réalité, ce sont les biens publics, d'une part (les avions de combat, les bâtiments gouvernementaux, les bibliothèques institutionnelles...) et le bien commun, d'autre part, lequel ne se paye pas de mots, car il est d'une dignité plus élevée que le bien d'un individu nous dit saint Thomas d'Aquin, ce dernier ajoutant que le bien commun ressortit au domaine spirituel et moral. Et l'État seul, surtout s'il est idéologisé comme en France, ne peut et ne doit en avoir la charge. D'où la légitimité des limites qu'il faut imposer à ses prétentions spatiales.

Droit de cité

Deuxième question : à qui ou à quoi donner droit de cité dans l'espace public ? Dans la logique de ce que nous venons de dire, il ne peut revenir à l'État de s'arroger le droit de disposer du territoire au gré des fantaisies de l'éthique à la mode.

Tout discours politique d'arraisonnement du territoire au nom de la loi est dangereux.

Prenons une illustration qui, au-delà de la rhétorique, constitue une erreur du camp conservateur, avec la proposition récemment faite d'interdire aux femmes musulmanes de porter le voile dans les lieux publics et dans la rue. Grave dérive, nous semble-t-il.

D'abord parce que même les étatistes et interventionnistes les plus zélés n'ont pas osé considérer la rue comme un lieu public où il leur soit loisible de réglementer la liberté de conscience. Mais le voile symbolise la soumission de la femme dans l'islam ! Est-ce systématique ? N'y a-t-il pas des lois qui punissent, le cas échéant, les femmes maltraitées ? L'État est-il dans son rôle en prétendant réglementer la symbolique ? Pourquoi ne pas avouer plutôt, sans ambages, qu'une femme voilée jure dans le tableau de la France idéale que certains rêvent, non de restaurer – car elle n'a jamais existé – mais d'instaurer. Formulons une hypothèse audacieuse : et si le voile de telle ou telle musulmane symbolisait la soumission à Dieu plutôt que la soumission aux hommes du clan. Après tout, ce n'est pas inenvisageable. On refuserait donc à Dieu son laisser-passer dans les lieux publics, emboîtant ainsi le pas à ses pires ennemis ? Il ne s'agit pas de Dieu, mais d'Allah ! Qui l'a démontré ? Allah est simplement le mot arabe pour Dieu.

Aux États-Unis, on appelle néo-conservateur un gauchiste qui s'est pris la gifle du réel en pleine figure. Que tous les croyants de bonne volonté tendent la joue gauche à la gifle du réel, du pays réel ! Devant eux se profile en effet une cause à défendre, celle de la visibilité des religions dans le débat politique et les lieux publics. Ensemble, ils ont beaucoup à gagner. De surcroît, tous sont d'accord sur un point qui pourraient leur faciliter la tâche : contrairement à ce que chantaient, avec beaucoup de talent, Serge Gainsbourg et Catherine Deneuve, Dieu n'est pas un fumeur de havanes...

*Matthieu Grimpret est essayiste. Vient de faire paraître Dieu est dans l'isoloir, – Politique et religions, des retrouvailles que Marianne n'avait pas prévues, Presses de la renaissance, janvier 2007, 268 p., 18 €

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