Un jour pas très ancien avait lieu une messe dans une maison de retraite des environs de Paris. Le prêtre qui la célébrait avait amené avec lui un étudiant pour la lui servir, ce qui était d'autant plus nécessaire que les lieux se prêtaient mal à une célébration de ce genre : fauteuils " relax ", grande cheminée avec des hures de sanglier, il fallait mettre un peu d'ambiance liturgique dans tout cela, notre prêtre s'y employait avec son fidèle acolyte, mettant une icône par-ci, un voile de lutrin par là.

 

Or il se trouvait que cet étudiant, que nous appellerons Guy pour la suite de l'histoire, était un nouveau converti : venu un peu par hasard aux JMJ de Rome en 2000, il avait senti son cœur chavirer en voyant la ferveur de ses camarades et il avait rallié le Christ et son Église. Mais une vieille dame qui se trouvait là en avance ne voyait vraiment aucune raison de faire tout cela. " Le concile a fait disparaître tous ces falbalas ", confiait-elle avec une conviction magnifique. Devant le regard interrogateur de Guy, elle se crut autorisée à en dire plus : " Si vous saviez comme c'était compliqué jadis, il fallait trois nappes pour dire la messe... Heureusement on a simplifié tout cela, on a enlevé beaucoup de poussière ! "

La réponse fusa, avec un à-propos merveilleux dont l'auteur ne soupçonna pas la cruauté : " Mais, alors, si je comprends bien, les gens sont partis avec la poussière ? " La vieille dame voulut ouvrir la bouche pour répliquer, mais la réponse ne sortit pas, elle faillit s'étouffer, elle était tout simplement indignée de ce que ce blanc-bec se permît de mettre en doute les fruits excellents de la réforme qui lui avait permit de revivre...

Aujourd'hui le dialogue manqué de Guy et de Madeleine se vit de bien des façons entre les jeunes qui redécouvrent dans des monastères ou ailleurs la beauté de la liturgie catholique (et pas forcément antéconciliaire) et la vieille garde qui croit que tout a commencé il y a quarante ans. Ce qui pourrait n'être qu'une nouvelle version du conflit des générations se complique de la question désormais posée et que nul ne peut plus éluder : que s'est-il passé dans ces années ? Qu'est-ce qui a fait la désaffection vertigineuse de nos assemblées dominicales ? Qu'est-ce qui est responsable de l'ennui qui a fait fuir les jeunes et les moins jeunes ? Ou pour être plus exact : comment se fait-il que des mesures destinées à ouvrir les portes de nos églises à nos contemporains non seulement n'aient pas atteint les incroyants, mais aient obtenu l'effet inverse : faire partir des croyants ?

Rendre la liturgie plus accessible, utiliser une langue que tout le monde comprend, faire pénétrer les rythmes de la musique contemporaine dans la prière, tout cela a été voulu de bonne foi comme des moyens pour rejoindre le monde et lui proposer Jésus-Christ. Ce n'était pas un programme insensé et beaucoup y ont cru. Comment se fait-il qu'il n'ait abouti qu'à de si piteux résultats ?

On pourrait faire la même analyse avec bien des réformes pourtant légitimes adoptées dans ces mêmes années charnières (1950-60) : le catéchisme notionnel par questions et réponses apprises par cœur n'était guère satisfaisant et il n'est pas difficile d'en faire la critique, les pionniers de la réforme des catéchismes ont fait des prouesses de pédagogie pour glisser dans une forme plus attractive un contenu encore solide, or c'est le moment où le nombre des enfants catéchisés a commencé à baisser sérieusement ! Ne parlons pas de ce qui est arrivé ensuite et de l'appauvrissement du contenu dont on ne voit que trop les conséquences...

Autre fait encore plus troublant : nul ne regrettera, je pense, le système, jadis en usage, des " classes d'enterrement " : selon la somme versée, les cérémonies et les chants des obsèques étaient susceptibles de plus ou moins de développement, depuis la classe " indigents " (où l'on récitait un verset sur deux des psaumes !) jusqu'à la première classe particulièrement somptueuse. Or des sociologues sérieux pensent que la première grande vague de déchristianisation de l'après-guerre est liée à l'abandon par les diocèses de France des fameuses " classes " : tout le monde étant égalisé autour du service minimum, les gens se disent que les prêtres ne s'intéressent décidément plus aux défunts, qu'ils bâclent leur travail !

La question est donc bien : pourquoi des réformes destinées à lutter contre la déchristianisation, loin de la freiner, l'ont au contraire amplifiée ? Arrivaient-elles trop tard pour être efficaces ? Est-ce le fait même de réformer à tort et à travers qui a miné la confiance dans l'institution ? Selon la réponse qu'on donnera à cette question, on cherchera la solution dans un retour en arrière ou dans une fuite en avant. Mais ces deux attitudes ne font que répéter les errements du passé, car elles ne s'attachent qu'à une explication " politique " de la crise. C'est accorder beaucoup trop de crédit aux réformes que de croire qu'elles peuvent à elles seules ramener le monde à l'Église (ou l'en faire partir). D'ailleurs, les mêmes réformes n'ont pas eu les mêmes effets dans d'autres pays (la Pologne par exemple).

Rien n'avancera tant qu'on n'aura pas été capable de nommer les fautes commises, et d'abord l'incroyable inconscience avec laquelle on a cru qu'on pouvait rajeunir le catholicisme en le privant de tous ses signes visibles, rendre la liturgie attractive en la dépouillant de son mystère, et renouveler le langage de l'Église en le coulant dans les préoccupations du monde. Il y a là une faute spirituelle dont le concile Vatican II n'est nullement responsable, mais qui s'est emparée d'un coup de la conscience des catholiques de France, las des batailles du passé et désireux de profiter avec tout le monde des fruits de la croissance économique et de la liberté des mœurs.

À partir de cette erreur initiale, il semble que toutes les autres se soient suivies avec un ensemble désolant : bricolage liturgique destiné à illustrer les thèses à la mode, réduction de la prédication à la morale, et de la morale à l'humanitarisme, contestation des dogmes, sauf ceux, inavoués, de l'évolutionnisme, fronde anti-romaine, transformation du prêtre en accompagnateur pastoral, disparition de l'évangélisation pour ne pas déranger le consensus... On sait le résultat, si prévisible à partir de telles prémices.

Il ne convient pas à un fils de l'Église de s'arrêter là. Si la faute est d'abord spirituelle, la riposte le sera aussi. Il ne s'agit ni de fustiger les responsables (le plus souvent ensevelis eux aussi sous les décombres), ni de rêver d'une restauration impossible. Il faut prendre acte du fait de la disparition de l'assise sociale du catholicisme, non pour s'en réjouir (si on avait pu la sauver, on l'aurait fait, et ce qu'il en subsiste mérite des égards), mais pour reconstruire sur un terrain solide : celui des croyants passés au feu de la crise, sans complexe devant le monde qui les entoure, fidèles à l'enseignement de l'Église, soucieux de se retrouver autour d'une liturgie digne de ce nom, et prêts à risquer quelque chose de leur indépendance pour former avec ceux qui partagent la même découverte des communautés ferventes et fraternelles.

Chronique à paraître également dans la lettre hebdomadaire Ecclesia-Zénit (France catholique). Mise à jour le 17 septembre.

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