[Document - Rien ne va plus entre Paris et Washington. Naguère François Mitterrand suivait les USA en Irak pour demeurer à la table des négociations. On lui oppose l'apôtre de la paix, Jacques Chirac.

Mais l'hôte actuel de l'Élysée ne suit-il pas les mêmes objectifs ? Négocier debout plutôt que couché, une réaction d'instinct ou d'expérience, sans doute peu désintéressée et aux conséquences incalculables encore aujourd'hui. Et si le diable abracadabrantesque portait pierre ?]

Comment en est-on arrivé là ? Après les attentats du 11 septembre 2001, la plupart des grandes puissances se déclaraient solidaires des Etats-Unis. La France n'était pas en reste : Jacques Chirac avait été le premier chef d'Etat étranger à visiter, à New York, le site encore fumant du World Trade Center ; et il avait imposé au gouvernement socialiste de Lionel Jospin, plus réticent, une participation française aux opérations "antiterroristes" d'Afghanistan. En Allemagne, le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder et son ministre Vert des Affaires étrangères, Joschka Fischer, promettaient un soutien sans faille. Même attitude de la part du Russe Vladimir Poutine ou du Chinois Jiang Zemin.

L'unanimité n'a pas duré. Elle recouvrait, à vrai dire, des calculs fort différents. Pour les Américains, la "guerre contre le terrorisme" n'est pas une fin en soi mais le moyen, providentiel, de réorganiser le monde en fonction d'intérêts à long terme. Pour la Grande-Bretagne, la France et l'Allemagne, c'est l'occasion de réaffirmer un rôle mondial. Pour la Russie et la Chine, elle devrait assurer des gains stratégiques divers : les mains libres contre les séparatistes tchétchènes ou ouïgours, une mise en sourdine des campagnes internationales sur les "droits de l'homme", la possibilité d'intervenir dans certains pays voisins. Fatalement, les marchandages se sont faits âpres. Plus les Américains étaient pressés d'obtenir un blanc-seing, notamment sur l'Irak, plus les autres puissances étaient tentées de faire monter les enchères.

Notre armée en état d'alerte.

La gauche française se déclare hostile par principe à une guerre en Irak. L'attitude de la droite est fort différente : Jacques Chirac et Dominique de Villepin n'ont jamais exclu a priori une participation française à d'éventuelles opérations militaires. Même après le vote fatidique de lundi à l'Otan, Paris revenait sur cette idée : "si les conditions étaient vraiment réunies", "si le moment était le bon", "si toutes les autres solutions se révélaient impraticables", le recours à la force, via la Turquie ou par d'autres itinéraires, pouvait être considéré. De fait, l'armée française est en alerte depuis des mois. Selon des informations publiées par le New York Times, les troupes françaises et américaines auraient déjà procédé à des exercices en commun.

Les créances françaises sur le régime de Bagdad.

Mais Paris exige son dû. Premier volet : les intérêts économiques. Près de vingt ans de coopération avec le régime de Saddam Hussein du début des années 1970 à 1990 se sont soldés par d'énormes créances françaises sur ce pays. En 1989, à la fin de la guerre Iran-Irak, la moitié de la production française d'armements était destinée à Bagdad. La valeur totale de ces contrats atteignait 10 milliards de dollars, dont 5 seulement avaient été payés. D'autres contrats étaient en cours ou à l'étude, du pétrole aux BTP. Quatorze ans plus tard, les intérêts français consolidés atteindraient au moins 40 milliards de dollars. Certaines estimations portent sur des chiffres encore plus élevés.

Un Irak "libéré", sans Saddam, sera un Irak riche : le pays pourra exploiter les plus grosses réserves prouvées de pétrole au monde après l'Arabie saoudite (plus de cent dix milliards de barils). La France entend donc faire valoir ses créances ou solution plus élégante les transformer en de nouveaux contrats. Mais elle entre en concurrence, sur ce plan, avec les Etats-Unis, la Grande-Bretagne (ancien suzerain de Bagdad jusqu'en 1958) et la Russie (principal protecteur du pays de 1958 à 1989). Il semble que les Américains ont signé dès 2001 un protocole reconnaissant les intérêts des Britanniques, puis un second protocole, en faveur des Russes, lors de la rencontre Bush-Poutine de Saint-Pétersbourg, le 22 novembre 2002. Rien de tel, jusqu'à ce jour, à l'égard des Français.

Second volet : les intérêts politiques. La France entend "coprésider" tout règlement d'ensemble au Proche et au Moyen-Orient, en tant que telle ou à travers l'Union européenne. L'administration Bush tient cette exigence pour "très exagérée". Pour ce qui est du conflit israélo-arabe, la France joue un certain rôle dans le "Quatuor" qui réunit les Etats-Unis, l'Onu, l'Union européenne et la Russie. Mais le premier ministre israélien refuse de reconnaître la moindre autorité à cette instance. Et George W. Bush s'en tient, pour sa part, à son propre plan de paix, rendu public à l'été 2002.

Paris joue-t-il contre la montre à l'Onu ?

Paris a jugé expédient d'exercer diverses pressions sur Washington afin d'obtenir, sur les deux volets, des garanties substantielles. "En jouant contre la montre", affirment certains observateurs : c'est-à-dire en faisant traîner son ralliement éventuel jusqu'à la fin de février ou le début de mars, date limite au-delà de laquelle les conditions climatiques deviennent difficiles au Moyen-Orient. Cette attitude a incité les Allemands à se raidir à leur tour, notamment pour des raisons de politique intérieure. Les Russes eux-mêmes, relativement bien partagés, ont rouvert certains dossiers : actuellement, leurs sociétés assurent 70 % de la commercialisation des exportations irakiennes de pétrole dites "humanitaires", autorisées par l'Onu afin de financer des importations de vivres ou de produits pharmaceutiques ; ils voudraient pérenniser cette position privilégiée pendant plusieurs années.

Ces tractations ne sont pas illégitimes, mais les gouvernements ne peuvent en faire état ouvertement. Ils recourent donc aux "représentations". L'Amérique en vient rapidement à des schémas manichéens : "le Bien contre le Mal" ; la France joue à la fois de son "universalisme" et de son "exception" ; l'Allemagne de sa "voie particulière" ; la Russie invoque sa "destinée eurasienne" ; la Chine, son refus de toute "politique hégémonique". Ces rhétoriques finissent par entraîner plus loin qu'on ne le souhaitait. Et par peser sur les politiques, dont elles n'auraient dû être que les instruments.

Quand la France a menacé pour la première fois d'employer son droit de veto à l'Onu, à l'automne dernier, elle a obtenu gain de cause : les Etats-Unis ont retiré un projet de résolution prévoyant un "recours automatique à la force" contre l'Irak, au profit d'une résolution plus mesurée, mettant en place la commission d'inspection dirigée par le Suédois Hans Blix. " Nous devons tenir compte de nos alliés, de l'opinion publique internationale ", répétait alors le secrétaire d'Etat américain, Colin Powell.

Ce succès a eu une conséquence imprévue : la gauche française a désormais exigé que Paris emploie "l'arme du veto" contre toute opération en Irak, même si la commission Blix concluait à la réalité des menaces stratégiques dénoncées par les Américains. Cela n'avait jamais été l'intention de l'Elysée ou du gouvernement. Mais ces derniers ne pouvaient pas non plus se laisser dépouiller de leur aura de "fermeté" à l'égard de Washington. Il leur a donc fallu hausser le ton, exiger de nouveaux délais avant une éventuelle attaque contre l'Irak, mobiliser les Allemands, tenter de rallier les Russes. Les Américains ont contre-attaqué, en mobilisant presque tous les Européens, des Britanniques aux Polonais et des Espagnols aux Tchèques, contre la France et l'Allemagne. " La Vieille Europe ", lançait avec mépris Rumsfeld, l'autre semaine. " L'effet dopant du décalage horaire ", lui rétorquait, samedi dernier à Munich, son homologue Michèle Alliot-Marie. Le "non" à l'Otan, deux jours plus tard, marque le sommet de cette escalade.

Les Français et les Allemands savent très bien qu'il faut désormais désamorcer la crise. Mais comment ? Les Allemands ont exhumé un projet avancé naguère par les Américains eux-mêmes : doubler l'inspection Blix d'un déploiement de casques bleus, avec possibilité d'intervention à grande échelle en cas d'incident. Poutine, de passage à Berlin puis à Paris, a déclaré qu'il soutenait cette solution " si le Conseil de sécurité l'approuvait ". C'est-à-dire si Washington l'acceptait.

Valeurs Actuelles n° 3455 paru le 14 Février 2003.

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