On ne pourra évidemment le dire qu'après coup. Mais sans céder aux facilités du calendrier, puisque Nicolas Sarkozy se trouve à mi-mandat, tout converge pour que l'automne 2009 apparaisse comme le tournant du quinquennat. Tout avait plutôt bien commencé...

Un climat brutalement changé
Jusqu'à cet été, le comportement du Président, les épisodes successifs de l'ouverture, les initiatives lancées dans tous les azimuts agaçaient ; mais on lui pardonnait puisqu'il parvenait à faire bouger les choses là où ses prédécesseurs s'enlisaient dans l'immobilisme.
Tout à coup le vase a débordé, et c'est Frédéric Mitterrand, double symbole, qui l'a fait déborder doublement : d'une part par l'étalage complaisant d'une immoralité dont, jusqu'à présent, seul le microcosme était conscient et qu'il couvrait d'une indulgence complice ; d'autre part en mettant en évidence le jeu de dupes qu'était l'ouverture. Si les électeurs de Nicolas Sarkozy avaient acheté la rupture d'avec l'esprit de mai 68 qu'il leur avait vendue pendant sa campagne, ils ne la voyaient pas de cette façon-là. L'échec patent de Rachida Dati au ministère de la Justice, les tolérances concédées à d'autres ministres qui s'affichent politiquement contre la majorité et les initiatives contraires au programme du candidat que certains font entériner par le gouvernement, ont dévoilé l'ouverture pour ce qu'elle est, une chasse aux trophées et non un projet politique.
Jean Sarkozy en a fait les frais. Il est clair que l'indignation suscitée par l'affaire Mitterrand a été délibérément détournée par les médias, solidaires de l'un des leurs, sur le fils du Président. Bien que de moindre importance, l'occasion était trop belle et le soupçon de népotisme trop facile pour que les hypocrites de la déviance alliés aux mécontents refoulés renoncent à s'en emparer. L'étonnant est que le sens politique de Nicolas Sarkozy ait été pris en défaut. Quoi qu'il en soit, c'est la première fois qu'il est obligé de caler à chaud, la renonciation du fils à briguer la présidence de l'EPAD ne pouvant qu'être mise sur le compte d'un relâchement du soutien paternel.
Sans parler de l'image détestable donnée par le procès Clearstream et du risque considérable que Nicolas Sarkozy a pris en dédaignant que le roi de France oublie les querelles du duc d'Orléans [1] . Du jour où l'affaire était révélée, Dominique de Villepin avait perdu tout avenir politique. Le poursuivre pénalement est autre chose : outre l'étalage des turpitudes au sommet dont nul ne sort grandi, rechercher une condamnation pénale pour des silences et des abstentions dans une machination foireuse en l'absence de preuve matérielle est hasardeux. Si Dominique de Villepin venait à être relaxé, le doute (judiciaire) devant bénéficier à l'accusé, l'effet de boomerang serait désastreux.
La bronca croissante des parlementaires UMP et les remontées des militants et électeurs qui ne s'y retrouvent pas signifient que l'acquis politique de l'année 2008, c'est-à-dire la stature que la crise et sa gestion – sans faute – avaient conférée au Président, a été gaspillé et que l'on est parvenu à un point critique. Les électeurs ne désertent pas encore de façon visible, même si certains scrutins partiels sont moins favorables que celui de dimanche dernier [2] ; sans doute parce qu'ils ne trouvent aucune alternative sérieuse ailleurs. Mais il en faudrait peu pour que le mouvement se cristallise.
Les limites de l'improvisation
Nicolas Sarkozy, pour ne pas encourir les reproches faits à son prédécesseur, a ouvert une quantité impressionnante de chantiers. Après un temps d'admiration, le doute a surgi : où est la cohérence d'ensemble, quelle est la ligne directrice ? Ou bien s'agit-il de bouger pour bouger ? La succession désordonnée de projets de loi démesurés et mal ficelés, parfois contradictoires, trop souvent invalidés ou vidés de leur substance par le Conseil constitutionnel, ne laissaient pas d'inquiéter. Le déclic s'est produit avec les dernières initiatives.
Tout le monde sait que la fiscalité locale a mal vieilli et que sa réforme engagée dans les années soixante-dix est restée inachevée ; tout le monde sait aussi que la décentralisation, après l'euphorie démagogique qui l'a portée, a été conduite en désordre et se révèle à la fois couteuse, source d'une complexité administrative invraisemblable et propice la résurgence de féodalités pernicieuses ; tout le monde sait enfin que la matière est piégée puisque la plupart des parlementaires, en raison du cumul des mandats, se trouvent pris en contradiction entre l'intérêt national et leur intérêt d'élu local.
Y avait-il plus belle occasion de rompre avec les détestables habitudes antérieures, de faire cesser les conflits d'intérêt, de démêler l'écheveau des compétences et des financements croisés, de remettre à plat la fiscalité locale, de brider les nouvelles féodalités ? On est en train de la perdre. La Commission Balladur, tout en amorçant une concertation indispensable, avait commencé à ouvrir le chemin, avec beaucoup (trop) de prudence. Engager ensuite la réforme par son petit côté, à savoir la fusion entre les mandats départementaux et régionaux, est un moyen assez sûr de la faire capoter. Quant à la suppression de la taxe professionnelle, annoncée inopinément et sans étude préalable sérieuse, elle se révèle pour ce qu'elle est : une improvisation malencontreuse au moment où les finances publiques sont dans un état critique.
Même observation sur le grand emprunt . Il fallait, dit-on, désamorcer les contestations syndicales du printemps qui risquaient d'embraser le pays ; d'où le besoin d'une idée neuve qui permette de reprendre l'initiative. Pour quoi faire ? On ne s'est posé la question qu'après, la commission Rocard-Juppé étant chargée de remplir le sac. Et voilà que le projet de budget de l'Etat pour 2010 est déposé au Parlement sans un mot sur l'enveloppe, le contenu et la forme de cet emprunt ; autant dire que l'on demande aux parlementaires de délibérer dans l'abstrait, au moment où l'Etat affiche un déficit qui représente la moitié de ses dépenses et où son endettement atteint des niveaux inouïs !
Nicolas Sarkozy à son tour victime du syndrome du Château ?
La question est moins paradoxale qu'il n'y parait. La comparaison doit se faire, non avec Jacques Chirac, mais avec Valéry Giscard d'Estaing.
Les deux trajectoires sont similaires : ce sont celles de l'enfermement, non pas frileux mais orgueilleux, dans le Château . À l'inverse de J. Chirac pour qui c'était le corollaire d'une cohabitation qu'il avait lui-même provoquée, mais à l'instar de Valéry Giscard d'Estaing, on peut se demander si N. Sarkozy n'est pas atteint par un effet d'ivresse dans l'exercice du pouvoir.
Le doute a surgi dès le soir de l'élection ; il s'est amplifié au fil des mois. Le président Sarkozy se révèle vulnérable sur trois terrains qu'il a contribué à lier étroitement entre eux : celui de sa vie personnelle, celui de l'argent et celui des médias. Leur interaction réciproque et leurs liens avec l'exercice du gouvernement sont avérés : la première est mise en scène, l'argent prime tout, et les médias sont le principal instrument d'influence. Les trois se mêlent dans une proximité affichée qui peut se lire de deux façons : d'un côté la volonté, évidente, de les maîtriser et de les utiliser à son service ; de l'autre la dépendance dans laquelle lui-même s'enferme. L'argent et les médias ont en effet cette faculté d'enserrer leur victime et de la tenir autant qu'elle croit les tenir. C'est cela, fondamentalement, qu'a révélé l'affaire Mitterrand : à vouloir acheter le soutien du monde médiatico-culturel en promouvant l'un des siens pour le représenter, en réalité le maitre n'est plus celui qu'on croyait.
Sans que la certitude en soit acquise, on doit donc craindre que Nicolas Sarkozy ne soit à son tour victime du syndrome du Château , c'est à dire de l'ivresse que peut engendrer l'exercice du pouvoir. Celle-ci ne demande qu'à être alimentée par la volonté de décider de tout et par l'illusion qu'entretient si facilement l'entourage selon laquelle, décidément, lui seul est à la hauteur, qu'il doit tout faire, et que les critiques ont tort ou n'ont rien compris. C'est ainsi que l'on finit par s'isoler dans une autosatisfaction fallacieuse et par se détacher de ceux qui vous ont élu.
Me reviennent à l'esprit ces vers de Racine à l'acte IV d'Athalie lorsque le grand prêtre Joad s'adresse au jeune Joas à qui il vient de révéler sa filiation royale, avant de l'oindre de l'huile sainte :

Loin du trône nourri, de ce fatal honneur,
Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur.
De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse,
Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.
Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,
Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois,
Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même...
[...]
Ils vous feront enfin haïr la vérité,
Vous peindront la vertu sous une affreuse image.
Hélas ! ils ont des rois égaré le plus sage.

 

La prophétie de Joad se réalisa après sa mort, quand il ne fut plus là pour accompagner le jeune roi. Aurait-il fallu pour autant qu'il renonçât à son devoir de porter au trône le successeur légitime de David [3] tandis qu'Athalie, usurpatrice et profanatrice du Temple, était tuée dans la révolte en dépit de la grandeur politique de son règne ? Dieu conduit son peuple par des chemins tortueux.

 

 

 

[1] Avant d'accéder au trône sous le nom de Louis XII, le duc d'Orléans, prince du sang, prit les armes contre son prédécesseur, Charles VIII, en s'alliant à la duchesse de Bretagne, aux Anglais et aux Allemands ; il fut défait à la bataille de Saint-Aubin en 1488. Devenu roi, il s'empressa néanmoins de confirmer la politique de Charles VIII et de rassurer ceux qui craignaient son ressentiment.
[2] Election de David Douillet comme député de la 12e circonscription des Yvelines contre le maire PS de Poissy, par 52%, pourcentage identique à celui de son prédécesseur malgré une forte abstention.
[3] Cf. 2e livre des Chroniques, aux chapitres XXIII et XXIV.
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