Ayant effectué plusieurs séjours et missions au Congo depuis 1972, j’ai assisté à la décomposition de l’administration qui est à l’origine de la situation actuelle.

Le Congo a connu plus de trente ans d’un « pouvoir fort, stable et durable », celui de Mobutu. Et c’est de l’exercice de ce pouvoir que découle la situation actuelle. Au cours des trente années de règne de Mobutu deux grandes catastrophes ont entraîné la ruine du pays et de l’État : en 1974, la zaïrianisation et en 1991 et 1993, les pillages.

Le tissu commercial et industriel du Congo était encore très puissant à la sortie de la période de guerres civiles des années 60-65. Particulièrement, le petit commerce portugais, grec ou libanais restait présent en brousse malgré la dégradation des infrastructures de transport. Kinshasa était encore au début des années 70 la plus grande ville industrielle au sud du Sahara (hors Afrique du Sud). Le retour de la paix relançait les investissements et l’État disposait, grâce aux ressources minières récemment nationalisées, d’un pactole conséquent. La monnaie était forte (1 zaïre = 1 dollar) et l’inflation contenue. La popularité de Mobutu était à son zénith.

Zaïrianisation

C’est après un voyage en Chine populaire que Mobutu s’est senti pousser des ailes et a lancé le concept d’authenticité. Il a vu se dresser immédiatement en face de lui un esprit perspicace et visionnaire, le Cardinal Joseph Malula, qui a répliqué en faisant remarquer que ce n’était pas dans le retour à des pratiques culturelles empruntées au passé que le pays marcherait sur la voie du développement ; les pratiques du passé n’avaient eu comme résultat que de faire de l’Afrique centrale des colonies. L’adhésion populaire a commencé à se détacher du « guide ».

La zaïrianisation a consisté en la remise obligatoire de toutes les entreprises petites ou grandes à des citoyens zaïrois. Ce fut le départ en masse des petits commerçants et entrepreneurs, les grandes entreprises trouvant les moyens de s’accommoder de la situation. En 1975, les nouveaux propriétaires ont mangé la trésorerie des entreprises et, surtout, les réseaux commerciaux à l’intérieur du pays ont disparu. Par la suite, Mobutu est revenu en partie sur ces décisions mais jamais les petits entrepreneurs ne sont revenus et ils n’ont pas été remplacés. En même temps, les cours du cuivre se sont mis à descendre et l’État a vu fortement baisser ses revenus dans lesquels les gens du pouvoir ont continué à puiser sans vergogne. Le comble a été atteint lorsque la Gécamines, héritière de l’Union Minière du Haut Katanga, qui faisait du Zaïre le deuxième exportateur mondial de cuivre et de cobalt, a vu détourner ses ressources financières au point de ne pouvoir renouveler ses matériels. De plus de 500 000 t en 1974, la production de cuivre est descendue à 50 000 t à la fin du siècle…

La prise de pouvoir de Kagame au Rwanda avait poussé plus de 1 million de réfugiés dans l’est du Zaïre, la région du Kivu. Ces réfugiés sont restés à proximité de la frontière d’où ils menaçaient le nouveau régime rwandais. Celui-ci décidait en 1996 une opération de récupération de cette population et se lançait dans une guerre de conquête du Congo qui allait faire plus de 250 000 morts. Mobutu avait dû faire face, à la fin des années 80, à un fort mouvement de contestation, dans la mouvance des « conférences nationales » qui s’étaient instaurées dans plusieurs pays africains. C’est à cette occasion que sont apparus en position forte sur la scène politique Tshisekedi (ancien compagnon de route de Mobutu), un moment premier ministre opposant à Mobutu mais sans pouvoir, et Mgr Mosengwo, président de la conférence nationale puis de la haute autorité qui lui a succédé. Malade, sans appui populaire, Mobutu n’a pu faire face à Kagame, adversaire ambitieux et décidé. Le Zaïre était à prendre.

Un conflit international

Kagame avait récupéré un vieil opposant réfugié en Tanzanie, Laurent Kabila, pour le mettre en place à Kinshasa mais la réalité du pouvoir était aux mains des Rwandais. Leurs méthodes un peu trop radicales n’ont pas beaucoup plu aux Kinois, habitués depuis bientôt vingt ans à la « débrouille ». Kabila a bien senti la situation et s’est retourné contre ses protecteurs. Ceux-ci n’avaient pas les moyens de maîtriser une ville plurimillionnaire et se sont retirés bien décidés à revenir en force. Ce qu’ils ont tenté en une opération militaire très audacieuse qui a finalement échoué, Kabila faisant appel aux Angolais pour le défendre.

À partir de ce moment le conflit s’est internationalisé : aux Angolais se sont joints les Zimbabwéens du côté de Kabila et aux Rwandais se sont joints les Ougandais. Les uns et les autres avaient des alliés locaux (Bemba pour les Ougandais). Ougandais et Rwandais n’étaient d’ailleurs pas dans les meilleurs termes entre eux et ils se sont combattus deux fois pour contrôler Kisangani dont ils ont fait un champ de ruines.

Le pays était partagé entre ces divers groupes, pilotés à l’arrière-plan par les anglo-saxons pour les Rwandais et les Ougandais et plus mollement soutenus par les Français pour Kabila et ses alliés. L’instabilité de cette situation était difficilement soutenable : le Zaïre a des frontières communes avec 9 pays, eux-mêmes sujets à diverses convulsions. Français et Anglais ont fini par s’entendre pour mettre en route un processus de pacification. Ce fut long et coûteux pour l’Afrique du Sud qui hébergea les négociations et le compromis qui en est sorti n’est pas du tout d’origine occidentale : il est tout à fait africain. En effet, la palabre a pour but de désamorcer les oppositions et ne désigne jamais un vainqueur et un vaincu, elle s’achève toujours sur un consensus qui reconnaît une place à chacun des participants. D’où ce « gouvernement de transition » où le président était flanqué de quatre vice-présidents représentant les négociateurs. Entre-temps Laurent Kabila avait été assassiné dans des conditions toujours mal élucidées et l’entourage avait mis au pouvoir Joseph, son fils, jeune homme à la personnalité peu marquée (cf. les appréciations révélées par wikileaks). L’entourage tient le pouvoir et n’est pas près de le lâcher.

Dans toute cette période, Tshisekedi est complètement absent de la vie politique. Il reste bloqué sur les décisions de la conférence nationale rendue obsolètes par toute la période de guerre. Il refuse de se présenter aux élections présidentielles de 2006 qui mettent fin à la période de transition alors qu’il aurait sans doute pu en être le vainqueur. Kabila se maintient face à Bemba. Son entourage n’hésite pas à tenter de forcer le destin. Les élections étaient prévues à deux tours et organisées avec un appui décisif de l’ONU et des Occidentaux. Dès l’annonce des résultats du premier tour la garde de Kabila tente de tuer Bemba, challenger du second tour, alors qu’il recevait chez lui les ambassadeurs des pays appuyant le processus électoral. Kabila est élu au second tour et se débarrasse définitivement de Bemba quelques mois plus tard au cours d’une semaine de combats dans le centre de Kinshasa.

La suite de l’histoire est tout simplement la mise en coupe du pays par une nouvelle bande de prédateurs pendant que les violences continuent à l’est où Rwandais et Ougandais continuent à piller mines et forêts avec la complicité de nombreux congolais. C’est une très belle illustration de la « politique du ventre », mise au jour il y a déjà plusieurs dizaines d’années par Jean-François Bayart.

Un avenir incertain

Le peuple congolais souffre et mériterait d’autres dirigeants. Mais n’est-il pas lui-même complice de cette situation ? Les ambitieux vont à la conquête du pouvoir pour obtenir la richesse. Et ils y vont soutenu par tout leur groupe qui attend d’être payé en retour. Ce qui fait la déception des « amis de la démocratie » car les changements à la tête de l’Etat sont simplement des changements de prédateurs qui habillent leur discours de démocratie lorsqu’ils ne sont pas au pouvoir. Tshisekedi est un piètre politique, incapable d’évaluer la réalité des situations : il l’a montré alors qu’il s’opposait à Mobutu. La prégnance du clanisme et du régionalisme empêche l’avènement d’une véritable conscience politique. Les élections qui pourraient enclencher un processus de développement d’une conscience politique, les élections municipales, où élus et administrés sont en vue les uns des autres, n’ont pas eu lieu et n’auront sans doute pas lieu avant bien longtemps. Les seules élections municipales dans ce pays ont eu lieu sous l’administration coloniale et elles avaient révélé les personnalités qui marquèrent l’indépendance congolaise.

Il faudra bien longtemps au Congo pour trouver une forme de gouvernement qui lui convienne. Il y a dans ce pays, comme partout, des personnalités de qualité et, peut-être plus qu’ailleurs, ne serait-ce que pour des raisons statistiques : il y a 50 à 60 millions de Congolais. Mais son immensité est un premier obstacle : l’administration a perdu la maîtrise de cet espace que les colons belges avaient si remarquablement équipé. Le téléphone mobile lui a redonné de la cohérence mais ce n’est pas suffisant, il faut tenir le sol. Mais comment lancer des programmes de grands travaux quand on dépend complètement de l’étranger ? La moitié du misérable budget de 3 milliards de dollars vient de l’extérieur et l’insécurité est trop grande pour investir à long terme.

L’exploitation des richesses naturelles considérables de ce grand pays échappent presque totalement au contrôle des Congolais : la plupart des contrats miniers « conclus durant la période de transition (2002-2006) ont été « revisités » et revus. Mais le député britannique Eric Joyce vient de dénoncer le fait que des biens miniers congolais avaient  systématiquement été vendus à des sociétés fictives étrangères, domiciliées aux Iles Vierges, à des prix très inférieurs à leur valeur réelle, ce qui représente, pour l’État congolais, des pertes de 5,5 milliards de dollars…Parmi ces nouveaux acquéreurs le nom de l’Israélien Dan Gertler est souvent  cité.

D’où le terrible soupçon : et si les plus-values, qui auraient normalement  dû être affectées au secteur social, s’étaient en réalité volatilisées dans les paradis fiscaux, les immeubles de luxe, les voitures aux vitres fumées? » (le carnet de Colette Braeckman 4.12.2011)

Il faudra bien longtemps pour que les individualités que l’on connaît soient assez nombreuses pour former un groupe de pression capable de peser sur les décisions politiques. D’ici là, il faudra bien s’accommoder, aujourd’hui de Kabila, demain d’un autre… et accompagner nos amis congolais dans leur vie difficile.

En résumé :

  • il ne suffit pas d’un « pouvoir fort, stable et durable » pour assurer le bien commun (Mobutu comme Moubarak disposaient de ce pouvoir), il faut aussi que les détenteurs du pouvoir aient un certain sens du service et du bien commun ;
  • plutôt qu’un « syndrome de la brosse à dent », il me semble y avoir une « politique du ventre », système remarquablement analysé par l’anthropologue Jean-François Bayart, lié à la structure de la société, dans lequel tous sont participants et qui n’est donc pas près de disparaître ;
  • les sociétés africaines laissent peu de place aux individus ; elles privilégient l’extension ou la survie du groupe. Leur fonctionnement politique n’a pas grand-chose à voir avec la démocratie occidentale mais, pour le moment, elles n’ont pas d’autre vocabulaire politique que le nôtre et cela explique bien des confusions et la difficulté de nos appréciations ;
  • il faut donc « faire avec » et, comme l’a redit Benoît XVI au Bénin « accompagner » nos frères africains dans leur marche longue et douloureuse vers la conscience du « bien commun »