Rien a priori ne saurait justifier que l'on établisse une troublante comparaison entre les pratiques euthanasiques du national-socialisme et celles qui sont de nos jours ardemment revendiquées par de dignes personnalités du monde médiatico-médical.

 

Quand bien même vous auriez quelques tentations analogiques dans ce sens, vous seriez bien vite éreinté par un François de Closets qui fait la leçon à Éric Zemmour [1]. Le premier cas était une simple mise à mort, nous dit-on, de malades mentaux embarqués pour raisons sanitaires et abattus dans des lieux spécialement destinés à cet effet. Tandis que nous assistons aujourd'hui à des demandes de patients en faveur d'une modification de la législation.

La formule nazie est une disposition utilitariste reposant sur le darwinisme social, sur le racisme ; la seconde est une attention délicate aux requêtes de malades incurables qui n'en peuvent plus d'endurer d'interminables souffrances. Il s'agit par conséquent d'une prise en compte de l'individu, de la personne en détresse, souffrant d'une législation rétrograde et scélérate. Qui serait assez honteux pour oser une analogie avec l'innommable ? D'autant que le diagnostic prénatal permet déjà d'éliminer des handicapés que le régime nazi se chargeait de liquider jadis à l'âge adulte. Vous voyez bien que le progrès est tout de même considérable.

Voyez la différence

La formule nazie est une action hypocrite, dans l'ombre, à l'insu des familles. Dans la seconde, il s'agit de nous faire croire que l'individu peut arrêter son destin et ses états d'âme. Et que lui seul, tout seul, va décider qu'on débranche. Ce n'est tout de même pas pareil. Dans le premier cas, l'État ment aux familles. Dans le second, l'individu se ment à lui-même et demande aux pouvoirs publics d'assumer son mensonge. Dans les deux cas, notons-le, il faut décharger la conscience des médecins en les abritant sous des dispositions légales.

Hitler avait fait de même en déchargeant ses vassaux de leur conscience. On connaît le résultat. Vous voyez la différence. Vous voyez le progrès.

Et puis, si vous ne le voyez toujours pas, nous le savons, l'horreur est dans la clandestinité, pas dans l'acte en lui-même réduit à l'insignifiance. L'histoire de la loi Veil, de ses prolégomènes, nous l'a bien appris. C'est la raison pour laquelle le Grand Orient qui est une société transparente abhorrant la clandestinité, prônant les lumières de la raison à huis-clos a tant fait pour cette loi.

De même que seuls incombent les cas de détresse. La femme en détresse peut avorter. L'individu en détresse pourra demander l'euthanasie. Toute la question est de savoir évidemment ce qu'est la détresse, la détresse de vivre par exemple. Qui peut se charger d'expliquer de définir cette détresse de vivre ? Car la mort, si facile, si difficile, c'est autre chose ...

Nous avons compris. Nous ne sommes pas des nazis puisque nous sommes tous des Juifs allemands. C'est une concession à perpétuité. Et c'est bien commode. Sauf ici pour ce qui est du cinquième commandement du Décalogue. Mais c'est un détail. La bonne euthanasie (pléonasme) est compassionnelle, miséricordieuse puisqu'elle consiste à satisfaire une demande d'apaisement. Elle n'a rien à voir avec la prétendue euthanasie... des nazis. Ô ruse perverse de l'homonymie ! Tout le monde sait bien en effet que le mot euthanasie (du grec "bonne mort" ) est né au XVIIIe, un siècle qui inventa le Bonheur...et la Terreur. Il suffisait ensuite de bien naître. Galton, inventeur du concept d'eugénisme s'en est chargé.

Mais voilà qu'un détail infime a semé le trouble dans ma bonne conscience. Car il faut toujours revenir aux textes.

Miséricorde : le programme T4

Le 1er septembre 1939, Hitler autorise le programme "T4" par une simple note : Le Reichsleiter Bouhler et le docteur en médecine Brandt sont chargés, sous leur responsabilité, d'étendre les attributions de certains médecins désignés par eux, les autorisant à accorder une mort miséricordieuse aux malades qui auront été jugés incurables selon une appréciation aussi rigoureuse que possible [2]. Là, c'est le choc. Ce mot si noble de mort miséricordieuse (on dirait aujourd'hui le droit à mourir dans la dignité ) que les nazis osent employer ne suffirait donc pas à nous rassurer sur leurs mauvaises intentions. Pas même l'appréciation aussi rigoureuse que possible. Car à l'impossible nul n'est tenu évidemment. Il peut y avoir des conjectures approximatives sur la survie de telle ou telle personne. Des procédés jugés rétroactivement expéditifs. Qui va définir qu'une vie ne mérite plus de se prolonger ? Dans l'exemple cité ici, le corps médical selon les normes du national socialisme.

Vous voyez bien, me dites vous, qu'il s'agit d'une euthanasie totalitaire. C'est l'État qui choisit à la place de l'individu. Le progrès, c'est que l'individu choisisse lui même et que l'appareil médical s'exécute avec la bénédiction d'une législation aussi large ou aussi rigoureuse — c'est selon — que possible. Qu'importe si les critères de l'individu s'avèrent infiniment plus élastiques que ceux de la législation publique puisque c'est l'individu qui importe et qui décide. Un jour donc, la législation pourra vous reconnaître ce droit à recevoir une mort miséricordieuse. Et pour peu que ce droit-créance devienne un devoir d'État, on devine à quel point le dispositif légal risquera de se sentir obligé envers vous.

Mourir nazi

Mais nous risquons là une question parfaitement incongrue. Va-t-on refuser à l'individu de débrancher sous prétexte qu'il avance des arguments national-socialistes pour justifier sa mise à mort ? La réponse mérite qu'on s'y arrête. Supposons qu'un malade (mental évidemment) déclare à son médecin qu'il n'est plus digne de vivre parce qu'il suce le sang, l'énergie de l'État et qu'il entrave la régénération de son peuple, transcrivons cette rhétorique qui sent un peu le fagot ou la naphtaline, qu'il coûte cher à la Sécu, etc. Devrait-on repousser sa requête inspirée d'un idéal élevé du sacrifice par intolérance envers des arguments néonazis ?

Vous me direz que ce n'est qu'un cas d'école. D'où la question : Faudra-t-il avancer demain des arguments d'école néo-nazis pour avoir une chance qu'ils vous soient refusés ? Et si oui, pendant encore combien de temps le pourra-t-on ? Après tout, comme disaient les vieux staliniens, nul ne sait de quoi hier sera fait ! Supposons que ces arguments soient pris en compte ou qu'ils soient mis sur le même plan que les arguments sensibles, la souffrance insupportable, etc. Dois-je conclure que la conception du monde national--socialiste est comparable à la conception individualiste, utilitaro-hédoniste...?

Soit, me direz-vous. Soyez nazi si ça vous chante mais vous ne serez qu'un individu infréquentable et isolé, demandant la mort afin d'être conséquent envers vous-même et la législation d'État vous donnera le droit de souhaiter la mort selon vos critères de convenance, fussent-ils nazis. Vous voyez bien que c'est beaucoup moins hypocrite qu'un État national socialiste obligé à la clandestinité car agissant encore à l'encontre des articles du droit théoriquement en vigueur dans le Reich ! Mgr von Galen ne rappelait-il pas en effet que les procédés du régime transgressaient le paragraphe 211 du code pénal qui a encore valeur légale quand il dit : Celui qui tue un homme avec préméditation, sera puni de mort pour meurtre, s'il a tué avec réflexion [3]. Le progrès sera de ne plus pouvoir s'appuyer sur le code pénal.

Mais si la vie est relative...

Un deuxième doute plus horrible encore que le précédent me traverse soudainement l'esprit.

Dans le premier cas, l'individualisme qui est sa propre norme, sa propre mesure, dans l'autre le nazisme qui définit un type d'humanité digne et indigne de vivre. Au nom de quoi déciderions nous que l'euthanasie individualiste et compassionnelle serait plus recevable que celle d'un État prenant ses dispositions pour éliminer quelques indésirables ? Et si d'aventure les critères se rejoignaient ? Si une complicité objective conduisait à la convergence des intérêts bien compris ? Au nom de quel jugement de valeur, les normes éliminant les estropiés d'hier seraient-elles plus honteuses que celles d'aujourd'hui puisque le mal absolu, convenons-en une fois pour toutes, c'est d'être estropié ?

Une différence s'impose évidemment. Nul besoin d'employer des chambres à gaz pour faire disparaître les irrécupérables. Il existe des moyens moins barbares. Ce qui est grave, c'est de gazer des handicapés avec ou sans leur consentement, non de consentir sur leur demande à les faire mourir. Qui ne doute aujourd'hui que la vie ne vaut la peine d'être vécue qu'à certaines conditions que chacun doit définir ? À quoi bon donner la vie à un enfant, prolonger son existence in utero si l'on est assuré de ne pouvoir lui offrir les sports d'hiver et un ordinateur portable. Mais si les valeurs qui définissent la vie digne d'être vécue sont elles-mêmes relatives, pourquoi les critères d'une législation d'État seraient-ils moins recevables que ceux de l'individu ?

Et si d'aventure ils se rejoignaient ? Si par un curieux fait du hasard démographique, parfaitement imprévu et imprévisible bien entendu, l'État avait intérêt à libérer des lits et que ces mêmes malades bien conscients de leur improductivité souhaitaient spontanément, par hasard encore une fois, mettre fin à leurs jours ? Par quelle fatalité je vous le demande, faudrait-il renoncer au bonheur des individus et du Bien public? Vous voyez bien que ces chrétiens qui disent toujours non sont des misanthropes masochistes et asociaux.

Nous pouvons donc tous devenir des individus nazis dans un État libéral prêts à faire le sacrifice de nos vies inutiles et une législation compassionnelle peut nous aider à concrétiser nos dernières volontés tout en faisant des économies dans les hôpitaux. C'est cela le progrès et la tolérance. Citons pour finir Mgr von Galen qui semblait pourtant s'en inquiéter : Si l'on admet une fois que des hommes ont le droit de tuer leurs semblables improductifs — cela ne vise pour le moment que de pauvres aliénés sans défense — alors on autorise par principe l'assassinat de tous les hommes improductifs, donc des malades inguérissables, des estropiés incapables de travailler, des invalides du travail ou de la guerre, de nous tous quand nous serons devenus vieux et par conséquent improductifs. Il suffira alors d'une ordonnance secrète pour étendre à d'autres improductifs ce qui a été fait pour des aliénés. Personne d'entre nous ne sera plus sûr de sa vie. Une quelconque commission pourra nous faire figurer sur une liste d'improductifs, considérés par elle comme impropres à la vie, et aucune police ne protégera le condamné, aucune justice n'instruira l'assassinat, pour punir l'assassin comme il convient.

Dans ces conditions, qui peut encore avoir confiance en un médecin ? Peut-être soignera-t-il le malade comme improductif et recevra-t-il l'ordre de tuer. On peut à peine s'imaginer le dérèglement des moeurs, la mutuelle défiance qui s'installeront jusqu'au sein des familles, si cette terrible doctrine est tolérée, adoptée ou suivie [4].

*Jean Chaunu est historien. Dernier ouvrage paru : Christianisme et totalitarismes en France dans l'entre-deux-guerres (1930-1940) : Tome 1, Esquisse d'un jugement chrétien du nazisme (F.-X. de Guibert, 2008).

[1] A l'émission de Laurent Ruquier "On n'est pas couché" du 23 Mars 2008.

[2] Cité par Thierry Knecht, Mgr von Galen, l'évêque qui a défié Hitler, Parole et silence 2007, p. 58.

[3] Cité dans le Troisième sermon prononcé en l'église Saint-Lambert, à Munster, le dimanche 3 août 1941, publié dans le II et IIIe Cahier clandestin du Témoignage chrétien, décembre 1941-janvier 1942.

[4] Ibid.

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