L’analyse du concept de commerce équitable par le professeur Jean-Yves Naudet (Décryptage du 7 mai 2004) m’inspire quelques commentaires pour redéfinir certaines frontières et apporter quelques nuances à son diagnostic.

1/ Sur la définition du commerce équitable et sa signification dans le contexte de la mondialisation

Jean-Yves Naudet souligne à juste titre que le commerce équitable consiste à payer un prix supérieur aux producteurs des pays du tiers-monde (mais il me paraît abusif de comparer une entente privée et localisée de ce type aux accords préférentiels de l’Union européenne avec les pays ACP), ce qui n’implique nullement d’ailleurs des prix supérieurs pour le consommateur.

 

On ne doit cependant pas oublier la contrepartie du prix supérieur payé au producteur, c’est-à-dire le cahier des charges portant sur la qualité et les délais à respecter. Il ne s’agit pas d’un don sans exigence en contrepartie, même si la dimension du don et de l’aide demeure puisque l’on pourrait sans doute acheter mieux et moins cher ailleurs par les circuits de distribution organisés. Cela veut dire qu’il y a une dimension éducative du commerce équitable qui participe à la mise à niveau du marché des producteurs du " Sud ", qui pourront à la limite se passer petit à petit de ce circuit de commercialisation sur mesure pour pénétrer les marchés du " Nord ".

Le commerce équitable est une des formes possibles du libre échange et de la mondialisation, une forme particulièrement sympathique du " doux commerce " puisqu’elle donne sa chance à des nouveaux venus sur le marché qui veulent faire des efforts d’intégration au marché mondial en leur mettant le pied à l’étrier.

C’est sans doute à cause de cette présence de justice distributive au sein d’un échange régi en principe par le principe de la justice commutative que ce commerce est justement dit " équitable ", plus encore que parce que l’autre commerce, celui des grands en quelque sorte, serait forcément inéquitable (quoi qu’il puisse l’être, on ne peut pas, en cette matière qui reste empirique, le décider a priori en décrétant que la blessure originelle de l’homme n’affecterait pas les acteurs concrets sur les marchés organisés ou de gré à gré sous-entendant ainsi que ceux-ci seraient au fond de conception immaculée). Et c’est pour cela aussi qu’il sonne bien à des oreilles chrétiennes, imprégnées ou non de la saine doctrine sociale. Le commerce équitable met en oeuvre in concreto le principe de la destination universelle des biens, que résume bien le dicton païen : " Sol lucet omnibus. "

Et il n’est pas si important que cela que des alter-mondialistes participent activement au commerce équitable et croient ainsi s’opposer au libre échange dont ils développent une des facettes et au " capitalisme " qui ne les contredit nullement. C’est au contraire une bonne manière de les intégrer eux aussi dans la multi-dimensionnalité de la mondialisation, dont souffrent plus ceux qui refusent d’en profiter (elle accroît les possibilités de l’échange et des formes de l’échange), que ceux qui rentrent dans son jeu à plusieurs entrées et à opportunités multiples. Le raisonnement viendra après. " On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre " dit-on. Les motivations doctrinales des partisans du commerce équitable me paraissent donc finalement moins importantes qu’à Jean-Yves Naudet. Les actes comptent plus que les paroles et ont leur propre dynamique.

2/ Libéralisme, capitalisme, mécanismes de marché et doctrine sociale de l’Église

Le fait du commerce équitable est une occasion idéale de rebattre les cartes doctrinales habituellement mélangées, en particulier de distinguer libéralisme et capitalisme, comme l’un des partisans d’une doctrine sociale de l’Église tirant pourtant vers le rose l’a finalement compris (je fais allusion à Jean-Yves Calvez).

La montée du protectionnisme dans les pays capitalistes est suffisamment récurrente pour en faire la preuve a contrario. Mais au travers du commerce équitable on voit bien que le libre échange, qui n’est qu’une des modalités de la liberté économique et de la liberté tout court (si les livres ne circulent pas librement comment parler de liberté politique ou culturelle ?) n’implique nullement le capitalisme.

Il peut très bien avoir lieu entre un artisan non patenté du tiers-monde (voire non inscrit à la chambre des métiers) et un commerçant indépendant du monde développé (même constitué en SA pour bénéficier des facultés du droit des sociétés). " La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ", le capitalisme est une forme déterminée d’organisation de la production qui consiste à attribuer les résultats de l’entreprise aux associés propriétaires.

Les libéraux n’ont pas en tant que tels à épouser les crosses du capitalisme et la cause des " possédants ". Bienvenue à la fois aux boutiques " alternatives " des " Artisans du Monde " et à la pénétration de Max Havelaar sur les gondoles de Monoprix (même s’il y a fort à parier que l’impact du commerce équitable sera plus important à l’intérieur des réseaux de distribution classiques que via les réseaux alternatifs). On reconnaîtra cependant qu’il reste quelque chemin à parcourir à la plupart des chocolats " équitables " pour faire une concurrence redoutable au chocolat Côte d’Or.

C’est ici que partisans de la doctrine sociale de l’Église et libéraux peuvent joindre utilement leur force. Tout arrangement social ou économique volontaire, dès lors qu’il est licite (si l’on veut bien admettre pour simplifier le raisonnement que le nuisible et l’illicite coïncident) est " bon " même sans imprimatur particulier ou brevet ecclésial quelconque. Toute entente (licite) entre les hommes à qui Dieu a confié le gouvernement d’eux-mêmes (Eccl 15, 15) est socialement féconde. Un accord visant à commercer fût-ce inégalement est mieux que la chosification d’autrui en bénéficiaire d’aide. Le commerce encourage les vertus (de prudence, de courage et de tempérance) du bénéficiaire et respecte sa dignité d’homme en charge de lui-même et des siens.

" Better trade than aid " disent les libéraux depuis longtemps en matière de coopération Nord-Sud (on peut d’ailleurs juger à ses fruits de la réussite de la politique " généreuse " d’aide au tiers-monde, de la France en particulier). On ne peut donc que se réjouir du secours inattendu et sans doute en partie inconscient que les partisans du commerce équitable viennent apporter à cette thèse naguère " incongrue ". La plupart d’ailleurs n’ont cure de querelles idéologiques, tout désireux qu’ils sont de sortir du concept pour entrer dans le réel.

Il n’y a pas non plus au fond de mécanismes de marchés " officiels " dont le commerce équitable pourrait prétendre s’éloigner, puisque, sur le marché au contraire, il n’y a que des ententes entre les hommes, des " marchés conclus ", à prix convenus et dès lors " justes ". Sur aucun marché d’ailleurs, les prix ne sont identiques, même s’ils " gravitent " dans les mêmes zones. Les prix agricoles " uniques " sont une invention de la PAC, non des marchés.

En résumé, le " commerce équitable " est une " pomme de concorde " dans une économie-monde qui se cherche : un facteur d’une part de rapprochement nord-sud concret, aussi marginal soit-il, qui respecte la dignité de chaque partenaire et qui est appelé à faire école et peut-être à inspirer, comme on le voit déjà, les réseaux traditionnels du commerce, et d’autre part, une problématique économique et sociale qui bouscule les clivages idéologiques reçus.

C’est sans doute en ce sens que le commerce équitable est un lieu emblématique d’incarnation de la doctrine sociale chrétienne la plus authentique dans les circonstances présentes : dérangeant en surface, il réconcilie en profondeur.

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