Dans un Décryptage du 2 octobre 2008, à côté d'une analyse stimulante

sur le rôle de la monnaie, notre ami Jacques Bichot remet en cause de façon radicale la notion même de marché financier. Si je le comprends bien, à l'en croire la mission de surveillance incombant à la monnaie et à la finance ne devrait être assurée que par une relation directe, ce qui exclut que l'instrument financier fasse l'objet d'une transaction. Si on pousse la logique à son terme, c'est la totalité des instruments financiers hors le contrat de prêt qui serait alors à récuser. Outre la radicalité de la conclusion, cela repose sur une perspective à mon sens contestable.

En premier lieu un créancier ne passe pas nécessairement son temps à surveiller son débiteur. Une fois qu'il a prêté (ce qui a effectivement impliqué une analyse de sa part) le risque est pris. S'il est engagé dans un contrat dont il ne peut sortir, et que son débiteur agit de façon risquée, il ne lui reste plus qu'à lui faire des sermons... De même celui qui investit dans une société non cotée est dans les mains du majoritaire et cette absence de liquidité peut être dramatique. Tout au plus peut-il refuser de nouvelles opérations similaires. En revanche celui qui dispose d'un titre négociable peut le vendre sur le marché. Il a donc un intérêt constant à surveiller ce que fait l'entreprise concernée. S'il vend, et que le titre décroche sur le marché, un signal très puissant est envoyé à celle-ci. C'est même le reproche que d'autres font au marché : trop de pression sur les entreprises.

Si le débiteur est un particulier

Si le débiteur est un particulier, il n'y a matière à intervention du fait du créancier que si le débiteur a des difficultés pour rembourser. Dans ce cas l'intérêt de ce créancier est (considérations de charité mises à part) d'utiliser la procédure qui lui fait retrouver le maximum d'argent. Ce peut être de donner des délais ; ce peut être de saisir le bien qui a été financé. Cet intérêt est le même, que le créancier soit la banque du débiteur, ou le porteur d'une obligation dans laquelle la créance a été titrisée. La seule différence est que ce dernier n'agit pas directement. Mais la titrisation comporte justement une mission de gestion confiée au créancier initial, ou à une autre société.
Il est vrai que dans le cas du subprime ces missions ont été très mal assurées. Mais ce n'est pas inhérent à la procédure : la titrisation (sous des formes plus responsables) existe depuis quarante ans. Surtout, modalités techniques mises à part, il n'y a a priori aucune différence de comportement prévisible entre les deux techniques. S'il faut saisir le bien et mettre la personne à la rue, cela se fera dans les deux cas. Et si on veut introduire des considérations de charité, on ne voit pas en quoi le créancier classique (qui garde la créance dans ses livres) y serait plus sensible. Sauf principes déontologiques, possibles dans les deux cas, il est très probable que seule la loi y pourvoira.
Quant aux chiffres, il y a erreur de perspective : les 700 milliards du plan Paulson ne sont pas perdus ; ils serviront au rachat de créances à des prix cassés — ce qui peut parfaitement se révéler une excellente affaire pour l'Etat. En revanche si on voulait solvabiliser les débiteurs américains à problème, cela coûterait bien plus que 70 milliards, et ce serait une vraie dépense, à perte.
On peut ajouter qu'une fonction essentielle des marchés financiers est la comparaison entre les affectations possibles de cette ressource rare qu'est le capital épargné à un moment donné, ou proposable aux épargnants. Une partie de cette affectation peut se faire sur bilan bancaire. Mais outre que cela ne garantit pas une meilleure relation avec l'entité financée, cela ne permet pas de confrontation générale de l'ensemble des investissements possibles, permettant de leur donner un prix et par là, de les hiérarchiser à tout moment. Seul le marché le permet, au moins pour les titres représentant un montant suffisant pour justifier les fournitures d'informations visées par les auditeurs, les études et analyses permanentes qui accompagnent la cotation, plus les coûts de transaction que cela suppose. Bien sûr c'est imparfait : on le voit tous les jours.
Bien sûr cela doit être encadré par des régulations : qui peut le nier, aujourd'hui notamment ? Un marché étant anticipation de l'avenir, donc de l'inconnu, est nécessairement fluctuant et volatile. Et comme tout phénomène de groupe il peut facilement s'emballer, et se corriger aussi violemment. On peut aussi vouloir le manipuler. D'où le besoin de contrôles et de garde-fous.
Mais croire que remettre toutes les créances sur des bilans résout la question est oublier les crises financières innombrables qui se sont produites dans ce cadre : crise de la dette latino-américaine en 1982, bulles immobilières de toutes époques (celle-ci en étant aussi une) — notamment en France dans les années 1990, bulle japonaise de 1990 etc.  Le drame de la finance est qu'elle porte sur une appréciation comparée de projets d'avenir : cet exercice ne peut se faire sans référence à des données extérieures comparatives, résultant d'un marché hélas aléatoire et changeant. Faute de quoi on retombe dans l'économie administrée de type soviétique, ou dans une économie patriarcale de petites entités, avec les défauts correspondants et notamment l'impossibilité de se dégager et de réorienter rapidement ses ressources en cas de besoin.

La tâche du chrétien

La tâche du chrétien engagé dans ces métiers ou tout simplement intéressé par le sujet n'est évidemment pas simple ; elle consiste à prendre en compte la réalité et à trouver les moyens, juridiques ou mieux moraux, permettant de l'orienter dans la mesure du possible vers le Bien commun.
Le fait est que les textes magistériels sur le sujet sont très peu nombreux (au-delà de la critique du lucre, de la fascination de l'argent ou de son pouvoir, ou de la question des rapports entre capital et travail, qui ne relèvent pas de la fonction finance au sens étroit même s'ils l'éclairent). Mais aucun ne remet en cause le principe même des marchés financiers. Comme dit le Compendium de la Doctrine sociale de l'Eglise au n° 368 :

Les marchés financiers ne sont certes pas une nouveauté de notre époque : depuis longtemps déjà, sous diverses formes, ils se sont chargés de répondre à l'exigence de financer des activités productives. L'expérience historique atteste qu'en l'absence de systèmes financiers adéquats, aucune croissance économique n'aurait eu lieu. Les investissements à large échelle, typiques des économies modernes de marché, n'auraient pas été possibles sans le rôle fondamental d'intermédiaire joué par les marchés financiers, qui a permis notamment d'apprécier les fonctions positives de l'épargne pour le développement complexe du système économique et social.

Si la création de ce que l'on a qualifié de "marché global des capitaux" a entraîné des effets bénéfiques, grâce à une plus grande mobilité des capitaux permettant aux activités productives d'avoir plus facilement des ressources disponibles, la mobilité accrue a par ailleurs fait augmenter aussi le risque de crises financières. Le développement de la finance, dont les transactions ont largement surpassé en volume les transactions réelles, risque de suivre une logique toujours plus autoréférentielle, sans lien avec la base réelle de l'économie.

Et je recommande de lire les paragraphes suivants, exigeants et lucides. Ils nous engagent à approfondir activement la question.

 

* Pierre de Lauzun est directeur général-adjoint de la Fédération bancaire française.