DESESPOIR

« La foi révèle combien les liens entre les hommes peuvent être forts, quand Dieu se rend présent au milieu d’eux. Il ne s’agit pas seulement d’une fermeté intérieure, d’une conviction stable du croyant ; la foi éclaire aussi les relations entre les hommes, parce qu’elle naît de l’amour et suit la dynamique de l’amour de Dieu. Le Dieu digne de confiance donne aux hommes une cité fiable ».

Pape François, Encyclique Lumen Fidei, 2013, § 50-51

« Le désespoir est une forme supérieure de la critique, pour le moment, nous l’appellerons bonheur » (Léo ferré)

 

Lorsque dans cent ou mille ans quelqu’un sera disposé à analyser les causes qui conduisirent les sociétés occidentales à la ruine matérielle et spirituelle, il se heurtera à un fait gigantesque et évident qu’on biaise aujourd’hui, ou que l’on juge dans le meilleur des cas erronément comme une conséquence des calamités qui nous fustigent. Une des caractéristiques les plus particulières de notre époque consiste à confondre les causes et les conséquences ; et ainsi, le malade atteint d’un cancer du foie qui, contemplant   dans un miroir son aspect hâve et émacié, finit par penser qu’il peut guérir avec des bains de soleil et une diète riche en fer.

 

Ce fait gigantesque auquel nous nous référons est le désespoir, maladie de l’âme qui dans ses manifestations individuelles a infesté les hommes contemporains par une multitude de troubles mentaux que la psychiatrie a catalogué d’une manière exhaustive jamais égalée ; et qui dans ses manifestations collectives rend les sociétés impuissantes à tout effort vital. Un désespoir qui dans ses manifestations individuelles ou collectives se concrétise par un manque de volonté à continuer de vivre ( de façon paradoxale, fréquemment occulté derrière  un vitalisme plein d’optimisme  et débordant ) qui finit par nous inciter à l’abandon, ou pire encore à continuer de marcher inconsidérément, comme ces coqs décapités des fêtes populaires d’antan, sans boussole ni destin clair, poussés par la simple horreur du néant .Leonardo Castellani disait que l’homme ne peut pas marcher sans s’affermir, c’est-à-dire sans s’appuyer sur quelque chose.. Et il ajoutait : « Le désespoir est le sentiment profond que la vie n’a pas de sens, que c’est un leurre définitif, une tromperie radicale ; et ce sentiment est la conséquence fatale de la croyance qu’il n’y a pas d’autre vie après la mort ».

La douleur que nous associons au néant existentiel nous semble intolérable. ; mais aucun tourment n’est intolérable lorsque celui qui souffre peut s’affermir sur quelque chose, lorsqu’il croit fermement qu’un jour sa douleur disparaitra, et qu’il finira par trouver le bonheur. Le caractère d’inachèvement communiqué à la douleur provient de cette disposition de l’esprit appelé désespoir, qui paradoxalement peut se travestir surtout aujourd’hui en démonstrations excessives et bruyantes de joie feinte ; mais qui est en réalité habitée par une sourde soif de destruction et de nihilisme.

Ne pensons pas cependant, que cette croûte de vide existentiel et le désespoir sont nouveaux même si nous la masquons d’une multitude d’appellations nouvelles, d’étiologies diverses et variables ou de thérapies miraculeuses. Les anciens l’appelaient aigreur d’estomac et la décrivaient comme une tristesse caractérisée d’abord par « le spleen », « Je suis comme le roi d’un pays pluvieux, riche mais impuissant » (Ch. Baudelaire LXXVII) « El hastío » de Antonio Machado : « C’est un après-midi cendreux et morne, délabré comme mon âme ; » (Soledades. Galerías. Otros poemas LXXVII) , l’abattement, la torpeur, le découragement, le désintérêt pour les choses et les hommes ; et ensuite, au fur et à mesure que le mal prend possession de nos âmes, il se convertir en dégoût, angoisse et pulsions suicidaires. Non, ceci n’est pas une expérience de vide existentiel lié à notre époque, même si nous la baptisons de mots nouveaux. Ce qui est nouveau, c’est que cette maladie, loin d’être attaquée à sa racine, est stimulée par des systèmes de pensée qui la propagent et l’entretiennent, favorisant ainsi la rupture des êtres humains avec tous les liens qui donnent sens d’appartenance et de permanence à leur propre vie : d’abord en combattant la foi religieuse et ensuite en dénaturant les relations et institutions humaines primordiales , en imposant de nouvelles formes de travail (télé-travail) qui cassent les rythmes vitaux et isolent les personnes, réduisant l’esprit humain à un répertoire de pulsions qui exigent une satisfaction immédiate, déstructurant la vie morale, coupant les mots de leur propre racine, protégeant en fait la consommation boulimique de plaisirs qui en même temps qu’ils nous transmettent une impression fugace d’euphorie, anesthésient la sensibilité, offusquent la conscience et laissent, à la façon d’une gueule de bois, une douleur qui ne pardonne jamais mais qui, pour être apaisée, exige une dose chaque fois plus importante de faux lénitifs qui en dernier lieu ne font que l’exacerber.

 

Un tel désespoir finit par se manifester dans deux expressions qui, à simple vue, semblent contradictoires, mais qui abritent une même aversion à la vie : d’un côté, peur de la solitude, de la vieillesse, de l’abandon et de la mort qu’on essaye d’exorciser au moyen d’un vitalisme compulsif ; de l’autre côté, un désir d’en finir au plus vite avec une souffrance qui nous parait absurde. Car la conscience d’absurde, tantôt habillée d’oripeaux cliniques, tantôt hurlante de douleur est toujours l’ultime étape du voyage vers le néant dans lequel nous embarque le désespoir.

« C’est pourquoi il est urgent que la question de Dieu reprenne une place centrale. Ce n’est cependant pas un Dieu qui existe quelque part, mais un Dieu qui nous connait, qui nous parle et nous concerne- et qui est aussi notre juge…Que nous devenions capables de Dieu, pour pouvoir ainsi entrer dans la vie véritable, dans la vie éternelle…pour que nous trouvions la vie, la vie véritable, celle qui n’est plus soumise à la mort » (Benoît XVI  Lumières du monde)

                              Thierry Aillet

            Ancien Directeur Diocésain de l’Enseignement Catholique d’Avignon