LA GUERRE D’UKRAINE : QUELLES SUITES ?

Il fait aujourd’hui peu de doutes que , sauf dérapage imprévisible, la guerre d’Ukraine va bientôt se terminer et que sur le plan militaire, la Russie l’aura gagnée, prenant le contrôle du territoire ukrainien.

Cela était prévisible depuis le début mais dans la vague d’hystérie qu’a suscitée l’invasion russe, ces évidences étaient indicibles.  

Elles supposent que l’on enterre quelques mythes qui circulent encore.

D’abord le plan de conquête du monde de Poutine : après l’Ukraine, les pays baltes, la Pologne, la Roumanie (où notre président a posté quelques troupes pour faire l’intéressant). Non Poutine n’est pas Hitler et il n’ira pas au-delà de l’Ukraine.  Il n’est pas fou : son comportement est rationnel.

Les nombreux géopoliticiens d’occasion disent que tout cela est la conséquence de la chute du rideau de fer. Non. La Russie, de 1991 à 2014, avait accepté une Ukraine indépendante. A condition bien sûr qu’elle ne soit pas une base hostile : nous n’accepterions pas d’avantage que la Belgique soit une base chinoise couverte de fusées visant Pais. 

Le droit international doit être respecté et la Russie, en l’espèce, ne l’a pas respecté (comme il n’avait pas été respecté en Afghanistan, au Kosovo, en Irak, en Crimée, en Syrie etc.), ce qui est très regrettable. Mais tout grand pays a le droit d’être entouré d’un glacis de proches voisins qui ne soient pas des menaces directes. Le Mexique est indépendant mais les Américains n’accepteraient pas qu’il abrite des bases russes, pas plus qu’ils ne l’avaient accepté de Cuba il y a 60 ans. 

En 2014, se sont produits les événements de la place Maidan, que Valéry Giscard d’Estaing avait appelé un « coup d’état de la CIA » et qui aboutirent au renversement du président Ianoukovitch, régulièrement élu mais pro-russe, puis à la sécession des provinces russophones du Donbass, auxquelles on avait   interdit, sans doute pour calmer le jeu, de parler russe.  A commencé une guerre civile larvée qui durait encore début 2022.

Quant à la responsabilité de ces derniers épisodes, il est difficile de trancher faute de connaître tous les dessous. Poutine a incontestablement franchi les frontières de l’Ukraine avec son armée et non l’inverse ! 

La Russie a-t-elle a-t-elle fait l’objet de provocations systématiques qui l’auraient   poussée dans ce sens ? 

Il est clair que les Occidentaux n’avaient pas renoncé à faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN alors qu’ils avaient sans nul doute promis en 1989 de manière informelle mais claire, de ne pas élargir l’OTAN à l’Est de l’Allemagne réunifiée. En 1999, Ils ont commencé à intégrer tous les pays de l’Est européens, y compris les pays baltes qui étaient des républiques soviétiques, sans que la Russie réagisse. 

Plus récemment, Moscou a révélé des menaces immédiates qui, selon elle, l’obligeaient à prendre l’initiative. Une trentaine de laboratoires auraient été construits par les Américains en Ukraine pour faire de la recherche sur les armes bactériologiques, fait tenu d’abord pour de la propagande mais   qui a été confirmé par la secrétaire d’état adjointe Victoria Nuland devant le Congrès.  L’aide de l’OTAN à l’armée ukrainienne a monté en intensité ; elle a surtout profité aux milices les plus motivées dont certaines sont indubitablement néo-nazies (ce que les Israéliens sont allés vérifier sur place). Préparait-elle une épuration ethnique au Donbass ?  C’est à confirmer. Plus incertain : un projet d’arme nucléaire ukrainienne (l’Ukraine a hérité de l’Union soviétique le savoir faire et les matériaux) qui n’attendait que le feu vert américain. 

 

Quel bilan ? Quelles suites ?

 

Nous ne sommes pas des moralistes : laissons de côté la question des responsabilités. Voyons le bilan. 

Pour la Russie, il est positif : nous ne savons pas encore quel sort sera juridiquement celui d’Ukraine : une réunification (sauf la Crimée) avec un nouveau président, un engagement à ne pas rejoindre l’OTAN ou une partition si la république du Donetsk et de Lougansk restent indépendantes. Une annexion de toute l’Ukraine par la Russie est peu probable. 

Les pays baltes et d’autres pays qui sont entrés dans l’OTAN, au grand dam de Moscou, y resteront mais nul doute qu’après l’opération d’Ukraine, ils se tiendront   à carreau.  Ils ont sans doute compris que, même dans l’OTAN, leur protection n’est pas assurée. Moscou retrouvera ainsi la maitrise de son environnement.

Le pays pacifié, l’économie ukrainienne reprendra vite, du fait de ses immenses ressources. Par un paradoxe étonnant, si elle entre dans la sphère russe, elle pourrait être la principale victime des sanctions.  

Si la Russie continue à se tourner vers l’Asie, il est probable que les sanctions économiques ne la toucheront pas trop. 

Mais la guerre moderne n’est pas seulement militaire, elle est aussi une guerre de communication et de propagande. Sur ce plan, la Russie a énormément perdu, surtout dans le monde occidental. 

Le corollaire est un contrôle accru des Etats-Unis sur les Européens. Un des fondamentaux de la politique américaine reste, depuis la chute du rideau de fer, la volonté de creuser un fossé le plus profond possible entre l’Europe occidentale et la Russie, en partant de l’idée que si elles font jeu commun, la puissance américaine dans le monde se trouverait vite marginalisée, théorie contestable mais influente. Certains « néo-conservateurs »  vont plus loin et pensent, sur le modèle de la rivalité de Rome et de Carthage, que l’un des deux doit disparaître et que ce sera la Russie : il faudra la séparer d’abord des anciennes républiques soviétiques. La Russie serait ensuite divisée en entités indépendantes qui ne feraient plus une puissance.  Brezinski l’a écrit. Le grand expert démocrate George Friedman a dit, en pleine crise ukrainienne, que la paix du monde ne serait assurée que par l’hégémonie totale des Etats-Unis.  Ces milieux, que représente Victoria Nuland, sont derrière le coup d’état américain de 2014 et sans doute aussi les menaces qui ont entrainé la Russie dans l’action en 2022. S’il y a un risque pour la paix du monde, c’est peut-être dans l’hybris de ce genre de gens qu’il faut le chercher. 

Le Etats-Unis ont  ainsi réussi à faire passer le sentiment antirusse dans tout le camp occidental, y compris en France où il était peu développé et d’une façon générale à mieux le tenir.  

La stratégie américaine est moins claire sur le plan économique.  La crise a révélé une grave menace : le passage de la Russie à l’étalon-or, pourtant prévisible, qui risque d’entrainer assez vite la plus grande partie du monde (en termes de population).

Les nombreuses abstentions dans les votes de la condamnation de la Russie à l’ONU, le refus de la plupart des pays d’Asie et d’Afrique, du Brésil de s’associer aux sanctions ont  montré que les Etats-Unis ne comptaient pas que des amis dans le monde. L’Occident voulait isoler la Russie. C’est en définitive lui qui est isolé. 

Parmi les pays qui s’éloignent des Etats-Unis, Israël, peu enthousiaste à soutenir des milices néo-nazies en Ukraine et surtout sensible au fait que c’est la Russie qui a gagné la guerre de Syrie. Les molosses que Moscou tient désormais en laisse au Proche-Orient : armée syrienne, Hezbollah, une partie des djihadistes ralliés, surentrainés par dix ans d’une inutile guerre civile, ne mordront pas Israël tant que ce dernier respectera les intérêts russes. 

Mais la défection le plus notable est celle de l’ensemble des pays arabes producteurs de pétrole de la péninsule arabique. Non seulement, ils n’ont pas voté la condamnation mais le prince héritier d’Arabie, Ben Salmane, a refusé net la demande américaine d’augmenter sa production de pétrole pour faire baisser le prix. Cette bascule de la péninsule est un virage géopolitique bien plus significatif que l’arrivée des chars russes sur les plaines d’Ukraine dont même la prochaine récolte de blé ne devrait pas pâtir. Avec l’intervention russe, l’Ukraine qui était sous tutelle américaine depuis 2014 passe sous tutelle russe. 

 

Certes les Américains son toujours très forts. Mais ils viennent d’essuyer trois revers  successifs dont les non-Occidentaux ont clairement conscience : la guerre de Syrie (dont la presse européenne n’a pas dit qu’il s’agissait d’une victoire russe), l’Afghanistan et maintenant l’Ukraine qui va bel et bien changer de camp. 

Si on ajoute la division profonde du pays, le flottement du leadership, la folie woke, les Etats-Unis sont aujourd’hui un facteur d’incertitude aussi important que la Russie. 

Jusqu’où iront les sanctions ? Jusqu’à une guerre économique totale, dit Bruno Le Maire…  Les réserves en pétrole, gaz, charbon, blé de la Russie et de l’Ukraine sont considérables. Celles de l’Europe occidentale sont nulles ou presque. La prise de conscience de ce fait commence à calmer les ardeurs vengeresses. Jusqu’où ? Les Etats-Unis voudraient que l’Allemagne renonce au gaz russe ; il est peu probable que l’industrie allemande, qu’une telle mesure ruinerait, l’accepte.  Déjà les liaisons financières relatives au gaz sont maintenues. Les relations entre l’Europe occidentale et la Russie deviendront plus difficiles mais il n’est pas sûr que l’on assiste à un bouleversement que les économies occidentales ne pourraient pas supporter. Avec l’économie, tout le monde tient tout le monde.

Si l’Allemagne perd le gaz, elle connaitra une crise majeure ; si elle le garde, elle restera hégémonique en Europe. Les Etats-Unis pourront tout tenter pour limiter les liaisons économiques entre l’Europe et la Russie, elles n’en seront pas bouleversées. 

On peut plaider que les Etats-Unis ne sont pas à l‘origine du conflit. Qu’ils le soient ou non, les gains américains sont bien limités au regard des risques qu’ils courent quant à des éléments de puissance aussi essentiels que le dollar ou le pétrole.

La Chine, elle, s’est tenue au balcon. Mais si l’Amérique et l’Europe optent pour des sanctions dures, le marché chinois sera indispensable à la Russie, qui sera ainsi tenue. Mais l’inverse est aussi vrai. 

Les géopoliticiens de rencontre aiment les considérations emphatiques. Nous les éviterons. Modification sensible des équilibres, assurément, basculement géopolitique, non. 

 

Roland HUREAUX