Cinq questions à l'auteur du livre Toxic management
  1. Pourquoi la direction de Gadama Inc., nom fictif d'une entreprise qui emploie plusieurs milliers de salariés dans le monde, a-t-elle recruté le philosophe que vous êtes ? 

Il attendait du philosophe que je m’efforce d’être, que je fasse le sophiste. Et de fait, rien ne ressemble plus à un philosophe qu’un pur technicien du verbe indifférent à la vérité... J’étais payé d’abord d’une part pour formaliser la philosophie de l’entreprise, la mettre en mots puis l’enseigner, aussi bien en interne qu’à l’extérieur, d’autre part pour critiquer les pratiques internes en vue de permettre – normalement – leur amélioration. J’ai mis du temps à réaliser que les dirigeants n’avaient aucune intention réelle de modifier leurs pratiques et, plus encore, que je travaillais dans une maison de redressement idéologique.

 

2. Quel type de management et d'organisation prétend vouloir pratiquer cette entreprise ? Qu'est ce qui caractérise sa culture, sa philosophie ? 

Ce groupe de plusieurs milliers de salariés annonce à qui veut l’entendre pratiquer un management fortement participatif aboutissant à de décisions toujours collectives, exclusivement prises en réunion par la base. Les salariés sont rebaptisés intrapreneurs et invités à faire mensuellement leur autocritique publique. Le patron, ex soixante-huitard, ordonne à tous : « il est interdit de donner des ordres ! ». L’objectif affiché du fondateur est d’éradiquer l’aspiration à la transcendance de l’esprit de ses salariés, de leur passer toute envie de se tourner vers une verticalité, qu’il s’agisse d’un chef, d’un Dieu ou de fonctions support centrales. Tout doit se faire horizontalement, entre pairs. 

3. Au fil des semaines et mois vous découvrez que les pratiques RH sont à l'inverse des valeurs que recommande le discours officiel qu'il s'agisse de bienveillance, de transparence, d'équité ou de management participatif. Pourquoi être resté en poste après avoir constaté et fait part de ces contradictions entre le dire et le faire ? 

Comme je le détaille sur le site internet que j’ai consacré à mon livre, www.toxicmanagement.fr, je suis resté pour plusieurs raisons. D’abord parce que j'avais été embauché pour réformer l'entreprise de l'intérieur, de sorte que plus je percevais de dysfonctionnements, plus ma fonction prenait du sens. Ensuite parce que si l’on prétend agir sur la réalité - ici, améliorer le fonctionnement d’une entreprise -, alors il faut commencer par l’accepter avec ses imperfections, sans jouer les père-la-vertu. Enfin parce qu'on ne quitte pas un navire à la dérive, a fortiori quand il est habité : quelle sorte d’homme aurais-je été si j’avais abandonné mes collègues à leur sort, renoncé à changer les choses de l’intérieur, démissionné ? 

4. Comment la direction du groupe Gadama Inc. s'y prend-elle pour orienter les comportements et pratiques des salariés alors même qu'elle s'interdit officiellement de donner des ordres et prône la libre expression et décision de chacun tous azimuts à tous les niveaux ?

Premièrement, l’orientation discrète (nudge) des décisions des salariés se fait en jouant sur l’architecture des choix, c’est-à-dire sur la disposition des choses (outils informatiques, lieu des réunions, durée, ordre du jour…) qui, elle, est imposée. Deuxièmement, sur bien des sujets, le manager suggère fortement à son équipe la décision qu’il serait bon qu’elle prenne « spontanément ». C’est ici qu’intervient la menace : si des récalcitrants se manifestent, ils seront classés sous la figure animale des « serpents », ces sous-salariés poussés à quitter l’entreprise. Selon la théorisation interne en effet, un « serpent » se complaît dans l’opacité et c’est inacceptable. Le fondateur affirme que tous ses salariés doivent se vivre « comme dans un camp de nudistes », en acceptant de bonne grâce que leurs actes et pensées soient dévoilés à tous, sans quoi ils pêchent contre l’impératif de transparence. 

 

5.                 Pour contrecarrer ces dérives managériales liées à la transparence et au management participatif, que vous dites voir progresser dans la plupart des grandes entreprises, que proposez-vous ?

D’abord de se clarifier les idées. Il faut refuser l’injonction à la transparence, cette négation de notre liberté première de l’ouvrir ou de la fermer. Ce n'est pas parce que je n’ai rien à cacher que j’ai envie de montrer quelque chose. Je peux vouloir faire le bien, donner la moitié de ma fortune aux pauvres, et tenir pour essentiel que ça ne se sache pas parce qu’il participe de ce bien de demeurer secret. Aussi faut-il vigoureusement refuser, en entreprise, les dispositifs de surveillance qui, sous couvert de transparence, imposent une mise en visibilité totale des salariés (enregistrements audio des conversations et vidéo des réunions), a fortiori lorsque les dirigeants s’exemptent d’une semblable contrainte.