Deux défaites que l'Occident a bien cherchées

Il n’y a pas lieu d’être trop inquiet sur les futures relations de l’Afghanistan et des Etats-Unis depuis qu’il est tombé entre les mains des talibans. Le vieux tropisme américano-islamiste qu’on a vu tant de fois à l’œuvre depuis 1945 va jouer d’autant mieux qu’aucun contentieux véritable n’oppose  les uns et les autres dès lors que les Américains abandonnent  le souci d’améliorer le sort des femmes d’Afghanistan. Une analyse de Roland Hureaux pour Liberté politique.

Américains  et islamistes afghans partagent les glorieux  souvenirs de leur alliance victorieuse contre les  Soviétiques entre 1979 et 1990, sans compter la fraternité que crée le combat entre tous les belligérants.

Autre atout des Américains dans ce pays : le régime des talibans n’est bienvenu nulle part dans la région . La Chine, en prise avec le problème des Ouigours, l’Inde où l’islam est beaucoup plus présent,  les deux grandes puissances régionales, détestent les musulmans.   Les Russes les combattent impitoyablement chez eux,  même  s’ils seront sans doute  plus accommodants à l’extérieur. L’Iran chiite qui suit depuis longtemps les talibans, s’est bien gardé de jamais les aider, les considérant  comme de dangereux… « intégristes », qui plus est sunnites ! Le Pakistan est en principe avec eux, fraternité pachtoune aidant, mais leurs relations restent ambiguës :  Islamabad risque de perdre son leadership régional sur le front de l’islamisme. Seule Ryad pourrait avoir gagné un allié de revers contre l’Iran. Et peut-être Tel Aviv où il se dit parfois que les Pachtounes, d’où sont issus les talibans,  pourraient être une tribu perdue d’Israël convertie à l’islam.

Il restera aux Etats-Unis à régler leurs rapports avec le nouveau pouvoir. Parmi les problèmes dont on ne parlera pas en public, la culture du pavot, à laquelle les talibans d’avant 2001 avaient mis fin, qui a repris de plus belle sous les Américains et qui ne cessera sans doute pas de si tôt.

 Un affaiblissement de l’Occident

Mais ce n’est là que le premier degré des conséquences. Vu de plus haut et de plus loin, le retrait des Etats-Unis d’Afghanistan, concédant après vingt ans de guerre une victoire totale sur le terrain à leurs adversaires ne pourra pas ne pas être perçu comme une défaite majeure de l’ Occident.

Elle vient après une autre grande défaite, moins spectaculaire car les médias se sont bien gardés de la souligner,  en Syrie. Après huit  ans de guerre dont l’objectif était de renverser le gouvernement de Bachar el-Assad, la coalition occidentale n’y est pas parvenue. Un échec d’autant plus retentissant que,  au sein de celle-ci, des gens comme  Sarkozy et Juppé, pensaient au départ que ce ne serait l’affaire que de quelques jours. La raison de l’échec : la résistance de l’Etat syrien et surtout l’appui indéfectible qu’il a  reçu des Russes. Trump a eu la sagesse de prendre acte de cet échec en suspendant  les hostilité (mais non les sanctions très cruelles qui pèsent toujours sur ce pays). Dans le  camp démocrate, certains comme Hillary  Clinton envisageaient de les reprendre. Biden a eu la prudence de ne pas donner suite. Le résultat : Poutine est désormais l’arbitre principal du Proche-Orient.

Ces deux défaites ne sont pas passées inaperçues dans le monde. Il est probable que beaucoup de pays – et de peuples -  y auront vu un signe majeur du  déclin des Etats-Unis et de leurs alliés européens. Il est encore trop tôt pour mesurer l’impact politique, économique, voire culturel qu’aura  l’affaire afghane  . Les Chinois se sentiront-ils  encouragés  à poursuivre « la  route de la soie », seront-ils plus impatients de  mettre la main sur Taiwan ?  Une nouvelle fois les alliés des Etats-Unis auront vu qu’ils n’étaient pas des soutiens  fiables. Quelles conclusions en tirera Moscou, menacé à son tour si les talibans voulaient continuer à répandre l’islam salafiste ? Les Russes sont en tous les cas confortés dans leur rôle de gendarmes de l’Asie centrale.

Le résultat d’agressions américaines

Ces deux échecs ne sont nullement la conséquence d’une attaque  que les Américains auraient subie et qu’ ils ne seraient pas arrivés à repousser. Dans les deux cas, la guerre a commencé  par une agression américaine, directe en Afghanistan (2001),  par islamistes interposés en Syrie (2011).

Dans les deux cas, les motifs invoqués étaient très peu justifiés. En Afghanistan, il s’agissait de venger le 11 septembre dont le commanditaire supposé, Ben Laden, aurait entrainé ses hommes  chez les talibans alors au pouvoir en Afghanistan. Comment imaginer que des attentats aussi sophistiqués que ceux des Tours jumelles auraient pu être  préparés dans des cavernes de l’Hindou Kusch ? Mais il fallait que la bête blessée se vengeât tout de suite sur quelqu’un. Les talibans paraissaient une cible facile. L’Irak, autre cible,  encore moins impliquée dans l’attentat  mais   plus compliquée à aborder, attendit deux ans.

La déstabilisation de la Syrie était au programme depuis plusieurs années, préparée notamment par les services secrets allemands. Elle fut engagée dans la vague des printemps arabes dont elle paraissait la continuation logique. La Russie avait une petite dizaine d’Etats alliés au Proche-Orient au temps du communisme, il ne lui en restait qu’un, la Syrie. Les néo-cons si bien nommés pensèrent  que Poutine se laisserait faire si on lui prenait le seul pont d’appui qui lui restait.  Il fallait aussi éliminer un allié de l’Iran au risque, en cas d’échec,  de renforcer toutes les armées hostiles à Israël : armée syrienne, Hezbollah Pasdaran,  voire certaines milices islamistes à qui ont   été offert dix ans d’entrainement de haut niveau. La Syrie des Assad n’avait jamais menacé Israël en quarante ans, mais là aussi l’hybris de puissance fit qu’on voulut la mettre à genoux, sans nécessité véritable.

Les erreurs d’appréciation furent multiples : en Afghanistan, les Américains, qui restent des républicains bon teint,  ont négligé la carte d’une  monarchie encore légitime dont le  prestige aurait pu faire pièce aux talibans, préférant s’appuyer sur  des  collaborateurs corrompus. En Syrie, on ignora le fait alaouite : le pays  ( et l’armée)  était entre les mains d’une minorité religieuse qui aurait été exterminée si elle le lâchait.

Dans les deux cas, les Etats-Unis faisaient la guerre sans  aucune politique  de rechange. Ils cherchèrent en vain une solution alternative  aux talibans ;  en Syrie, de même. Faire tomber Damas, c’était donner pouvoir à Al Qaida (Al Nosrah), auteur supposé des attentats de 2001 , et sur le terrain, par un étrange paradoxe, principal alliés des Etats-Unis. L’impression dominante, surtout sous Obama, était que les Américains ne savaient pas exactement ce qu’ils voulaient. Même avec le plus puissante armée  du monde,  ce n’est pas comme cela qu’on gagne les guerres.

Voilà donc pour Washington et ses alliés, deux immenses baffes dont on peut dire qu’ils sont allés les chercher !  Par malheur dans ces deux affaires, la France, qui, conformément à sa vocation, aurait pu tenir un rôle singulier, a seulement joué le caniche qui suit le gros chien, jusque dans ses pires égarements.

Roland HUREAUX