Les grandes illusions

Source [Gabrielle Vialla pour Liberté Politique] Cet article fait partie du dossier "Y aura-t-il un monde d'après ?" figurant dans le dernier numéro de la revue Liberté politique.

Sur un fond de confiance excessive, de désinvolture et d’amateurisme, la gestion de la pandémie mondiale par nos dirigeants a créé un terrible précédent, aggravant les travers dramatiques déjà pris par nos sociétés. L’Eglise catholique ne sort pas indemne de ce bouleversement, qui a révélé ses faiblesses et la hiérarchie abîmée de ses priorités.

La grande illusion est le titre d’un chef d’œuvre cinématographique de Jean Renoir. L’action se passe dans une prison lors de la Première Guerre mondiale. L’officier français, joué par Pierre Fresnay, révèle l’état d’esprit qui a prévalu et permis ce désastre pour l’Europe : « En espérant que c’est la dernière guerre ». L’officier allemand répond sobrement : « Ah ! tu te fais des illusions ». Le spectateur français s’identifiant naturellement à l’officier de son camp, connaissant dorénavant la suite tragique du destin de son pays, perçoit la charge sans concession du réalisateur face à la sur-confiance, la désinvolture avec laquelle les personnes ayant autorité peuvent s’aveugler sur le bien-fondé de leurs décisions et créer de dramatiques précédents. Si l’analogie entre la guerre et une pandémie virale est discutable à bien des égards, en revanche, ce titre que je mets au pluriel, Les grandes illusions, résume parfaitement mon propos.

À partir de modélisations critiquables, grâce aux moyens de communication modernes, d’internet, les gouvernements ont imposé une gestion inédite d’un phénomène terrible mais connu dans l’histoire – une épidémie. L’Église catholique s’est elle-même retrouvée entraînée dans le confinement, situation inconnue à cette échelle. Impréparés, la hiérarchie cléricale et les catholiques se sont adaptés, révélant ainsi bien souvent les paradigmes de leur pensée et leurs véritables priorités. Les conséquences positives furent immédiatement relevées et mises en lumière : nombreuses catéchèses, instructions « en ligne », messes « en live », possibilité de recevoir l’extrême-onction, continuité des enterrements, continuité des œuvres sociales – distribution des repas, appels à « rester en contact » avec les personnes âgées et isolées, services d’écoute en ligne auprès de publics divers, confection de masques, blouses, divers services dans l’accueil hospitalier... Beaucoup ont témoigné pour leur famille de moments privilégiés d’échanges et de prières.

D’autres conséquences ne firent pas l’objet d’une même publicité sympathique sur les réseaux sociaux : privation de l’Eucharistie pour l’immense majorité des fidèles pendant de longues semaines, dont les jours saints, dans une grande partie du monde, isolement des malades et des souffrants, arrêt des baptêmes, confirmations, mariages, mais aussi abandons de très nombreuses personnes âgées et mourants par peur, lâcheté ou par soumission à une réelle dictature administrative, isolement de la vie contemplative avec la fermeture des hôtelleries, voire des abbatiales. Dans un premier temps ou dans un certain nombre de lieux, il y eut la fermeture des églises, l’impossibilité de rencontrer un prêtre « en vrai », de se confesser, ou de communier. Certaines de ces dispositions étant imposées par le gouvernement, d’autres par les préfets, d’autres par la hiérarchie catholique, d’autres enfin par l’initiative personnelle du clergé local ou des laïcs.

Comment a-t-on pu en arriver là ? Est-ce un précédent inéluctable pour la prochaine vague, la prochaine épidémie, voire pour la grippe saisonnière ?

 

À la faveur du confinement, on a entendu de nombreuses justifications théologiques sur la privation de la participation à la messe du dimanche des fidèles, ainsi que sur la privation de la communion en dehors de la messe. La réalité de la nécessaire vie sacramentelle pour un catholique fut mise sous silence, et « la créativité » orientée surtout vers le numérique. Pourtant, le père Léthel donne dans son ouvrage La blessure eucharistique[1], de nombreux exemples de l’habituel courage catholique dans les circonstances extrêmes (camps de concentration nazis, emprisonnement au Vietnam…) où la créativité et le courage furent au service du don réel de l’Eucharistie à ceux qui souffrent. Il donne cet exemple du Vénérable cardinal vietnamien François-Xavier Nguyen Van Thuân, qui est resté treize ans en prison, lors de la persécution communiste : « Il a réussi à célébrer l'Eucharistie chaque jour dans les conditions les plus extrêmes, avec trois gouttes de vin dans la paume d'une main, une petite hostie dans l'autre, en conservant continuellement une hostie consacrée dans la poche de sa chemise. Pour un autre prêtre prisonnier, il avait fabriqué une bague avec le fer d'une boîte de conserves, qui était un "mini-tabernacle" contenant un fragment d'hostie consacrée. Aux catholiques prisonniers, il donnait une réserve d'hosties consacrée dans des paquets de cigarettes pour qu'ils pussent continuer à vivre l'adoration et la communion. Pendant cette période de persécution les évêques vietnamiens avaient donné aux laïcs engagés la permission de garder l'Eucharistie pour la porter dans les zones où les prêtres ne pouvaient pas pénétrer. Dans une de ses prières écrites en prison, Mgr Van Thuan disait à Jésus Eucharistie : "Je te porte avec moi jour et nuit". Cette proximité continuelle de Jésus Eucharistie le soutenait, l'aidait à pardonner et à aimer héroïquement ses ennemis, à tel point que ses gardiens communistes devenaient souvent ses amis ! Il affirmait :  "Ma seule force est l’Eucharistie". »

Cette créativité se trouve aussi dans une tradition plus ancienne. Ainsi, Françoise Bouchard raconte un épisode de la vie de sainte Jeanne de Chantal[2]. Afin qu’une pauvre femme atteinte d’un chancre réputé contagieux lui dévorant le visage puisse communier, la sainte fit fabriquer une pince en argent. Le prêtre put ainsi introduire la Sainte Hostie sans risquer de toucher la malheureuse. Cet exemple est intéressant à plusieurs points. Tout d’abord l’initiative est prise par une femme, alors simple laïque. Dans ce cas comme pour le Covid-19, la malheureuse était placée en isolement car elle était contagieuse ; la bien-pensance générale estimait, de plus, que cette femme pouvait être privée de messe et de communion. On conseilla enfin à la baronne de Chantal de s’éloigner d’elle afin de ne pas contaminer ses propres enfants, puisqu’elle-même semblait mépriser sa santé. Un argument similaire fut largement donné pour le Covid : ceux qui accepteraient de « se sacrifier » pouvaient tout de même porter préjudice en diffusant la maladie sans le savoir ; ils devaient donc impérativement s’en abstenir. La démarche de la sainte française fut tenace car elle n’abandonna pas face à ses détracteurs amicaux et familiaux. Elle fut créative et la plus respectueuse possible envers l’Eucharistie car on fit appel à un orfèvre. L’Église a finalement reconnu dans cet acte la charité de Jeanne de Chantal.

Que la réglementation étatiste sanitaire et hygiéniste ait rendu possible d’aller chercher une crème hydratante à la pharmacie, ou du bon vin chez le caviste, mais que l’on ait largement interdit de donner la communion aux fidèles, que très peu de prêtres et évêques aient permis avec la prudence, la distanciation nécessaire, etc., la présence de quelques fidèles à leur messe, qu’on ait largement refusé aux fidèles la communion en dehors de la messe, voilà des faits avérés. Non seulement la majorité des prêtres et des fidèles se sont laissé entraîner à sur-interpréter les règles hygiénistes lorsqu’elles étaient manifestement disproportionnées, mais le plus désolant pour l’avenir est que très peu se sont interrogés sur de possibles surenchères et lâchetés personnelles ou collectives, voire de possibles abus de pouvoir. Le travail de la raison fut nié. Seules l’émotion et une conception restreinte de l’obéissance furent tolérées. Pourtant nous avons à relire ce temps récent pour réagir avec foi collectivement, au cas où ce type d’épreuve nous toucherait à nouveau. Nous devons aussi prendre conscience que certains tirent de cette « catéchèse du confinement » viciée une certaine cohérence, qui peut laisser de profondes conséquences. Ainsi Anne Soupa, qui a présenté très médiatiquement sa candidature à l’archevêché de Lyon, explique sobrement mais avec une implacable logique : « Les sacrements, ce n’est pas le tout de la vie chrétienne. On peut vivre en chrétien sans ces sacrements, on l’a vu pendant le confinement. »

On a largement préféré voir dans cette candidature une réclamation fantaisiste plutôt qu’une réponse de la bergère au berger. Pourtant, si l’autorité utilise toutes sortes de manipulation du langage pour faire accepter les normes gouvernementales, elle doit s’attendre à des réactions de même type en retour. Examinons quelques éléments de langage largement donnés par des autorités cléricales.

[1] François-Marie Léthel, o.c.d, La blessure eucharistique, 02/05/2020, gratuit sur internet.

[2] Françoise Bouchard, Sainte Jeanne de Chantal ou La puissance d'aimer, Éditions Salvator, 2004.

 

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