Albert Camus : « L'opposition est irréductible entre la révolte et les acquis de la révolte »

Le ciel gronde sur la vie politique française. Inexorablement, le peuple bascule dans la révolte aux partis de gouvernement crispés sur leurs intérêts oligarchiques. Outre les signes qui le montrent, c’est plutôt les contradictions que porte cette révolte qui nous intéressent aujourd’hui. L’enjeu ? Ne pas se tromper sur les moyens de recouvrer la véritable liberté politique, reflet de celle qui habite irréductiblement le cœur de tout homme.

DEUX ANS APRES l’apparition des Veilleurs, révolte populaire ayant fait le choix difficile de la charité, la lecture d’Albert Camus éclaire parfaitement les dilemmes auxquels il a fallu faire face pour établir cette nouvelle forme de résistance. Aujourd’hui, c’est celle qui dure encore, au sein d’une centaine de veillées par mois, pour interpeller des passants lobotomisés par le pouvoir de l’image et de l’information. Les « antinomies apparemment insolubles de la révolte dont les deux modèles sont, en politique, d’une part l’opposition de la violence et de la non-violence et d’autre part celle de la justice et de la liberté », ne sont-elles pas réunies, enfin, par l’expérience de la Veillée ?

Axel Rokvam

 

LA REVOLTE, AVEC DIEU OU L'EPEE

« Si je renonce à faire respecter l'identité humaine, j'abdique devant celui qui opprime, je renonce à la révolte et retourne à un consentement nihiliste. Le nihilisme alors se fait conservateur.

Si j'exige que cette identité soit reconnue pour être, je m'engage dans une action qui, pour réussir, suppose un cynisme de la violence, et nie cette identité et la révolte elle-même.

En élargissant encore la contradiction, si l'unité du monde ne peut lui venir d'en haut, l'homme doit la construire à sa hauteur, dans l'histoire. L'histoire, sans valeur qui la transfigure, est régie par la loi de l'efficacité. Le matérialisme historique, le déterminisme, la violence, la négation de toute liberté qui n'aille pas dans le sens de l'efficacité, le monde du courage et du silence sont les conséquences les plus légitimes d'une pure philosophie de l'histoire. Seule, dans le monde d'aujourd'hui, une philosophie de l'éternité peut justifier la non-violence. À l'historicité absolue elle objectera la création de l'histoire, à la situation historique elle demandera son origine.

Pour finir, consacrant alors l'injustice, elle remettra à Dieu le soin de la justice. Aussi bien, ses réponses, à leur tour, exigeront la foi. On lui objectera le mal, et le paradoxe d'un Dieu tout-puissant et malfaisant, ou bienfaisant et stérile. Le choix restera ouvert entre la grâce et l'histoire, Dieu ou l'épée. […]

Une opposition irréductible entre la révolte et les acquisitions de la révolution

Ainsi encore de la justice et de la liberté. Ces deux exigences sont déjà au principe du mouvement de révolte, et on les retrouve dans l'élan révolutionnaire. L'histoire des révolutions montre cependant qu'elles entrent presque toujours en conflit comme si leurs exigences mutuelles se trouvaient inconciliables.

La liberté absolue, c'est le droit pour le plus fort de dominer. Elle maintient donc les conflits qui profitent à l'injustice.

La justice absolue passe par la suppression de toute contradiction : elle détruit la liberté.

La révolution pour la justice, par la liberté, finit par les dresser l'une contre l'autre. Il y a ainsi dans chaque révolution, une fois liquidée la caste qui dominait jusque-là, une étape où elle suscite elle-même un mouvement de révolte qui indique ses limites et annonce ses chances d'échec. La révolution se propose, d'abord, de satisfaire l'esprit de révolte qui lui a donné naissance ; elle s'oblige à le nier, ensuite, pour mieux s'affirmer elle-même. Il y a, semble-t-il, une opposition irréductible entre le mouvement de la révolte et les acquisitions de la révolution.

 

Albert Camus,
L'Homme révolté V, « Révolte et meurtre », p.357-359.