Dix ans après, l’actualité de la doctrine sociale selon Jean-Paul II

L’Église universelle commémore ce 2 avril le dixième anniversaire du retour à Dieu de saint Jean-Paul II. L’économiste Jean-Yves Naudet rend hommage à son prophétisme. Le vainqueur du « socialisme réel » a renouvelé la pensée sociale de l’Église en l’enracinant dans une anthropologie à la hauteur des défis contemporains.

DIX ANS APRES la mort de Jean-Paul II, on mesure l’ampleur de son apport à la doctrine sociale de l’Église et le caractère prophétique de ses mises en garde. Un enseignement qui s’adresse à « tous les hommes de bonne volonté », car il s’appuie certes sur la foi, mais aussi sur la raison.

Il se situe dans la droite ligne des enseignements de ses prédécesseurs, depuis Léon XIII et Rerum novarum (1891), et ses successeurs, Benoît XVI et François, chacun avec son style propre, se situent aussi dans la même ligne : le monde change, des défis nouveaux apparaissent (François rédige une encyclique sur les questions écologiques), mais les principes restent, car ils « appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Église » (CA § 3). 

La clef de voûte, qui sert de guide « à toute la doctrine sociale de l’Église » et qui permet de juger toutes les situations, tous les systèmes, « c’est la juste conception de la personne humaine, de sa valeur unique » et donc de sa « dignité incomparable » (CA § 11).

Jean-Paul II, désormais reconnu saint par l’Église, a fait progresser la réflexion de l’Église, particulièrement sur les questions économiques, grâce à trois encycliques sociales, sur le travail (Laborem exercens, 1981), sur le développement (Sollicitudo rei socialis, 1987) et à l’occasion du centenaire de Rerum novarum (Centesimus annus, 1991).

À la racine du mal

Sur le plan économique, cette dernière encyclique marque le sommet de son enseignement, car il s’agit de la première encyclique post-communiste : le système socialiste s’est effondré ; que penser du capitalisme qui semble s’imposer ? Comme l’avait dit un cardinal français, après avoir donné l’extrême-onction au marxisme, Jean-Paul II allait-il baptiser le capitalisme ?

Concernant le système qu’il appelait du « socialisme réel », non seulement il le condamnait comme ses prédécesseurs, mais il allait à la racine du mal, en indiquant « que l’erreur fondamentale du “socialisme” est de caractère anthropologique », et que ce « socialisme réel » niait « la personnalité de la société » et « la personnalité de l’individu » (CA § 13).

La liberté des corps intermédiaires

C’était aller à l’essentiel, car si chaque homme est unique, créé à l’image de Dieu, donc créateur lui-même, (« la personnalité de l’individu »), il est aussi une personne, s’épanouissant au contact des autres dans des « groupes intermédiaires, de la famille aux groupes économiques, sociaux, politiques et culturels » qui doivent avoir tous « leur autonomie propre », constituant ce qu’on appelle chez Tocqueville « la société civile ».

Cette insistance sur « les corps intermédiaires » permet de sortir par le haut des impasses des débats entre individualisme et collectivisme, car « le caractère social de l’homme ne s’épuise pas dans l’État ». D’où son insistance sur la famille, les associations, mais aussi les groupes économiques comme les entreprises.

On mesure ici le poids de la chute du mur de Berlin et l’aveuglement de ceux qui voulaient faire disparaître « le concept de personne comme sujet autonome de décision morale » en détruisant sa liberté au profit du « tout-État », au lieu de laisser l’homme s’épanouir dans des communautés naturelles (la famille) ou de création humaine.

Orienter le marché vers le bien commun

En matière de morale économique, par le jugement qu’il porte sur l’économie de marché, il éclaire les débats actuels sur la crise. De ce point de vue, le chapitre IV de Centesimus annus est une synthèse remarquable ; son titre, « la propriété privée et la destination universelle des biens », montre comment les principes du marché sont acceptés, mais doivent être orientés au service du bien commun.

Le marché est reconnu comme « l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins » (CA § 34), mais Jean-Paul II se montre prophétique quand il rappelle aussi les limites morales du marché et en particulier l’existence « de biens qui, en raison de leur nature, ne peuvent ni ne doivent être vendus ou achetés « (CA § 40).

En outre, au-delà de « la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité », mettant ainsi l’accent sur la solidarité avec les plus démunis, si chers aujourd’hui au pape François.

Les conditions de l’économie libre

S’il avait été plus écouté, nous aurions sans doute évité bien des aspects de la crise actuelle, car en reconnaissant la légitimité de l’entreprise, du marché, de la propriété privée, de la libre créativité humaine, donc de « l’économie libre », il rappelait les conditions impératives de son bon fonctionnement : un « contexte juridique ferme » et une éthique (CA § 42). Faute de respecter ces trois éléments indissociables, le monde court à sa perte.

L’essentiel du message tient dans le rappel de la nouveauté radicale de l’Évangile. Affirmer qu’il « n’est pas mauvais de vivre mieux », tout en critiquant les excès du matérialisme consumériste, ne fait que rendre actuelle la phrase de Jésus : « L’homme ne vit pas seulement de pain ».

Dix ans après la mort de Jean-Paul II, François ne tient pas un autre discours, quand il nous appelle à la solidarité (« le pain » pour tous), mais aussi au refus du matérialisme.

 

Jean-Yves Naudet est professeur à l’Université d’Aix-Marseille, président de l’Association des économistes catholiques (AEC), auteur de La doctrine sociale de l’Église, une éthique économique pour notre temps (Presses universitaires d’Aix-Marseille).

 

 

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