Comment casser la machine à broyer notre identité (I/VI)

La théorie postmoderne de la justice constitue la première machine à broyer toute dignité humaine et toute justice, ainsi que toute identité civilisée. Elle est le principe de légitimité de la barbarie libertaire [1]. Pour ouvrir cette réflexion sur cette inversion de la justice, l’auteur montre tout d’abord comment la non-discrimination est devenue une discrimination.

La plus célèbre théorie postmoderne de la justice est celle du philosophe américain John Rawls [2]. Elle peut se résumer en trois points :

1/ Une société libre ne peut pas avoir de doctrine commune ni métaphysique, ni morale, au sujet du bien.

En effet, cette vérité du bien serait intolérante, totalitaire, discriminante entre les « identités [3] ». Il faut donc rester neutre entre des « conceptions du bien » (= neutralité axiologique), qu’on réputera purement privées, et donc tolérer, en théorie et aussi dans la pratique sociale, toutes les actions dont la tolérance pratique est impliquée par la neutralité axiologique.

2/ On ne peut pas en rester au premier point, autrement tout serait permis.

Le libertarisme des opinions nous aurait menés au libertarisme total des actions et nous serions donc reconduits à l’état de nature, c’est‑à-dire à la loi du plus fort, et il n’y aurait plus de justice.

Un principe objectif de limitation de l’arbitraire est donc nécessaire.

Malheureusement, des formules du genre : « La liberté de l’un s’arrête où finit celle de l’autre » n’ont aucune utilité dans la plupart des cas litigieux, à savoir quand ces libertés sont en désaccord précisément sur la fixation de cette frontière ; en outre, elles sont valables aussi bien dans l’état de guerre [4].

3/ En conclusion, il faut, dans une société libre, malgré la neutralité axiologique sur les valeurs, une règle de justice, à la fois « objective » et non liée au « bien », fournissant l’art de vivre en paix malgré les désaccords sur « le bien ».

Il ne faut donc pas, selon Rawls, une règle de justice fondée religieusement, ou métaphysiquement, voire anthropologiquement (en Dieu, en Nature ou en Raison), ni comportant des contenus qui impliqueraient la référence à un tel Fondement ou à une idée de l’Homme. Autrement nous contredirions la première prémisse.

Mais il faut cependant une règle objective. L’indispensable objectivité de cette règle de justice ne doit donc pas, estime Rawls, dériver de l’objectivité de l’idée du bien ou de l’objectivité du Fondement – celui-ci ne fût-il rien de plus qu’une Raison humaine-transcendantale.

Le problème est-il insoluble ?

Rawls pense que non, car à partir de l’idée d’impartialité-neutralité, nous pourrions identifier, pense-t‑il, des règles vraiment objectives, au sens d’indépendantes de tout intérêt particulier, de tout favoritisme ou partialité, mais qui ne seraient toutefois pas solidaires d’une « conception du bien ».

Pour remplacer l’indésirable culture substantielle de référence, à ses yeux toujours potentiellement totalitaire, il existerait une procédure de référence, dite du « voile d’ignorance », qui fournirait le moyen de déterminer une justice impartiale, une loi morale-politique à la fois objective et non totalitaire, appropriée à une cité libre.

Voici la solution : c’est la fameuse procédure de Rawls, baptisée « décision sous voile d’ignorance ». 

Lorsqu’il faut décider (effectuer un choix public), la bonne méthode serait de faire la loi en imaginant qu’on ne sait pas qui on est. Elle serait donc de nous placer au point de vue d’un individu ne connaissant pas sa propre identité. Car, aussi égoïste et partial que puisse être cet individu sans identité, il aura probablement peur de se faire tort en posant une loi qui brimerait l’une ou l’autre des identités, celle qui pourrait bien s’avérer être la sienne en réalité.

Si l’on applique cette procédure, il n’y aura plus de risque de totalitarisme et toutes les identités du monde pourront vivre en paix [5] grâce à une loi fondamentale aussi objective que la loi naturelle, mais détachée de toute identité et fondée seulement sur la double peur de l’état de nature et du totalitarisme.

Rawls essaye, en somme, de former une idée de la justice, qui conjuguerait deux ensembles de caractéristiques normalement incompatibles :

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1/ objective et transcendante, c’est‑à-dire située au-dessus des individus et des groupes, nullement sujette à leur arbitraire – comme les lois célestes de la malheureuse Antigone [6], ou la loi naturelle d’Aristote [7] ;

2/ purement humaine et ne transcendant en rien les individus, pas même sous forme d’une raison humaine-transcendantale.

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Cette solution vise à surmonter à la fois l’anarchie de l’état de nature, de type plutôt hobbésien, résultant du subjectivisme arbitraire, et le totalitarisme, censé résulter forcément de la reconnaissance publique d’une idée commune et substantielle du Bien, de l’Homme, de Dieu, etc.

Le raisonnement de Rawls semble à première vue aussi facile que convaincant, mais il appelle plusieurs observations critiques.

L’art de la paix, hélas, est plus subtil et difficile qu’il ne le croit.

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Contrairement aux intentions de son inventeur, tout ce système commence par la tolérance et finit par l’intolérance (§2).

Il commence par le libéralisme éthique et finit par l’ordre moral à rebours (§3).

Il commence par une sensibilité démocratique et finit par l’autoritarisme (§6).

Avant cela, nous nous demanderons s’il y a place toutefois pour une généralisation de cette théorie de la justice, qui lui éviterait de n’être qu’une imposture (§4)

Et, même, de dégénérer dans les faits en « doctrine injuste de la justice » (§5).

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Henri Hude est philosophe, ancien élève de l’ENS, directeur du Pôle Ethique des Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Dernier livre paru : La Force de la liberté (Economica).

 

Prochain article :
Comment la tolérance se transforme en intolérance.

 

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[1] Le texte complet dont cette note est extraite se trouve dans La Force de la liberté, Economica, 2012, ch.10.
[2] John Rawls, A Theory of Justice (1971), Harvard University Press, revised edition, 3d printing, 2000. Rawls était personnellement honnête et trop lié à la culture substantielle des États-Unis, pour imaginer à quoi pouvait aboutir son système, une fois cette culture trop décapée et son propre système extrait du contexte où il avait trouvé naissance.
[3] Sur les problèmes du multiculturalisme et de l’identité, et sur la difficile définition de l’« identité », voir « Forum », José V. Bonet et Alessandro Ferrara, dans Francesco Botturi et Francesco Totaro, Universalismo ed etica pubblica, Vita e pensiero, Milano, 2006, p. 137-153.
[4] Ceci est expliqué en détail dans le chapitre 6 de La force de la liberté, p.81-96.
[5]  Sur la coexistence entre les cultures au sein d’une société qui ne renonce pas à l’universalisme, voir (pour ceux qui lisent l’italien) l’excellent Francesco Botturi, « Universalismo e multiculturalismo », dans Francesco Botturi et Francesco Totaro, op. cit., p. 113-136.
[6] Sophocle, Antigone, vers 450-460.
[7] Aristote, Rhétorique, Livre I, chap. 13.