Européennes : la faute de notre classe dirigeante

L’élection de nouveaux députés au Parlement européen, dimanche dernier, a soulevé une houle de commentaires indignés. Leur objet a été la percée victorieuse du Front national. À qui la faute ?

Les « partis de gouvernement » ont dénoncé le programme « europhobe » du mouvement d’extrême-droite et stigmatisé son projet « d’une France barricadée dans ses frontières, apeurée et rétrograde ». Les termes sont d’Alain Juppé mais ils auraient pu être prononcés par François Bayrou ou Manuel Valls.

Notre classe dirigeante est unanime pour condamner le parti de Marine Le Pen. Elle le fait d’autant plus fermement qu’elle a la certitude de défendre le bien contre le mal. Elle a la conscience pure.

Les lecteurs de Liberté politique sont trop attachés à leur indépendance de pensée pour accepter sans examen ce dualisme élémentaire. Je propose de contribuer ci-après à leur réflexion en montrant que les progrès électoraux  du Front national ont pour cause principale les errements de notre élite.

Terre promise

Depuis un quart de siècle, la classe dirigeante de notre pays est emportée par une croyance toute puissante : on l’appelle « l’espérance européenne ». Elle se définit  comme la conviction que tous les peuples de notre continent, à l’exception de la Russie, sont appelés à former bientôt un seul peuple avec des lois, des mœurs et un gouvernement communs.

Nous devons tout faire pour progresser sur la voie d’une « union toujours plus étroite » qui nous fera découvrir les deux bienfaits principaux de l’Europe unie : une « démocratie plus approfondie » et une « prospérité plus grande » dont jouiront « tous les habitants de l’Europe, y compris les plus fragiles et les plus démunis ». Je cite les promesses contenues dans le préambule de la « Constitution européenne ».

En pratique, nos élites nous ont fait franchir plusieurs étapes vers la terre promise : le marché unique et les accords de Schengen en sont des exemples. Nous allons arrêter notre attention sur deux autres qui sont particulièrement d’actualité : l’élection d’un parlement européen au suffrage universel et la monnaie unique.

 La démocratie contournée

Dans un cas comme dans l’autre, la réalité obéit mal aux promesses de l’espérance européenne. Un tiers de siècle après son installation, le Parlement de Strasbourg apparaît de plus en plus comme une institution artificielle. Il est incapable de remplir sa mission qui est de remédier au « déficit démocratique » dont la bureaucratie de Bruxelles est affligée. Une majorité grandissante d’électeurs se désintéresse de son sort. Le scrutin de dimanche dernier l’a confirmé.

Curieusement, cet échec retentissant ne semble pas troubler notre classe dirigeante. Aucun de ses représentants n’en a soufflé mot.

De façon générale, on peut se demander si le projet européen est compatible avec la démocratie. Nous, Français, avons vécu une expérience étonnante. Le suffrage universel a opposé en 2005 un non clair à la constitution européenne mais nos élites se sont empressées de contourner le verdict populaire. La marche vers une union plus étroite a continué comme s’il ne s’était rien passé. Un abîme se creuse entre l’épanouissement démocratique annoncé et la réalité des mesures prises. Mais notre élite ne semble pas le voir.

Prospérité pour les puissants

Il est vrai qu’une autre contradiction, plus pressante et plus visible, mobilise toutes ses forces. Il y a quinze ans, la naissance de la monnaie unique avait été saluée par elle comme une étape décisive vers la « prospérité plus grande »  de notre continent. Nous entrions dans une ère de croissance forte et stable dont tous les habitants de l’Europe bénéficieraient également.

Aujourd’hui l’euro apparaît comme un piège dans lequel sont pris la majorité de nos peuples, y compris les Français. Il a d’abord agi comme un tentateur qui poussait aux dépenses les plus extravagantes, notamment dans les pays du sud. Puis il s’est brutalement mué en tyran qui exige de nous toujours plus de compression salariale et d’austérité fiscale.

Qui plus est, il faut payer les abus des plus puissants par les plus faibles. Nous sommes loin des promesses de « prospérité partagée par tous y compris les plus fragiles et les plus démunis ». Mais qui, dans notre classe dirigeante, a, dimanche soir, avoué être troublé par cette tragique contradiction ? Personne.

Une foi intouchable

Demandons-nous pourquoi. La réponse est simple : « l’espérance européenne » n’est pas le fruit d’un projet rationnel mais celui d’une foi séculière. Il est blasphématoire de la soumettre à l’analyse. Elle est juste en elle-même. Notre classe dirigeante communie dans cette croyance. C’est pourquoi elle voit les démentis de la réalité comme des épreuves pour la solidité de sa foi et rien d’autre.

Le scrutin du 25 mai n’a pas suscité sa réflexion ; il l’a raidi dans ses convictions. Le discours de François Hollande en a été la manifestation la plus frappante.

Au long de la grande marche vers « l’espérance européenne », des hommes politiques de qualité ont émis des doutes sur le bien-fondé du projet. Ils ont proposé d’autres mesures, qui auraient renforcé la solidarité entre peuples de l’Europe sans tomber dans les contradictions de l’idéologie en question. Leurs critiques ont été considérées non pas comme des sujets à débattre mais comme des outrages qu’il fallait condamner.

Ils ont tous été excommuniés c’est à dire repoussés et marginalisés hors de notre classe dirigeante. Qu’ils aient été de droite, du centre ou de gauche, qu’ils se soient appelés Seguin, Villiers ou Chevènement, tous ont fini dans l’isolement.

L’intolérance a un coût

L’intolérance de notre élite a un coût, qui commence d’apparaître en pleine lumière. Puisqu’il n’y a plus, dans ses rangs, de dirigeant modéré qui exprime le malaise populaire, c’est vers l’extrême-droite que se porte le courant de plus en plus puissant des refus et des inquiétudes.

C’est l’arrogance de notre classe dirigeante qui fait la force du Front national.  Pour notre malheur, ce qu’elle a dit dimanche soir par la bouche de Juppé, Bayrou ou Hollande, montre qu’elle continue de choisir les dogmes de son idéologie contre les exigences de la réalité. Notre pays va s’enfoncer de plus en plus dans d’insupportables contradictions.

 

Michel Pinton est ancien député au Parlement européen.         

 

 

Sur ce sujet :
 Notre dossier L’Europe que nous voulons

 

 

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